Créé le: 20.01.2022
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Mon pire ennemi (2)

Fiction, Histoire de famille, Roman

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© 2022-2024 Pauline Z

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Cette histoire d'inceste fictif dénonce le comportement criminel d'un père. Elle donne à voir son point de vue qui alterne avec celui de la victime. Dans les années 85, tout commence par des allusions, des approches qui peuvent paraître anodines mais qui briseront l'adolescence de Marianne.
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Notre arrivée à Gênes en 85 fut un soulagement. Du moins au début. Là-bas, en France, le saule pleureur alangui, les hauts sapins qui délimitaient le jardin, les ajoncs dont les tiges bruissaient au vent, le verger de pommiers, le brouillard noyant le tout dans une purée de pois blanche comme la glace, formaient un paysage d’une tristesse monotone. Cette désolation n’en finissait pas de s’abattre avec mélancolie sur la maison. Les pies jacassaient dans les sapins et les corbeaux croassaient autour des arbres fruitiers, quand ce n’étaient pas les mouettes égarées qui rasaient les toits en poussant des cris saugrenus. Je compris tout de suite que j’allais me morfondre au milieu de ce terrain lugubre à souhait, entouré d’étangs, de marais dormants et de toits de chaume.

 

À l’école, mes camarades de classe m’exclurent à cause de la persistance de mon accent arabe et, peut-être aussi, parce que je m’habillais simplement, contrairement à eux qui arboraient des vêtements de marque ou des fringues de dernière mode un peu criardes. Entre midi et deux, je me retrouvais plus seule que jamais, errant dans les allées du collège. Comme d’habitude, Victor et Stéphanie étaient assis sur la butte derrière le garage à vélos. Ce jour-là, ce jour où Stéphanie se leva pour m’annoncer que Victor voulait sortir avec moi, je n’en crus pas mes oreilles.

— Avec moi ? m’étonnai-je.

— Alors, c’est oui ou non ?

— Qu’il vienne me le demander lui-même.

Le lendemain à la même heure, j’étais assise sur une dune, je m’amusais avec le sable à trier les épines de pin, quand Victor s’approcha.

— Alors, c’est d’accord ?

— Alors quoi ?

 

On aurait dit que mon mépris, au lieu de le dissuader, lui donnait des ailes. Il s’allongea près de moi et m’embrassa, fit rouler dans son palais un bonbon qu’il déposa sur ma langue. La confiserie avait un goût amer. Bientôt, je fermai les yeux en lui rendant ses baisers. Ses lèvres tétaient le bout de ma langue qui ondulait comme un serpent. C’était comme si mes papilles s’étaient transformées en duvet de plumes. Nous roulâmes dans le sable et il me sembla que je m’envolais, haut, très haut, dans un ciel rose pépiant d’une faune de volatiles au ventre rouge. Le gazouillis m’enivrait et j’ouvris les yeux. Son regard aux pupilles dilatées, dont je ne voyais plus les iris, me transperçait avec la même fixité que celle d’un aigle observant sa proie. Il continuait de m’embrasser, picorant ma langue prisonnière, lorsque la sonnerie retentit. C’est comme ça que j’ai goûté à la drogue pour la première fois.

 

Je perdis vite pied avec la réalité. L’année scolaire touchait à sa fin, Victor ne venant plus à l’école depuis plusieurs semaines, la drogue manquait complètement. En classe, sans pouvoir m’empêcher de bavarder, j’ai d’abord montré de l’exaltation, me passionnant pour les cours de français, en particulier les poèmes de Baudelaire. Le ciel bas comme un couvercle, les paradis artificiels me renvoyaient à ma propre situation. Ce poète avait trouvé les mots qui me manquaient pour dire ce que ressentais. À la maison, je les recopiais, les accrochais partout sur les murs de ma chambre. Les grandes vacances approchaient, il faisait chaud, le jour et la nuit se confondaient. Je ne pensais même plus à manger ou à dormir. Absorbés par leur travail, mes parents ne s’aperçurent de rien. D’ailleurs, ma mère me parlait à peine et mon père me vantait sa double vie. Quand nous étions tous les deux, il répétait que dans l’existence, il n’y avait que le sexe et l’argent qui comptaient. Cette satisfaction qui le caractérisait, son orgueil, ses allusions m’insupportaient.

 

Ma première fugue consista à marcher sur la route pour rejoindre le bourg. La brume était tombée, voilant le croissant de lune. Je m’aventurai dans la nuit noire, ma lampe de poche éclairant péniblement le chemin. Des chouettes hululaient dans les fins fonds de la campagne. Les maisons qui bordaient la route dormaient, persiennes abaissées. Parfois, les blés des champs bruissaient plus ou moins fort et un lièvre détalait. Ce n’était pas une impression mais une réalité : le Sheitan m’avait envoûtée. Partout autour de moi, je ne voyais que de mauvais djinns. Ce paysage infernal, composé de marécages, m’épouvantait et, justement, je cherchais à rejoindre la gare pour le quitter au plus vite. Inquiète, je marchais à vive allure jusqu’au moment où j’aperçus, trouant le brouillard, les phares d’une voiture qui s’arrêta à ma hauteur. La vitre abaissée, le conducteur me lança :

— Vous avez besoin d’aide ?

En guise de réponse, je montrai du doigt un faisceau lumineux, bleuté, ratissant le lointain, qui était projeté par la discothèque du coin.

— Quel âge avez-vous ? demanda le type.

— Allez, monte, fit celui qui se tenait à la place du mort. Nous aussi, on y va.

Ils devaient avoir l’âge de mon père, leurs grosses têtes patibulaires se détachaient dans la pénombre. Sans un mot, j’ai continué de marcher, tandis que la voiture me suivait en roulant au pas. Déjà, ils s’amusaient de la situation.

— T’es jeune, toi.

— T’es pucelle ?

— T’as déjà fait l’amour avec un homme de notre âge ?

 

Je frissonnais, j’en avais la chair de poule, tant je crus ma fin arriver. Je m’attendais à ce qu’ils sortent tous les deux de la voiture mais ils se parlaient pour se mettre d’accord sur ce qu’ils allaient faire de moi. Comme je courais pour leur échapper, le chauffeur passa son bras par la fenêtre et agrippa ma blouse afin de me tirer à lui. Il me maintint par l’encolure du vêtement et entreprit de la déchirer. Une autre voiture arriva en sens inverse puis ralentit sa course. Je courus dans sa direction, levai les bras, appelai au secours, et les vieux s’enfuirent en faisant vrombir leur moteur.

 

À la maison, ma mère dormait au rez-de-chaussée, tandis que mon père roupillait à l’étage depuis plusieurs semaines. J’avais ôté ma blouse. Seule une veste de jean recouvrait mon torse. Frigorifiée et encore sous le choc, j’éprouvais un besoin de réconfort et de tendresse comme celui d’être étreinte par des bras paternels. J’ouvris la porte de la chambre. La pièce baignait dans le noir. À son souffle court, à peine perceptible, j’aurais juré qu’il ne dormait pas. Sur la pointe des pieds, je soulevai la couette et m’allongeai à ses côtés. Il était nu, ne bougeait pas. Je me retins de me nicher contre lui. La chaleur de son corps m’attirait et je me contentai d’enrouler mes jambes autour des siennes. Ce fut à ce moment-là qu’il gémit mon prénom. Le ton qu’il employa manifestait un tel embarras que j’en appuyai sur l’interrupteur pour qu’il voie que je n’étais pas celle qu’il croyait. Son premier réflexe fut de loucher sur mes seins. Comme les deux vieux de la voiture. Je ne savais plus ce à quoi je me livrais, ce que je disais : « ils sont plus gros que ceux de maman, non ? Tiens, dis-moi. » La veste en jean tombée sur la moquette, je me nichai contre son torse, me frottai à lui pour voir s’il était bien comme ces deux libidineux. Il en frissonna de plaisir.

 

En réalité, les hommes sont partout pareils. À Gênes, le soleil brillait, le ciel était dégagé, les montagnes entouraient le port. Les bateaux de plaisance agrémentaient la vue sur laquelle donnait la fenêtre de ma chambre. Pourtant, les jeunes de mon âge continuaient de s’écarter à cause des neuroleptiques dont on me gavait, de tous ces kilos qu’ils me faisaient prendre et de ma démarche lourde. L’élocution m’était devenue difficile. On aurait dit une handicapée mentale.

 

 

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