Créé le: 18.02.2025
11
0
0
Monologue des Orcades (version longue de « Poussière »
Une île de l'Archipel des Orcades, en Ecosse.
Elle s'y réfugie.
Dans son sac, l'urne contenant les cendres de sa fille.
Elle marche seule, tous les jours.
Elle parle à l'homme aux clés de la maison rose, aux moutons, aux mouettes, aux phoques, et à Truc, un chien de l'île qui campe devant sa porte.
Reprendre la lecture
MONOLOGUE DES ORCADES
(version longue)
Béatrice Anselmo
« La vie n’appartient pas toujours aux choses sereines »
Germaine Richier
« Tout va dans un même lieu ; tout a été fait de la poussière, et tout retourne à la poussière. »
Ecclésiaste 3 : 20
On va rester ici.
Pour un temps.
Toutes les deux.
Toi et moi.
Jusqu’à ce qu’on oublie de compter les jours.
Que le temps qui passe nous oublie.
Ici, où il n’y a rien.
Il dit en me donnant la clé, c’est la maison rose parce que les murs sont roses. Il faudra payer l’eau et l’électricité et le chauffage qui est aussi électrique parce que, sur l’île, il n’y a pas de gaz, juste l’électricité. Certains ont installé des éoliennes pour leur consommation personnelle, vous les verrez en vous promenant, pas aujourd’hui parce qu’aujourd’hui tout est gris, on n’y voit rien, même pas la silhouette d’une éolienne à quelques mètres.
Ça me convient de ne rien voir. Vu que dans ma vie je n’y vois plus grand-chose.
Je voudrais qu’il parte maintenant que j’ai les clés, qu’il nous laisse tranquille. Je veux entendre le silence. C’est ce que je viens chercher, le silence, pour écouter ta voix dans ma tête.
Me mettre en repos des bruits du monde.
Être là avec toi.
– Vous devrez partir dans six mois exactement. Vous êtes toujours d’accord ? Le gardien de la réserve viendra compter les oiseaux migrateurs dans six mois, il restera jusqu’à la fin de l’été, vous pourrez revenir après si vous voulez.
C’est d’accord.
Six mois c’est loin.
J’irai marcher, on se parlera, j’essaierai d’écrire, trouver les mots qui ordonneront le chaos dans ma tête.
Et puis te laisser partir.
S’il le faut, je traverserai l’automne, le début de l’hiver, Noël et Nouvel An que je n’ai jamais aimé, sauf quand tu étais toute petite, que tes yeux brillaient si fort.
Ici avec toi ce sera bien.
Juste toi et moi.
Qui veut passer les fêtes au bout du monde dans le froid et le vent ?
– Il faudra faire attention à partir du bout de la route, la réserve commence avec les oiseaux qui nichent dans la lande un peu partout, vous devez rester sur le sentier du littoral, plus vous montez vers le nord, plus la côte devient falaise, ici le vent est fort, il pourrait vous emporter.
Je veux qu’il parte, besoin qu’il me laisse avant que ma tête éclate, que ma vue se brouille, ou me donne à voir cette myriade de mosaïques partout autour de moi et qui me fait penser qu’un AVC me tombera dessus un jour.
Pas maintenant, pas encore le moment, je dois m’occuper de toi d’abord.
Ici à l’écart avec toi loin du bruit des autres leurs appels encore toujours presque chaque jour.
Marcher dans la lande.
Toi et moi.
Je te porte sur mes épaules.
Je porte ma grande fille sur mes épaules.
Dans un vase.
Tu es lourde.
Pas toi.
Le vase qui te contient.
Pas un seul arbre.
Le sol dégorge une eau noire.
Couleur tourbe.
Après quelques mètres, chaussures imbibées, pieds trempées.
Chaque pas comme une ventouse.
Ça y est, tu la vois, la mer.
Celle du Nord.
Nuances de gris pour une palette de peintre.
Personne sur la plage.
Un point noir, tête de phoque.
Quand on s’approche au bord de l’eau, il plonge pour réapparaître quelques mètres plus loin.
Tu aimerais jouer avec lui.
Il te suivrait en remontant la plage jusqu’à l’avancée de rochers.
Autres phoques allongés nonchalamment.
Quelques blancs plus petits.
Certains nous observent.
D’autres s’en fichent.
Le vent siffle.
Les mouettes crient.
Si fort.
Toute la nuit,
J’écoute le vent hurler,
Les volets claquer.
À l’aube, on se met en marche.
Dans mon sac une bouteille d’eau et un bouquin, toujours avoir un bouquin, happer la pensée, te raconter des histoires, et deux pinces à linge, quand il y a du vent, c’est mieux d’attacher les pages du livre qu’on lit, un jour tu te souviens, on a vu un type sur une plage de la Méditerranée soufflée par le mistral, il avait deux pinces à linge en plastique qui tenaient les pages ensemble, celles de droite et celles de gauche, tu as voulu faire pareil, partout en extérieur, deux pinces à linges roses pour les pages de tes livres.
Faire le tour de l’île.
Par l’est, côté soleil.
À peine cent mètres après la route,
Pieds déjà trempés.
J’avais oublié.
Tu sais que je suis venue ici il y a vingt ans.
Bien sûr tu sais.
Quelques lignes dans un guide touristique mentionnait le nord des Orcades, un bout du monde préservé, accueillant.
J’avais adoré.
Je t’avais promis qu’un jour.
Pas eu le temps.
Continuer de marcher jusqu’à ce que la température de mon corps réchauffe l’eau à l’intérieur de mes chaussures.
Plus tard trouver des bottes.
Au loin, une forme couleur blanc sale, pas gris.
Tu vois comme moi ?
Un mouton.
À l’écart.
Il ne bouge pas.
Couché, la tête droite.
Loin des autres.
Pas un mouvement.
Tu crois qu’il est en vie ?
On le dérange peut-être.
Bonjour l’ami.
Tu sembles si vieux,
Au seuil de la mort,
Corps décharné.
Tu es venu jusque là, c’est dans la nature des choses, l’ami, tu es beau, tu es fort, tu es grave, tu es digne, tu lâches, on te regarde mourir, on ne se sent pas de trop.
Il nous dit des choses, comme une vibration d’âme à âme qui appartiennent à un grand tout.
parle, hurle, réponds, dis, sussure, questionne, ajoute, réplique, conteste, raconte, évoque, remémore, chuchote, rappelle, argumente, crie, revendique, répète, invoque, insiste, interpelle, redis, encore
Une heure plus tard, au même endroit.
Corps orienté à l’opposé.
Toujours immobile.
Comme si quelqu’un l’avait soulevé pour lui permettre un autre point de vue.
Laisse faire, même ici on meurt seul, paquet d’os et de chair qui retournera à la terre ou à la mer, parce que d’où tu es, en bord de plage, il suffira d’une tempête pour t’emporter et te dissoudre.
Tu vois, il sait.
Je n’ai rien à lui dire de la vie et de la mort, c’est moi qui dois apprendre de lui.
Apprendre de toi.
Est-ce qu’un jour je saurai me mettre dans un coin, attendre la fin du souffle, laisser filer le dernier expir quand c’est l’heure.
Est-ce qu’on peut faire l’économie de l’angoisse.
Ne me dis rien.
Je ne veux pas savoir.
Pas maintenant.
Pas prête.
Je t’ai vue morte, teint jaune, visage reposé.
Vingt ans à peine.
Je ne comprends pas.
Comment tu as pu tomber.
Ta tête qui cogne.
– Elle a dû s’allonger puis s’endormir, traumatisme crânien a dit le légiste.
Est-ce que tu pourras me dire comment pourquoi comment pourquoi comment pourquoi.
Quand on m’a rendu toi, t’a rendu à moi, toi, là,
Je ne t’ai pas reconnue.
Je n’avais pas pensé à refuser le maquillage.
J’avais donné ta robe de dentelle noire.
J’ai déposé sur le linceul le tissu bariolé qui recouvrait ton lit.
Quelques heures encore seule avec toi.
Et puis la fermeture.
J’ai déposé une photo sur la boîte qui t’emprisonne.
Après l’enterrement où je n’ai vu personne, je suis partie.
Je t’ai emportée, dans une boîte.
Un vase.
Ils disent une urne.
Tu aurais dit quoi.
Vase urne boîte
Urne boîte vase
Boîte urne vase.
Tombeau.
Deux avions, un bateau.
Je suis venue ici pour la solitude avec toi.
Écouter le temps présent, regretter le temps d’avant, jongler entre les deux, habiter un espace-temps quantique qui contiendrait l’intégralité de notre histoire, passée, présente et future, chaque événement ayant sa place déterminée. J’ai lu des articles là-dessus auxquels je n’ai rien compris, sauf cette idée d’intégration des trois temps et ça me va.
Je ne veux pas parler de toi.
Arpenter l’île, par le nord ou par le sud ou par l’est ou par l’ouest et recommencer en changeant de sens.
Et parler avec toi.
À chaque sortie de la maison rose, les points cardinaux nous regardent, à l’intersection de quatre routes, je guette un signe qui m’indiquera le chemin du jour, un passage de mouette, un bêlement au loin, ou même une voiture qui remonte du port ou de l’aéroport, oui, il y a un aéroport dans un champ et des avions tous les jours et par tous les temps ou presque.
Un mot de toi chuchoté dans ma tête.
À l’extrême nord, la côte devient falaise, c’est là que les oiseaux se posent avant leur migration, c’est là qu’ils nichent.
Des panneaux préviennent de rester sur le sentier du littoral.
Je marche et tu chantonnes, cœur lourd, chanson légère.
Ta voix résonne dans ma tête.
Le timbre.
Je t’entends.
Un filet de voix ténu
À la sortie de la villa, juste après l’orage / Tu as trébuché, j’ai démarré, on a pris le large / Quitter les rivages, quitter les indélicatesses /
Des oiseaux nous survolent, un puis deux.
Un couple sans doute.
Ils tournoient.
Larges cercles au-dessus de ma tête.
L’âme légère et sans personne pour nous tenir en laisse /
Coup sec à l’arrière du crâne.
Connard d’oiseau qui m’attaque par derrière.
Je cours comme une folle en rebroussant chemin.
Je brandis mon sac à dos au-dessus de ma tête et je ne le lâche plus jusqu’à sortir de la réserve du nord de l’île.
Toi dans mon sac.
Qui me protèges de ce connard d’oiseau.
– Faut pas se promener là-bas sans un bâton, a dit l’homme des clés de la maison rose. Je vous avais prévenue. Ils n’aiment pas qu’on les dérange. Vous avez dû vous approcher d’un nid. À cette époque ils n’ont pas de petits à protéger, personne ne se balade par là en automne ou en hiver. Le moindre dérangement, ils n’aiment pas, ils vous chassent.
C’est le cœur / C’est le cœur / C’est le cœur / du mystère / La beauté de l’amour/
Je suis venue ici pour te trouver une tombe.
Ce matin, toi et moi, on va rencontrer les morts de l’île.
L’église.
Perchée sur un monticule,
Banale, pierres grises, cimetière en son flanc, vue sur la mer.
Tout va dans un même lieu ; tout a été fait de la poussière, et tout retourne à la poussière. Ecclésiaste 3 : 20
Faut bien dire quelque chose, invoquer le Ciel pour qu’il donne des repères aux vivants.
Je suis venue ici pour te laisser partir.
Pas d’étoiles. Pas de poussière d’étoiles.
On avance dans les allées du cimetière, d’une tombe à l’autre, au hasard des noms.
J’ai toujours aimé la poésie des épitaphes, en quelques mots ils évoquent une vie, en quelques épitaphes, c’est la vie de l’île qui se raconte.
Peu de vieux.
Beaucoup de disparus en mer.
Plusieurs enfants.
Comment naître ici sans qu’il y ait des pertes.
J’ai cherché le dernier mort de l’île, sans le trouver.
Ailleurs, on se fie aux fleurs récemment coupées.
Ici, le vent est si fort que rien ne se dépose, même à l’abri des murs qui entourent l’église et son cimetière.
J B
1936 – 1944
JB Johan Brand Jean Bass Julie Beat Jess Brown Judy Boss Jackie Baez Joan Bent
Deux initiales.
Deux dates.
Pas de jour.
Pas de mois.
1936 – 1944.
JB
Une petite dalle de pierre blanche.
Tombe d’enfant.
Ça se repère de loin les tombes d’enfants dans les cimetières.
Parfois elles ont leur carré, comme le carré des morts pour la patrie.
JB
Anonymat à demi consenti.
Tragédie à demi assumée.
Jusqu’à midi on est restées contre le flanc est de l’église, celui que j’ai trouvé le plus abrité des rafales du vent.
Je ne peux pas lire, même avec des pinces à linge.
Je ne peux pas parler sans forcer la voix.
Je t’ai dans la tête.
Chuchoter, sussurer, confier, avouer, partager, murmurer, souffler
Un pick-up vient se garer devant l’entrée du cimetière.
L’homme s’approche, distance raisonnable, il me fait un signe, bref mouvement du bras qui se lève comme pour prévenir qu’il est là, qu’il va me déranger, faire du bruit, c’est normal puisqu’il travaille, reprise de l’après-midi, on a beau être dans un coin reculé, inconnu du reste du monde, il y a des horaires à respecter.
Pour lui parler, je dois crier fort ou m’approcher assez près de lui.
Pas d’autre âme qui vive à l’entour.
Dans un autre monde, je m’abstiendrais de déranger un homme qui travaille.
Aujourd’hui, quelque chose me pousse hors de nous, la compagnie des morts peut-être, ou toi.
J’hésite.
Tu me dis vas-y.
Je cède.
-Bonjour. Je peux vous déranger une minute ? Vous habitez l’île depuis longtemps ? Vous êtes d’ici ? C’est quoi votre job avec ces grandes dalles de pierre que vous trimballez. Des toits ? Construire des toits en dalles de pierres ? Toutes ces roches plates, posées en strates, ça construit des toits ? C’est pas trop lourd pour les charpentes ? Ça pèserait sur mes épaules. J’aurais l’impression de porter le poids de la terre sur mes épaules.
Tu vois, c’est comme ça que se découvre le monde. Quelques mots échangés pour découvrir que les alentours de l’église sont faits de dalles de roches si plates qu’on les croirait découpées exprès pour recouvrir le sol alors qu’elles sont naturellement empilées, stratifiées, offertes aux hommes pour couvrir leurs maisons.
-Vous avez des yeux magnifiques je lui ai dit.
Ça m’a échappé.
Pourtant la plus pure des vérités
Bleu presque turquoise, intense.
Je l’ai embarrassé.
Il fait comme s’il n’avait pas compris.
Une femme ne dit pas des choses comme ça à un inconnu.
J’ai marmonné des excuses en ramassant mes affaires, bonne fin de journée et à une autre fois peut-être, on se voit quand on se voit, etc.
On est loin déjà.
Tu ne me dis plus rien.
JB.
1936 – 1944
Neuf années de vie sur une île minuscule.
Je ne sais pas pourquoi, je sais qu’elle est une fille.
Tu es une fille.
C’est à toi, petite fille, que je parle.
Ma fille morte n’était plus une enfant.
Et le visage de toi enfant vient sur le devant de la scène, alors que tes cendres ne sont dans aucun lieu, j’ai voulu te garder, te prendre avec moi et peut-être, je ne sais pas, je ne sais plus, j’ y ai pensé c’est vrai, te disperser dans la mer grise avec les mouettes et les phoques.
Disperser vider donner offrir rendre déposer semer déverser répandre saupoudrer
Je n’ai plus rien à vider ici, mes larmes ne coulent plus. Ou alors le vent les sèche au fur et à mesure et je ne m’en rends même pas compte.
Mai 1944.
L’homme aux clés de la maison rose m’a expliqué.
Le feu
La nuit
Une pluie de bombes larguées sur l’île.
viser cibler repérer attaquer larguer pointer recommencer
Larguer encore larguer encore larguer encore larguer larguer larguer larguer
Préparer le débarquement.
S’entraîner sur un terrain de manœuvre insoupçonné.
Bout de terre de six kilomètres de long sur trois kilomètres de large.
Le nord de l’île est inhabité.
On évacue les animaux.
Opération sous contrôle.
Une vache tuée.
Des cratères dans le sol.
Toujours là quatre-vingts ans plus tard.
On croirait des effondrements de terrains érodés par l’eau et le vent.
Et l’enfant
JB
Tous ont soupçonné.
On l’a retrouvée morte beaucoup plus bas.
Au sud-est.
Pas au nord.
Non.
Opération réussie.
JB n’a rien à voir avec la Grande Histoire.
Reste une tombe d’enfant avec deux initiales.
JB
Petite Histoire écrasée par la Grande.
Devant la porte de la maison rose, une mouette.
Morte.
Ventre ouvert.
Intestins qui débordent.
J’ai toujours détesté les oiseaux morts.
Tous les animaux morts.
Une nuit, tu te souviens, tu as hurlé dans la maison, je me suis précipitée dans ta chambre. Ton chat avait déposé une mésange morte sur l’oreiller à côté de ta tête.
Comment la prendre sans la toucher ? Fou rire. Je suis allée chercher la pelle et la balayette pour porter l’oiseau dans le jardin. Toi, en chemise de nuit, tenant une lampe de poche pendant que je creusais un trou.
Pour la mouette, pas d’enterrement.
Jetée dans la poubelle.
Envie de vomir.
Même endroit, le lendemain.
Quelques couteaux dans un sac en plastique.
Les coquillages, pas les couverts.
Tu sens comme moi ?
Ça pue l’œuf pourri.
Légère nausée et ce vide quelque part dans le ventre.
Pas le trou de l’angoisse.
Mon corps plus lourd.
Bancal.
On a réduit nos virées dans la lande.
On a tourné autour des maisons, scruté les intérieurs par les fenêtres.
On a cherché les femmes de l’île sans les trouver.
Quelques silhouettes fuyantes qui me rappellent ma grand-mère, ton arrière-grand-mère, tu l’as à peine connue, le pas toujours rapide, déterminée à passer inaperçue, je les reconnais de loin ces femmes rapides, toujours à la tâche, nerveuse, jamais le temps d’un regard qui se pose, jamais aventureuse, humble d’elle.
Ici, tu es l’invisible.
Moi, je suis l’étrangère.
Celle qui marche dans la lande, qui passe tous les matins au magasin de l’île sans parler plus que nécessaire, celle qui ne repart pas au bout de quelques jours, celle qui a trouvé comment louer la maison rose.
Celle qui veut s’installer.
Salut l’ami.
On arrive.
J’arrive.
Toi, tu restes là, tu ne bouges pas.
J’ai peur qu’on te vole en volant mon sac.
Je sais qu’il n’y a personne, c’est une île, deux bateaux par jour, matin et soir.
Pourquoi volerait-on un sac posé sur une plage de cette île ?
Je sais mais c’est plus fort que moi.
Nager c’est me séparer de toi, ne plus te porter, ne plus sentir ton poids.
Je lui ressemble, au phoque, maillot noir une pièce.
Moi, c’est pour vaincre plus facilement la sensation de froid quand l’eau arrive au niveau du nombril.
Envie de la goûter, sa mer.
On dirait qu’il veut jouer avec moi.
Le phoque.
Il reste à une distance raisonnable.
Il m’observe, réapparaît quelques mètres plus loin.
Je suis l’étrangère, je lui dis.
Quand on est allé au magasin de l’île pour acheter du jus de citron et des sachets de thé, – moi qui n’aime pas le thé, je veux me concocter un breuvage adéquat à ma situation, – tout ça pour rencontrer quelqu’un, échanger quelques mots, dire « je vais me baigner », prévenir au cas où, espérer qu’on me demandera où je vais, ce qui n’a pas manqué, la femme en charge du magasin m’a dit qu’un des habitants se baigne tous les jours de l’année, plus au nord.
La femme en charge du magasin.
Pas une simple vendeuse.
Elle m’a prêté des bottes.
Elle participe à la vie de l’île.
Moi je ne participe plus à rien.
Je suis là pour passer mon temps avec toi et ce matin me baigner parce que j’ai besoin de sentir l’eau froide sur mon corps, me sentir saisie au point d’en avoir le souffle coupé, me sentir vivante au contact de l’eau qui m’oblige à remuer bras et jambes le plus rapidement possible pour supporter le froid, ne pas réfléchir, rester dans l’eau, ne pas céder à la pulsion de survie qui me ferait revenir à toute vitesse vers la plage, m’enrouler dans ma serviette, me frotter le corps jusqu’à ce qu’il devienne rouge, enfiler ma polaire et mon collant, rajuster mon sac à dos sur mes épaules, boire lentement mon thé au citron brûlant en sentant le poids de toi dans mon dos, toi collée à moi.
Dans l’eau froide, je résiste, je dompte la panique, mes bras glacés accélèrent le rythme, fendent l’eau de plus en plus fort, comme s’ils voulaient couper les vagues.
Je m’accroche à cette énergie nouvelle qui me donne l’illusion de maîtriser la mer.
Je respire fort.
Le phoque disparaît de ma vue.
Il ne s’inquiète pas pour moi.
Je me débats seule avec le froid de l’eau.
Avec le silence en moi.
Mon regard sur toi dans mon sac, sur la plage,
Moi dans l’eau.
Et l’angoisse qui s’estompe.
La mer presque comme une caresse.
Je m’immobilise.
Étoile de mer.
Tu te souviens nos étoiles de mer il y a longtemps.
Pas trop longtemps quand même.
Ne pas me dissoudre dans la contraction des muscles.
Rester près du bord, toujours avoir pied, toujours t’avoir à l’œil.
Me concentrer sur mon souffle.
Chasser les images qui reviennent.
Aujourd’hui, c’est un grand jour.
On part de l’île.
Petite virée dans un lieu improbable.
Holm of Papay, l’îlot de terre au large de la plage Est, terre de repos d’une colonie de phoques mais surtout lieu historique pour son cairn du néolithique.
Dans la maison rose, j’ai trouvé un dépliant racontant les fouilles archéologiques.
D’anciennes photos montrent l’enfilade de quatorze chambres funéraires.
Là-bas, les morts reposent en paix.
Entourés d’oiseaux et de phoques.
L’homme aux clés de la maison rose a accepté.
– Je vous dépose le temps de faire le tour de mes casiers. Deux heures, ça vous suffit ? Trois heures si vous voulez. J’ai l’habitude. En été, presque tous les jours des touristes et même des ornithologues me réclament l’excursion. Vous ferez attention aux phoques. Surtout les mères avec leurs petits. Et restez sur les sentiers.
– Je sais, j’habite ici depuis quelque temps. Je fais des recherches sur les chambres funéraires.
Je ne sais pas pourquoi je lui mens. Je pense qu’il s’en fiche. J’aimerais savoir ce qu’il se raconte sur moi et ma présence sur l’île. Lui parler des cadeaux bizarres devant ma porte.
– J’espère que la récolte sera bonne. Enfin la pêche.
Je ris bêtement. J’ai perdu le sens des gens, des conversations à lancer, des échanges simples, avec des silences qu’on laisse passer parce qu’on a le temps.
Je ressens un vide immense.
À part le vent, la mer et les mouettes, je n’entends que le bruit de mes pas qui crissent sur les coquillages et les galets.
Et toi, toujours là.
Je n’ai plus envie d’être ici.
J’ai la nausée.
Probablement le trajet en bateau.
Flots agités.
Fatigue d’une nuit émaillée de rêves.
Je dois me décider mais je n’y arrive pas.
Je n’ose pas t’en parler.
Je guette un signe qui ne vient pas.
Au loin, en direction du sud, un bateau gigantesque.
Est-ce qu’il m’indique le chemin du retour ?
Le gris est uniforme aujourd’hui.
Le ciel bas.
Je sors ma boussole qui m’indique un nord là où je suis sûre que c’est le sud.
Je ne suis pas folle, je sais où le soleil se lève et se couche.
Je peux retrouver le nord, mais l’aiguille rouge de ma boussole pointe vers le sud.
Ça me rappelle ce livre Les Désorientés.
Je suis la Désorientée.
C’est le signe que j’attends.
Une aiguille déboussolée qui m’oblige à réfléchir à la bonne direction.
Je descends dans les catacombes sans me connecter à aucune profondeur humaine.
Je caresse les traces de temps immémoriaux sur les murs suintant leur humidité.
Ma vue s’ajuste à la pénombre.
Je sursaute à chaque dérangement de volatiles.
Je refais surface comme on reprend son souffle après l’apnée.
J’attends mon pêcheur.
Tu crois qu’il aura envie de me jouer un mauvais tour en me laissant croupir ici quelques heures ou quelques jours ?
Je te parle de moins en moins.
Je suis désolée, c’est que le silence comme un nuage s’empare de moi, cette fois dans ma tête, quelque chose se vide, je ne sais pas quoi, mais ça ne veut plus parler en moi.
– Ben ma petite dame, faut pas vous endormir comme ça n’importe où. Je vous ai un peu cherché quand même. Ça risque rien ici, sauf si on veut que ça risque.
Douceur de sentir qu’on s’inquiète pour moi.
Je lui souris alors que j’ai envie de m’abandonner aux larmes devant quelqu’un, n’importe qui, tout sauf le chagrin dans la solitude d’une chambre ou d’un champ.
Il me sert du thé dans la tasse en plastique de son vieux thermos cabossé par les ans. Je n’aime pas le thé noir mais ce breuvage offert me console en surface et me déleste de quelques peines.
Et puis d’un coup, d’une traite.
-Vous êtes natif d’ici ? Vos parents aussi étaient pêcheurs ? Vous avez des enfants ? Ils aiment l’île ? Ils ont quel âge ? L’air d’ici maintient jeune. J’ose le dire, allez oui, je vous donne quarante ans, pas soixante. Ça fait du bien de parler. J’ai dû prononcer dix phrases depuis que je suis arrivée. C’est vous qui avez pêché tous les poissons et fruits de mer du congélateur du magasin de l’île ? Je suis partante pour du frais, n’importe quoi, ce que trouverez, vous pouvez me le déposer au magasin, ou bien sûr, devant ma porte si je ne suis pas là, et si j’y suis, entrez pour un café ou un thé si vous avez le temps.
Un chien vient renifler les alentours de la maison rose.
Berger gris foncé.
Libre de tout collier.
À quelques mètres, campé droit sur ses pattes, queue relevée, oreilles dressées, il me regarde.
Droit dans les yeux.
Salut Truc.
Il penche sa tête sur le côté.
J’ai toujours eu peur des chiens.
Hé, Truc, tu vas rester longtemps ?
Je rentre dans la maison rose sans le quitter du regard.
Par la fenêtre, on se jauge.
On s’apprivoise.
On se parle sans les mots.
On essaie de comprendre les intentions de l’autre.
Est-ce qu’il me dit qu’il faut partir ?
Est-ce qu’il attend le retour du garde de la réserve ?
Truc s’approche tranquillement de la porte d’entrée et d’un coup s’étale au sol.
De tout son long.
Comme s’il gardait le passage.
Nous empêcher de sortir.
Ou nous garder en sécurité.
Faire avec nous, les étrangères, son travail de berger.
Je suis sûre qu’il sait que tu es là.
J’attends une heure puis j’entrouvre la porte.
Tête redressée, puis penchée sur le côté.
Il me questionne.
Truc, tu vas nous garder longtemps ?
Tête redressée puis penchée.
Un soupir.
Tête à plat sur le sol.
Il prend son temps.
Depuis quelques jours, j’oublie de te parler pendant la journée.
Le soir ton visage revient s’installer dans ma tête jusqu’à ce que je m’endorme, et parfois le matin au réveil.
Truc me propose une diversion.
Il fait acte de présence sans rien attendre.
Devant ma porte.
Regard doux.
Il m’invite à me connecter à son âme de chien.
Je cherche un signe dans ses yeux.
En le suivant, peut-être me mènera-t-il quelque part ?
Peut-être y a-t-il un projet pour nous ?
A son insu, j’avance.
J’ai oublié ton odeur.
Ton visage s’estompe.
Je me demande comment tu aurais avancé, mûri, vieilli, quelles rides sur ton visage, quelle femme tu serais devenue.
Ton visage repart dans un coin de ma tête.
Je l’enferme dans un tiroir que j’ouvrirai peut-être dans quelques années.
Un jour je pourrai parler de toi.
Je retrouverai l’envie de me souvenir des joies de ton enfance.
Je saurai accepter l’inéluctable.
Je pourrai raconter ton chemin de vie bref mais joyeux.
Pas si bref au regard du grand tout dans lequel on finit tous par se dissoudre.
Et j’attendrai mon tour en me demandant si je te retrouverai quelque part.
Truc s’est installé pour la nuit devant ma porte.
Finalement, je lui ouvre.
Qu’est-ce que tu veux ?
Juste cette nuit, parce que le vent est fort. Parole inutile car le vent est fort chaque nuit d’hiver à ce qu’il paraît. Il hurle, bande-son qui tourne en boucle sur plusieurs notes aiguës, stridentes. Le bruit remplit ma tête en délogeant les pensées noires qui l’habitent.
Truc émet un couinement. Il avance vers moi, je le laisse passer, une fois le seuil franchi, il renifle consciencieusement tous les coins et recoins de la maison rose. Il s’arrête devant mon sac à dos. Vas-y, ne te gêne pas. Il cherche l’ouverture, essaie d’enfouir son museau à l’intérieur. Je ne l’approche pas, j’ai encore peur de lui, je me méfie, ses dents sont pointues, sa tête est noire, je n’ai pas appris à décoder son langage. Je m’endors sur le canapé, un livre sur le nez et Truc à mes pieds, contre mon sac, contre toi. Sommeil léger, je l’entends régulièrement soupirer, le matin il ne bouge pas, me suit du regard, se lève quand je m’assois pour boire mon café, s’étire lentement puis s’étale de nouveau, cette fois–ci sous la table, la tête contre mon pied.
Cette nuit j’ai rêvé de toi.
De loin en loin, silhouette frêle sur un chemin.
Inaccessible.
Noir sec.
Comme une fin de scène de théâtre.
Lumière de nouveau.
Tu t’approches, cheveux en bataille et du sang dans la bouche.
Tu me fais un signe de la main, index levé vers le ciel, bras tendu au-dessus de la tête.
L’image s’efface peu à peu.
Noir progressif.
Lumière.
La terre est africaine, rouge, sèche, mélange de poussière et de cailloux.
Je te rejoins, mais plus j’avance, plus tu t’éloignes.
Tu marches vers la mer, tu défais le pagne coloré noué à l’arrière du cou et tu entres lentement dans l’eau.
Le tissu flotte dans le clapotis des vagues qui lèchent le sable.
Ton corps nu s’enfonce dans la mer.
Tu ne te retournes pas.
Je ne vois plus que tes longs cheveux flottant pendant quelques secondes encore.
Noir sec.
On est restées ensemble encore quelques jours.
Sans sortir.
Jusqu’au moment où.
Un éclair de soleil le matin.
Changement dans l’air.
Un je ne sais quoi.
Tu as pesé plus lourd.
Je ne t’ai plus parlé.
Plus un mot.
Comme si tu avais cessé d’être là.
Dans mon dos.
Encore plus
Là.
Caresser souffler glisser respirer sentir humer toucher effleurer regarder s’émerveiller retenir encore laisser aller encore laisser partir sentir encore humer toujours garder regarder encore laisser glisser s’en aller
Pas de phoque ce matin
C’est mieux
Seules
Toi et moi
Rien à dire
Silence des mots
Contre le bruit du vent et de la mer et des mouettes toujours là partout au-dessus de nous
A deux mains
Qui tremblent
Je t’agrippe encore
De longues minutes
Toi dans le vase
Posée sur le sable entre mes cuisses
Image flash de ta naissance
Toi qui sors de mon ventre
Je retiens le temps pour te garder encore contre moi
Ne plus te parler
Accomplir les gestes décidés
Je me lève avec toi dans mes bras
Je te porte en offrande vers le ciel et les mouettes
J’entre dans la mer
Toi à bout de bras
Mes doigts dans les cendres de toi portées à ma bouche
L’eau si froide
Lentement je te verse dans la mer
La poussière grise s’envole
Nuée qui retombe
Dans l’eau
Bleue ce jour-là
Pas grise
Pas noire
Bleue
Intense
Toi
Devenue eau.
– Bonjour ?
– Vous ne me reconnaissez pas ?
– Oui, les bottes. Je vous les rends quand vous voulez.
– J’ai de la visite.
– Elles sont là, encore mouillées.
– Faut dire que ça n’arrête pas.
Dans ma tête je lui réponds qu’il pleut sans discontinuer depuis une dizaine de jours. Mes vêtements commencent à sentir l’humidité. Le chauffage électrique ne suffit pas à sécher tout ce que j’entasse comme linge trempé sur les dossiers de chaise. L’air de la pièce principale de la maison rose est saturé d’eau.
– Vous savez où je peux trouver un déshumidificateur ?
– Normalement il doit y en avoir un. Tout le monde en a ici. Dans la remise à l’arrière peut-être.
Je voudrais lui parler des signes devant ma porte.
– Ce soir, il y a pub dans la salle à côté de l’église. Venez, vous rencontrerez les gens du village. On n’est pas nombreux mais c’est sympa. Au programme, bière et chips avec concert. Piano et violon. Un couple arrivé l’an dernier, ils sont musiciens, ils jouent une fois par mois pour nous. C’est ce soir.
– Je ne sais pas. Peut-être si je me sens mieux. J’ai attrapé froid.
Elle croit que je vais parler. Dire ce que je viens de faire. Pourquoi j’erre dans le village, que je change de direction quand je vois quelqu’un sur mon chemin, qu’est-ce que je fais ici le soir vu qu’il n’y a pas de télévision dans la maison rose et que le réseau internet ne se capte qu’à quelques endroits de l’île, je les ai repérés.
Le froid humide m’est devenu insupportable.
De la musique classique dans ce trou perdu est un signe que je ne comprends pas.
Ai-je une place ici le temps de calmer les nouveaux bruits dans ma tête ?
Je voudrais oublier qu’il y a eu un hier.
Aller de l’avant, avec mes doutes et mes désirs et ma solitude, mais aller de l’avant.
Sans l’hier.
Je vais mieux peut-être.
Je suis moins triste.
Truc monte la garde.
Je n’ai plus peur de lui.
L’homme aux clés de la maison rose m’a prêté un déshumidificateur.
J’ai rendu les bottes.
Dans la remise j’ai trouvé des chaussures Goretex un peu grandes.
Avec deux paires de chaussettes, elles me tiennent aux pieds et au chaud.
Après le concert, c’est musique et danse celtique.
J’ai sorti le carnet que j’avais apporté avec moi.
Un de tes cadeaux.
Il est recouvert d’un tissu à grosses fleurs rouges et blanches sur fond noir et vert.
Un carnet pour écrire.
Ajuster des mots dans une phrase, rendre la musique en soi dans une variation grammaticale qui trouve un sens jusqu’au bout de la ligne, dessiner les virgules sur la page comme des traits de pluie battante.
J’attends les musiciens, une pinte de bière noire posée devant moi, quelques centimètres à l’avant du carnet.
J’ai choisi la plus noire, comme l’eau de la mer un jour d’orage.
Comme le varech qui orne les plages d’ici en longues traînées ondulantes sur le sable et qui marque la hauteur de la marée.
Je ne sais pas dessiner.
Je ne sais pas inventer des histoires.
Je griffonne en laissant faire le crayon.
Je pose des groupes de mots comme ils viennent dans ma tête.
Je suis du regard le mouvement des gens de l’île qui se saluent joyeusement de table à table, une suite de tables disposées les unes à côté des autres, en enfilade, pour donner l’impression d’être tous ensemble, moi en bout, venue en avance pour choisir ma place.
Ce n’est pas si facile de se rendre à un concert dans une petite salle d’une île minuscule où vivent quatre-vingts personnes.
Ce n’est pas si simple d’exister après avoir rendu à la mer son enfant de poussière,
En terre étrangère.
Après le concert, elle s’approche son violon à la main.
Sourire franc, regard doux, maternel.
– Ça vous a plu ?
– Oui, c’était beau.
– Ça fait tant de bien la musique, je n’aurais pas imaginé vivre ça ici où la vie est rude.
– Vous m’avez offert de la douceur.
– C’est vrai qu’on habite ici parce qu’on y a des origines ou qu’on suit quelqu’un qui est d’ici, ou parce qu’on vient se réfugier, ou parce qu’on y a un projet fou, qu’on pense qu’une vie différente est possible dans la rudesse des éléments, la mer, le vent, la terre, tout est âpre mais on peut y vivre bien. J’espère que notre chien ne vous ennuie pas, il est très ami avec le gardien de la réserve, il a cru qu’il était déjà de retour. Il l’emmène avec lui dans ses explorations, il lui a appris à ne pas effaroucher les oiseaux, respecter le sentier, ne pas aboyer.
– On dirait qu’il monte la garde.
– C’est un berger. Venez prendre le thé un après-midi si vous voulez.
Je ne sais pas pourquoi je lui dis que je vais partir.
Rien n’est décidé dans ma tête, mais c’est dit.
Je ne saurai pas d’où sont venus les cadavres d’animaux devant ma porte.
Truc peut-être, en cadeau.
Je continue à sentir ton odeur.
Ce matin, sans savoir pourquoi, j’ai ouvert un placard.
Une odeur de lavande s’est répandue d’un coup.
Petit sachet violet abandonné à l’intérieur.
Tu adorais cette odeur.
Être seule sans toi, c’est la mort, ou presque, dix pour cent de vie pour quatre-vingt-dix pour cent d’absence de ta vie.
Aujourd’hui je crois que je comprends.
Le destin est étrange, qui m’a guidé jusqu’ici.
À présent il faut partir.
Retourner quelque part, d’où je viens ou ailleurs.
Je vais où je veux.
Rien ne me retient.
Rien ne m’empêche.
À présent il faut agir.
Plus tard ?
Toujours plus tard ?
Est-ce trop tard ?
Ton absence déborde.
Tu riais si souvent.
Une force invisible m’aspire, engourdit bras et jambes.
Il pleut sans discontinuer depuis quinze jours.
Je fais mes bagages.
Acharnement sur la fermeture éclair de mon sac.
Ça ne veut pas.
Je m’assois dessus.
Je me défais de quelques livres.
Sac fermé.
Je suis prête.
Ferry prévu en fin de journée.
J’abandonne mon refuge avec regret.
– Je ne supporterai pas l’hiver ici.
– Le bruit des rafales de vent peut rendre fou.
L’homme aux clés de la maison rose égrène quelques noms, ceux qui ne se sont jamais habitués.
– Y a que notre couvreur qui s’y est fait. Après une année de dépression. Il a appris à réparer les toits en dalles de pierre. Il se sent utile, alors il reste.
– Je ne veux pas me sentir utile, je préfère partir, même si c’est beau chez vous, je n’y trouverai pas ma place, mais je reviendrai, c’est sûr, souvent, et peut-être définitivement quand je serai vieille et désoeuvrée.
Mourir ici à l’écart comme les moutons, est-ce un projet de vie ? J’adopterai un Truc, il m’accompagnera dans la lande, il aboiera si je tombe et que je ne réussis pas à me relever, dans le silence de l’île on l’entendra peut-être, sinon il se couchera à mes pieds jusqu’à ma fin.
On ne m’enterrera pas.
On ne gravera pas sur ma tombe L’Etrangère.
On me dispersera dans l’eau un jour de soleil.
Dans une heure le bateau accostera.
A l’écart de l’embarcadère, petite plage de galets à l’abri des regards.
Je me déshabille.
En slip, j’entre dans l’eau froide, je me laisse glisser entre deux vagues, pour la première fois je ferme les yeux, en quelques mouvements rapides je descends vers le fond, quelques secondes, je touche des pieds le sable, j’ouvre les yeux dans l’eau, tout est sombre, dans ma tête je compte jusqu’à dix le plus lentement possible avant de me laisser remonter à la surface, en quelques brasses je retourne vers le rivage, je me précipite en grelottant vers mes habits que j’enfile maladroitement, corps poisseux, pris dans le vent qui me sèche.
Je ris en regardant le vert foncé de l’eau.
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire