Créé le: 09.09.2021
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Mon cher Edouard

Correspondance

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© 2021-2024 Akim Fesch

Rien de tel que la haine pour enfin trouver le bonheur...
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Mon cher Édouard,

Je suppose que vous êtes étonné de recevoir de ma part cette lettre simple alors que nous ne communiquons plus depuis longtemps que par le truchement de nos avocats. Il faut bien reconnaître que le différend qui nous oppose n’est pas de ceux que l’on observe d’habitude dans l’arène du CAC40. Mon éviction tient d’avantage du parricide que de l’OPA. Vous resterez à jamais pour moi l’escogriffe efflanqué, à peine sorti d’HEC, qui consacrait ses premiers salaires à rembourser son prêt étudiant. Si je n’ai pas fait votre carrière, Edouard, je vous ai permis de sauter plusieurs étapes dans le cursus honorum des loups de la finance et de l’industrie. J’avais décelé en vous des qualités exceptionnelles, vous n’avez pas déçu mes espérances. La confiance que je vous ai témoignée, vous avez su l’utiliser pour construire ma perte et me supplanter. Alors que je vous considérais comme mon successeur quand le temps serait venu, vous avez organisé votre prise de pouvoir dans le temps qui vous convenait. Si j’avais détecté votre talent je n’avais pas perçu la noirceur de votre âme. Vous avez planifié ma perte, mes mises en examen, mes destitutions avec une telle précision, qu’il m’a été impossible de réagir. Le fait que la frappe ait été froidement déclenchée par vous, mon disciple et mon bras droit, m’a conduit à concevoir à votre endroit une haine comme l’histoire du monde doit en compter bien peu. Il est vrai que rien ne pourrait définir ce que vous êtes, sauf peut-être cette invective infamante de trois syllabes dont usent certains Marseillais en guise de point d’exclamation.

Oui, j’avoue être arrivé au paroxysme de la haine. Une haine obsessionnelle, tellement présente en moi qu’elle prenait une consistance matérielle. Je pouvais la toucher. Il me semblait que ma main pouvait courir sur elle comme sur le bois vernis d’un cercueil…

Le point culminant de cette animosité presque inhumaine, je l’ai ressentie en sortant du Palais de Justice entre deux gendarmes. J’étais arrivé chez le juge d’instruction aussi serein qu’on peut l’être en de telles circonstances. Mais au fur et à mesure que le petit juge gauchiste sortait, en cachant mal sa jubilation malsaine, des éléments accablants dont vous étiez le machiavélique artisan, je voyais mes défenseurs se regarder, hébétés, et éviter mon regard… Je n’ai jamais su comment vous aviez pu constituer ce dossier à charge qui contenait des pièces indubitablement signées de ma main… C’est prodigieux. Pour la première fois de mon existence, j’étais totalement désemparé. Je n’avais rien vu venir et j’étais confronté à la trahison de celui en qui j’avais placé toute ma confiance.

Et puis ce fut la prison de la Santé, lugubre et sonore… dans cette cathédrale puante et glacée j’ai dépassé tout ce que peut offrir la haine à l’esprit humain.

Et puis un matin, au deuxième jour de ma détention, un maton a ouvert la porte de ma cellule au préposé à la bibliothèque, un détenu, sorte de clochard philosophe qui m’a tendu un petit livre racorni, un peu cradingue, même, en me disant : « J’ai ce qu’il vous faut ». Il s’agissait d’un ouvrage d’Épictète : « Ce qui dépend de nous ». Un concentré, en quarante pages, de l’essentiel du stoïcisme. J’ai lu ce petit opuscule en moins d’une heure. Je me revois, assis sur cette couchette dure, me disant que j’avais vraisemblablement tout perdu et que malgré tout… Malgré le désespoir et la haine du naufrage que je vivais, une petite graine d’espérance commençait à germer dans mon esprit, totalement incongrue au regard de ce qu’avait été ma vie.

Mais c’est lors de ma remise en liberté que l’effet de cette lecture salutaire se fit sentir. En moins d’un mois j’avais tout perdu : mes fonctions retirées, mes participations suspendues, mes avoirs gelés, mes « amis » qui ne décrochaient plus leur téléphone… harcelé par la presse j’ai dû me replier chez les deux dernières personnes sur lesquelles je pouvais compter. Cloîtré dans une maison de campagne en Sologne, je trouvai une paix inattendue. Le message d’Épictète est simple : accepter ce que l’on ne peut éviter et jouir de ce que l’on a… Je ne sais pas si j’obtiendrais une bonne note à un contrôle de philo avec ce raccourci mais c’est ce que je retenais de la lecture de l’opuscule de mon ami clochard (car nous avions de longues conversations lors des promenades, qui m’apportaient beaucoup de sérénité et quelques poux…). J’étais comme le grave marin de La Bouteille à la mer de Vigny : je me croisais les bras dans un calme profond. Je n’avais plus envie de me battre. La haine qui s’était allumée en moi comme un feu de paille s’éteignait. Et je commençais à penser non pas à ce que j’avais perdu mais à ce que pourrait être ma vie. Je me rendais compte que tout ce pour quoi je m’étais battu comme un chien tout au long de mon existence ne représentait plus rien pour moi. Le pouvoir, l’argent, la célébrité… J’avais perdu tout cela et je m’en trouvais heureux.

Édouard, je suppose que vous recevrez cette lettre vendredi, jour auquel je me soustrairai à l’obligation de pointage de mon contrôle judiciaire pour la bonne raison que depuis dix jours, je vis sous une vraie fausse identité dans un pays paradisiaque, dont les dirigeants, dans leur louable clairvoyance n’ont pas jugé utile de signer une convention d’extradition avec la France. Vous pensez bien que j’avais conservé dans le secret des coffres helvètes quelques avoirs qui me permettront de vivre dans le confort, sinon dans le luxe, pour le temps qu’il me reste. Vous n’imaginez pas la paix de l’âme que j’ai trouvée ici, sous les palmiers, face à une mer toujours émeraude… je me livre sans réserve aux seules passions qui m’aient jamais distrait de mon travail : la plongée et la pêche sous-marine. Je découvre les délices de la frugalité. Je n’ai qu’une bonne, une mère de famille qui fait mes courses, mon ménage et ma cuisine. Je lui sers l’équivalent d’un smic français, autant dire une fortune et elle s’en sent redevable au point de se croire obligée d’éponger les vestiges de ma libido quand le besoin s’en fait sentir. D’une certaine façon, cher Édouard, c’est à vous que je dois la félicité dans lequel je baigne désormais. C’est à votre ambition, votre prodigieux machiavélisme, votre absence totale de sens moral…

Pour tout cela, je tenais donc à vous dire merci.

Ce trône que vous avez usurpé à mon détriment, considérez que vous êtes désormais légitime pour y siéger. Je vous le cède. La situation est plus inconfortable qu’il n’y paraît. L’observateur voit le bois précieux doré à la feuille, les marqueteries et les épais coussins de velours grenat. L’occupant sent les clous de tapissier et les tessons de verre qui tiennent lieu de bourre. Il ne soupçonne même pas ce petit ressort secret qui peut l’éjecter à tout instant. J’en ai fait l’amère expérience et je vous souhaite tout le confort possible dans cette position incommode.

Bonne chance à vous Édouard !

Avec mon exotique souvenir

 

Charles D’Ardemoncq

 

PS : Je suppose que vous vous inquiétez pour votre fils dont vous n’avez pas reçu de nouvelles depuis maintenant près de deux semaines. Je tiens à vous rassurer sur un point : il n’a pas souffert. Ou très peu. Il a singulièrement manqué de tenue quand on lui a coulé les pieds dans le béton, m’implorant, me suppliant, morvant plus qu’il ne pleurait… C’était assez désagréable de voir ce garçon, d’ordinaire tellement sûr de lui, s’effondrer ainsi et manquer à ce point de dignité. Il gigotait de façon grotesque quant on l’a amené vers le bord et poussait des cris de goret qu’on égorge. Mais moins d’une minute plus tard, il n’y avait plus une seule bulle à la surface. En somme, tout s’est passé très vite.

Commentaires (2)

Thomas Poussard
14.09.2021

Ai beaucoup apprécié ce texte... jusqu'au PS qui m'a laissé partagé : d'un côté c'est inattendu et jubilatoire, d'un autre côté, ça casse avec l'image que l'on se fait du personnage - que l'on ne s'imagine pas du tout rendre ses comptes de cette manière. Mais c'est juste une opinion personnelle.

AF

Akim Fesch
15.09.2021

Merci pour ce commentaire. Oui, le PS est à contrepied, l'auteur n'est pas aussi apaisé que le texte de la lettre pourrait le laisser croire... S'agissant d'un baron du CAC 40, on peut penser qu'il est plus proche du crocodile que du lapinou... Epictète était un grand philosophe, mais pas un thaumaturge...

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