Paradis

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Adolescent, je nourrissais dores et déjà cette envie viscérale d'être père. Peut-être parce que je n'en ai jamais eu ? Ou plutôt que j'avais ce besoin de donner à mon enfant tout cet amour, toute cette soif de vie, tout cet esprit de droiture et de bienveillance.
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Je te rêvais depuis fort longtemps. Je t’idéalisais depuis le jour où j’ai vu le test positif de ta mère. J’ai pris soin de toi à l’interne en attendant ta venue au monde. Je lavais et cuisinais soigneusement tout aliment que ta mère ingérait. Je te parlais souvent à travers ce ventre rond. Je répondais à tes petits coups en caressant la bosse provoquée par tes petits pieds.

 

Je n’ai perdu nulle seconde de ta naissance. Ton petit bout de crâne qui s’est pointé de cette fente que jadis je vénérais. Puis ta tête est apparue, tes épaules, ton petit corps en entier. Tu n’étais pas trop sale. On te déposa sur la poitrine de ta mère qui, trop ancrée sur ses propres émotions, demanda à ce qu’on t’enlève d’elle à peine une minute plus tard.

Avec le recul, j’aurais déjà dû interpréter ce signe mais j’étais tellement obnubilé par toi que je n’ai rien relevé. Et puis j’étais aux anges, j’allais faire le « peau à peau » avec toi encore plus vite que prévu.

L’infirmière te prodigua les premiers soins puis, alors que j’étais torse nu, elle te déposa tout contre moi, tout contre mon cœur. Je me souviens que j’avais tellement mal à la mâchoire car je n’arrivais pas à me défaire de ce sourire si béat. Je nous mis une blouse d’hôpital dessus pour garder davantage la chaleur tandis que ton petit poing serrait très fort mon auriculaire. J’aurais pu passer des heures, des semaines, des mois, une vie à te regarder ainsi. Sans boire. Sans manger. Je me nourrissais de cet amour.

 

Je t’observais grandir, prendre du poids, de l’assurance et de la force. À deux mois, tu tenais déjà ta tête bien droite alors que tu étais sur le ventre. Tu avais l’air si déterminé, ça me faisait rire. Te donner tes premiers biberons lorsque ta mère a repris le travail. Passer mes journées à m’occuper de toi était mon bonheur car je créais un lien qui me semblait et me semble toujours indestructible.

J’adorais passer mes dimanches à cuisiner pour toi. J’avais acheté un de ces cuiseurs vapeur à trois étages et je réalisais trois plats et trois desserts différents que je congelais en portions afin d’alterner tous tes repas de la semaine.

Je me souviens qu’à six mois, lorsque la pédiatre me dit que nous pouvions commencer la diversification avec une patate ou une banane, etc., j’éclatais de rire en lui disant que tu mangeais déjà du cabillaud et de l’agneau. Tu avais un appétit d’ogre ! À quatre mois, tu goûtais pour la première fois à ma purée de carotte et mangue et j’ai vu tes pupilles se dilater lorsque tes papilles ont découvert cette saveur exquise.

 

Lorsqu’à onze mois j’ai failli te perdre et que nous sommes sortis victorieux des soins intensifs, je me suis réellement retrouvé tout seul avec toi. Ce n’était pas comme cela que j’envisageais la paternité qui, dans mes attentes, devait se partager avec la maternité mais les aléas de la vie ont fait que j’allais devoir t’élever tout seul en tant que papa solo.

 

Je dois dire que ce qui me sauva, c’est ma détermination face à l’adversité, mon sens de l’organisation un tantinet militaire parfois je l’avoue et mon amour pour toi qui est le plus puissant des moteurs. Je me mis quatre mois en arrêt pour tout prévoir. Trouver une maman de jour qui s’est avéré par ailleurs être une femme remarquable avec un rôle encore important dans ta vie, m’organiser avec le travail et entamer une thérapie EMDR pour panser le trauma vécu.

 

Trois années s’écoulèrent au rythme de « métro – boulot – dodo ». Je te déposais le matin chez la nounou, je filais à mon travail où je m’occupais d’adultes en situation de polyhandicap, je te récupérais à dix-sept heures trente, puis bain, le miam, séance de jeux et câlins et rituel du coucher qui est toujours le même depuis huit ans et demi. Tes berceuses préférés que je te chantais et te chante encore, des petits bisous, ta musique classique, ton planétarium sur le plafond et tu t’en dors paisiblement.

 

Les samedis et dimanche, je te promenais dans la nature. Cela m’apaisait et c’est ainsi que je t’ai enseigné depuis bébé l’amour de la nature, ses bienfaits et comme c’est important de la sauvegarder. En grandissant, tu développas toi aussi cette envie de la protéger. Je me souviens lorsque tu avais deux ans et que je me surpris à te voir caresser l’écorce d’un arbre.

Je compris à quel point tu étais sensible et intelligent à ce moment-là. Et puis à cette même époque, tu me disais spontanément les lettres de l’alphabet alors je m’amusais à te les montrer et à te les apprendre de plus en plus. Puis tu découvris le monde des chiffres qui de suite t’attira comme un aimant. Lorsque tu as commencé la crèche à deux ans et demi, tu savais déjà compter jusqu’à cent. Mon intuition me disait que tu étais un enfant spécial, dans le bon sens du terme, et je ne me trompais pas.

Tu voyageais encore en poussette lorsque je te fis découvrir le MAMCO. Il devint ton musée préféré. L’art contemporain te fait rire, t’interroge et parfois te fait peur mais depuis toujours je t’enseigne à verbaliser tes émotions. Je te demandais ce que tu ressentais devant telle ou telle œuvre et tu me répondais clairement avec souvent une précision déconcertante pour ton si petit âge.

 

Tous les mercredis nous faisions de longs trajets en bus pour que tu puisses voir ta mère en visite médiatisée. Lors de ces trajets, j’inventais des jeux pour te faire réfléchir. Des devinettes, des jeux de logique, je t’apprenais déjà les syllabes. Chaque fois que je voyais des parents donner leurs téléphones à leurs enfants d’à peine deux ou trois ans, je les maudissais, je les maudits encore, je les maudirai toujours.

 

Tu commenças l’école à tes quatre ans. Comme j’étais fier de voir ce petit bébé devenir un petit garçon espiègle, à l’esprit percutant et si brillant. Un jour après une bêtise, ta maîtresse te déplaça dans un classe de grands. Ils avaient le double de ton âge. Alors que la maîtresse interrogea la classe sur une question de math, tu levas la main et donna la réponse exacte. Tous les élèves restèrent bouche-bée. Mes soupçons se fondaient davantage au fil du temps qui passe. Tu étais ce qu’on appelle un HPI, un haut potentiel intellectuel. Il me fallait encore attendre pour te faire passer les tests car on ne peut faire ce diagnostique qu’à partir des six ans. Tu les passas à sept ans et demi et le couperet tomba. Oui tu l’es mon fils mais pas que. Tu as été certes diagnostiqué HPI mais aussi TDAH avec un énorme « H ». « H » comme hyperactivité.

 

Le bonheur avec toi, c’est que l’on peut tout faire. Tu t’intéresses à plein de choses. Nous avons fait tous les musées de Genève. À chaque nouvelle expo, nous sommes partants. Tu débordes de questions en tous genre. Ta soif de connaissance est un puis sans fond. Tu as huit ans et demi maintenant et tu commences à bien te débrouiller en espagnol et tu commences à comprendre tout seul la signification de certains mots anglais. Tu retiens tout. Ta mémoire est impressionnante. Tu peux regarder un documentaire sur l’astronomie, sujet que tu maîtrises à la perfection, et me le narrer, mot pour mot, tel qu’il a été raconté. Tu me parles d’exoplanètes et de systèmes solaires hors du nôtre. Tu es mon petit cerveau, mon petit savant, ma lumière.

En même temps, tu restes un petit clown. Celui qui me dit qu’il y a un problème avec les toilettes et lorsque je m’empresse d’y aller, je retrouve les WC déguisés en bonhomme qui fume avec des rouleaux de papier.

 

Tu n’as pas idée d’à quel point mon amour pour toi est incommensurable. A quel point je te chéris plus que ma propre vie. C’est le cas de le dire. Mais surtout, tu ne te rends pas compte de tout l’amour que tu me donnes au quotidien et qui me transcende, qui me fait me dépasser, me remettre en question sur plein de choses, sur la vie même.

Lorsque tu me dis que tu m’aimes, voilà où se trouve mon paradis.

Enfer

2

Oui, j’ai idéalisé ce qu’était qu’un père. Cela peut aussi être un fardeau.

Lorsque tu étais bébé, j’ai failli mourir d’une embolie pulmonaire. Un accident de travail qui a mal tourné et s’est fini par une thrombose de l’artère fémorale. Le caillot s’est morcelé en trois et ces derniers se sont logés dans mes poumons. J’ai failli claquer alors que tu avais dix jours de vie. Ma convalescence a été plus longue que prévue car tu souffrais de terribles coliques qu’il fallait endiguer en te faisant des mouvements indiqués par ton ostéopathe. Dits mouvements que ta mère se refusait à te prodiguer car elle ne s’en sentait pas capable. De ce fait, alors que j’avais une côte cassée et deux fêlées (l’embolie donne des quintes de toux très intenses) sans parler de mon état de fatigue extrême, je devais te faire moi-même les mouvements pour te soulager. Ton soulagement était ma torture car je ne devais pas faire ce genre de mouvements avec mes côtes dans cet état et mes poumons encore si faibles. Je mis trois mois à m’en remettre alors qu’en temps normal deux mois voir un mois et demi auraient suffit.

 

Après le drame commis par ta mère, lorsque je me suis retrouvé seul avec toi, j’ai dû faire face à tes nuits de cauchemars récurrents, tes terreurs nocturnes. Tes nombreux cris stridents d’horreur provoqués par ton trauma. C’est pour cela que je t’ai mis la musique classique toute douce en continu. C’est pour cela que tu as ton planétarium qui émerveille tes yeux et les font basculer dans de jolis rêves. C’est pour cela que je ne dois jamais manquer un seul de tes rituels du coucher car ils te rassurent et t’apaisent.

 

Tu as grandit rempli d’amour mais aussi de rage. Une rage si puissante en toi qui parfois me fait peur. Une rage qui te vient de ce que tu as vécu et qui est décuplée par ton TDAH. Les hyperactifs ont un énorme défaut, celui de ne pas contrôler leurs émotions et surtout leur impulsivité. Ils sont des hypersensibles en puissance tout comme les HPI. Tu parles d’un combo ! Le trio gagnant : un lourd trauma, le TDAH et le HPI. Toutes tes émotions, tu les ressens puissance dix. Les bonnes comme les mauvaises.

Au four et à mesure que le temps passe, je t’ai vu d’abord exprimer des cris, des colères explosives puis sont venus les mots. Des mots cinglants, tranchants, durs comme du fer. Ton regard bleu d’amour se changer en noir de haine. Tant de violence dans un petit être me dépasse.

 

C’est lorsque tu as eu sept ans que tu m’as donné ton premier coup de poing à l’estomac en pleine rue. Je me souviens, je t’avais amené à la fête du sport pour te faire découvrir plein de sports différents et qu’on passe une belle journée ensemble. Je t’avais donné les consignes à l’avance et indiqué l’heure de départ de cet événement. Sauf que les transitions sont ton point faible, surtout lorsque tu fais quelque chose que tu aimes. Ce jour-là, parce qu’il était l’heure de partir, tu as fait une crise de violence comme j’en avais jamais encore vu. Tu hurlais dans la rue au point que tout le monde nous regardait. Au point qu’une femme s’est approché car elle croyait que je n’étais pas ton père et c’est peu après que je te vis, comme au ralentit, prendre de l’élan avec ton épaule, ton bras complétement en arrière comme pour rechercher la façon de me faire le plus de mal possible et me balancer une droite remplie de rage en haut de l’estomac.

J’eus le souffle coupé. Je ne sais pas si c’était la douleur du coup ou la douleur de l’âme. J’étais choqué. Tu vis ce choc sur mon visage. Tu commenças à pleurer en me demandant pardon. Pardon papa, pardon. Au moins dix fois, au moins cent fois. Puis tu commenças à te porter des coups au visage, sur le crâne en disant que tu ne valais rien, que tu étais mauvais, que tu voulais mourir.

 

C’est à ce moment précis, en analysant ce qui venait de se passer, que je me suis dit que j’allais en chier avec toi comme pas permis. Tu prends actuellement deux traitements. Le premier pour diminuer tes angoisses et le deuxième contre ton hyperactivité.

Depuis que tu es scolarisé, j’ai dû arrêter mon travail pour m’occuper de toi à plein temps. Mes semaines bougent au rythme des rendez-vous chez tes thérapeutes, tes visites auprès de ta mère et les nombreuses fois où l’école m’appelle pour venir te récupérer car ils n’arrivent pas à te maîtriser lors d’une crise (école inclusive je me marre).

Ce qui me rassure c’est que tu progresses tout de même. Tu arrives maintenant à te faire des copains, tu arrives à mieux écouter et obéir même si ce n’est pas encore gagné. Tout ceci met un temps fou à se mettre en place et l’école est toujours pressée ! Toujours la pression ! Pression aux enfants, pression aux parents, etc.

Cette année scolaire qui s’est écoulé, j’ai dû faire intervenir mon avocate et la médecin des écoles pour que ton cas soit géré comme il faut par l’encadrement de l’école qui restait jusque-là passif. Je prie, moi qui suis athée, pour que cette nouvelle année scolaire, qui arrive à grands pas, soit positive pour tout le monde.

J’attends la rentrée scolaire comme le Messie. Mes vacances ne furent pas des vacances. J’ai subi tous les jours, durant juillet, de une à quatre crises de violence verbale et gestuelle par jour. Je suis épuisé. Plus qu’une semaine.

 

Ne me jugez pas s’il vous plaît, d’autres s’en chargent bien. Lorsque l’on est un papa solo, la société a tendance à nous prendre pour des incapables. Le patriarcat a tellement ancré le rôle principal aux mères que beaucoup de personnes pensent qu’un homme seul va automatiquement être paumé pour élever son enfant. Je suis l’exception qui confirme la règle sans vouloir me la péter. Mais il est vrai que c’est très difficile lorsqu’on est seul, sans famille autour, d’autant plus avec un enfant à besoins spécifiques.

Je sacrifie ma vie professionnelle, sociale, affective et j’en passe pour lui. Mes moments de joie égoïstes, je les passe en pleine nature lorsqu’il est à l’école afin de me ressourcer. Je respire, je soupire, je reprends des forces, je retrouve ma paix.

Car vous ne savez pas qu’autant de souffrance chez lui brise petit à petit mon cœur de père et que lorsqu’il me dit qu’il me déteste, son poing menaçant levé, voilà où se trouve mon enfer.

Commentaires (2)

Anna fronkish
13.08.2025

Cher Aydan, Ton histoire sur la douleur d'aimer un enfant aux besoins spéciaux est poignante. Tu demandes à ne pas être jugé, et il n'y a aucune raison de le faire. C'est avant tout une histoire d'amour, un amour contre vents et marées, un amour auquel tu ne renonces jamais. Tu es un héros, et j'espère que tu n'es pas tragique. J'espère que tu trouveras la paix et la bénédiction dans le travail d'élever ton enfant. Touché.

Aydan
13.08.2025

Chère Anna, Merci du fond du coeur, tes mots me touchent également même si je ne me considère pas vraiment comme un héros. A mes yeux, il en faut bien plus que ça pour mériter un tel qualificatif. Cela dit, je suis tout de même ému par cette comparaison. Merci.

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