Créé le: 08.09.2020
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Miranda

Fiction, Histoire, Nouvelle

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© 2020-2024 Léo Girasole

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Le 29 février s'est déjà produit. Et le 29 février s'est produit un drame. Ce soir, Miranda est revenue en ville pour parler de ce drame avec quelqu'un. Un étudiant, comme elle. Un étudiant capable de lui apporter une réponse.
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Bonsoir, Miranda. Rentre, il fait froid cette nuit. Tu n’as pas eu trop mauvais temps, depuis l’Oregon ? Tu as fait bonne route ?

Donne, je vais prendre ta veste. Ne sois pas si fébrile, rien ne peut nous arriver ici. C’est un appartement tranquille.

Tu veux fumer ? Tu te sentiras mieux. J’ai acheté des Persona cette après-midi. Je sais que tu n’aimes pas beaucoup ces cigarettes, mais c’est tout ce que j’ai ici. Prends mon briquet, si tu veux, le jaune, sur la table. Non ? Tu es sûr ? Tu as faim, peut-être ? J’ai encore des saucisses dans le frigo. Comme tu veux.

De quoi est-ce que tu veux qu’on parle ? Tu vois toujours Rita, tu sais ce qu’elle fait en ce moment ? Non je ne l’ai pas vu récemment.

Tu sais, parmi toute cette bande qu’on formait la première année, je me souviens surtout de toi. Cela fait seulement deux ans, mais à part quelques visages et le tien, tous les autres étudiants ne sont que des ombres pour moi, rien de plus. On a vraiment vécu de bons moments ensemble.

Tu entends ce chien ? Il me réveille souvent, la nuit. Il aboie fort oui, mais rien de bien grave, je dors bien en général.

Comment ? Tu veux qu’on parle de lui. Je ne sais pas trop ce que je pourrai dire de Bob. Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que je te dise que je me sens terriblement navré, que c’est un accident injuste qui n’aurait jamais dû arriver ? Je te le dis, voilà.

Comment ? Non, au contraire, je trouve qu’il a été vraiment touché par une bonne étoile. J’ai compris que ce n’était pas un truc de gamins, c’était un acte grave et c’est pour ça que je suis très content qu’il soit encore en vie, Miranda. J’ai eu très peur pour lui. D’ailleurs, j’ai été l’un des premiers à lui rendre visite à l’hôpital. Il était vraiment dans une mauvaise phase à ce moment-là et quand je lui ai parlé, il s’est même confié à moi avant de voir ses parents.

Tu sais, je ne pense pas qu’on sorte indemne d’un accident comme celui-ci. On est blessé à vie, meurtri dans sa chair. De toi à moi, je pense que le cadeau que je lui ai fait en venant à l’hôpital lui a fait plaisir. Je ne me suis pas trompé : dès qu’il a vu cette édition de Faust, la même édition qu’il utilisait et annotait, j’ai pu voir qu’il était touché. Vraiment touché.

Pardon ? Je ne pense pas que ce soit un cadeau banal, non. C’était quelque chose d’intime, parce que je le connais bien. Et j’étais fier de ne pas m’être trompé quand je lui ai offert ce livre. De toute façon, je le gardais avec moi depuis un moment, je ne savais plus quoi en faire.

Quand je suis venu le voir, le médecin lui avait déjà dit qu’il ne pourrait plus remarcher. Je suis entré dix minutes après qu’il ait appris cela.

Bob était désespéré et pendant que je te parle, il est encore dans sa chambre d’hôpital. Il doit souffrir. Énormément.

Je peux fumer une cigarette, ça ne te dérange pas ? Je sais que tu as toujours eu du mal avec la fumée des Persona.

Oui bien sûr que la police est venue. Pas le jour même, pas le 29 février, non. Le lendemain, je crois.

Les policiers ont commencé par interroger ceux dont Bob pouvait se souvenir à son réveil. Je les ai trouvés immondes, ces policiers. Se tenir devant le lit d’un étudiant qui ne se servira plus de ses jambes et qui restera à jamais dans un fauteuil roulant… et l’interroger, froidement, alors qu’il est encore en état de choc. Je crois que le médecin leur a dit un mot à ce sujet, à quel point leur comportement était inadmissible. Mais est-ce qu’ils ont seulement entendu le son de sa voix ? Je me le demande.

Il n’a pu nommer personne. Non. Bob ne pouvait pas dire « C’est lui le coupable ». Il n’avait rien vu, juste senti quelqu’un qui le poussait dans le dos, très fort. Il a perdu l’équilibre, il devait marcher vers les escaliers… et cette impulsion, ça a suffi pour le précipiter dans les escaliers. Aucun témoin ne s’est présenté à la police. On ne sait rien.

Toi tu étais en Oregon, tout cela doit te paraître rapide, mais je ne sais pas combien de temps ont pu durer ces questions, ces interrogatoires. Longtemps.

De toi à moi, je n’y ai pris aucun plaisir. L’atmosphère du poste de police, les salles closes, leurs regards suspicieux, bah ! Et leurs questions stupides, leurs atermoiements, leurs menaces à peines voilées… en plus, comme je voulais moi aussi les aider pour retrouver l’auteur de cet accident, je trouvais que toutes ces manœuvres n’étaient pas nécessaires.

Il fait froid, non ? Hé, dis-le moi, ce n’est pas comme si on se connaissait à peine. Je vais fermer la fenêtre.

Les interrogatoires en règle, tout le monde y a eu droit. Je suis le premier que tu viens voir depuis que tu es revenue en ville, c’est ça ? Tu as marché jusqu’ici dès ta descente du bus, oui. Mais franchement, tous les autres te diraient la même chose. Tu sais…

Écoute je ne peux pas vraiment te dire pourquoi mais je pense que ce sera très dur de savoir qui a pu faire ça à Bob. Quand on a appris l’accident, et surtout après les interrogatoires, les flics ne pouvaient pas nous empêcher de nous retrouver pour en parler ensemble, entre nous, tu vois ? Et crois-moi, cela ne pouvait nous faire que du bien.

Alors j’ai beaucoup discuté avec ceux de la bande, et j’ai bien vu qu’ils pensaient comme moi. Et même la police pense ainsi. Ils savent tous que cette chute dans les escaliers va mettre du temps à être résolue.

Je ne pouvais pas le dire à Bob bien entendu, pas quand je me trouvais là, devant lui, debout sur mes deux jambes pendant qu’il était allongé, paralysé dans son lit d’hôpital. À ce moment, comme je te l’ai dit, il venait d’apprendre qu’il ne marcherait plus jamais. Non, non, je ne pouvais pas lui dire que l’enquête allait prendre du temps. Je ne lui ai même pas dit que nous avions été interrogés par la police. Donc, j’ai gardé tout ça pour moi… comment ? Oui, tous. On a tous été interrogés. Tu sais, être en Oregon n’a pu que te protéger de ces interrogatoires. Je ne te dis que la vérité.

Heu… Samantha, Louis, Nickie et Jake. Tous les quatre, et moi. Mais lui, particulièrement. Jake, je veux dire. Les policiers voulaient en savoir plus sur lui.

Oui je l’ai ressenti. Ils me posaient beaucoup de questions sur lui et sur l’amitié entre Bob et lui. Ceci dit, c’est peut-être un truc. Ils ont pu parler de moi à Jake, de la même manière. C’est possible, mais j’ai bien senti cette tendance dès les premières minutes. J’ai cru que c’était juste une manière pour eux de détourner mon attention pour amener… je ne sais pas, un aveu, quelque chose. Un indice.

Ce que je leur ai dit sur Jake… rien de plus. Que je connaissais Jake. Que c’était un ami, quelqu’un de marrant, mais un étudiant très secret aussi, très timide, et qu’il ne fallait surtout pas le titiller sur sa vie privée. Il avait été plusieurs fois violent quand il sortait avec Samantha, tu t’en souviens… bien sûr qu’il fallait que je leur raconte cela, est-ce que tu crois qu’ils m’ont laissé le choix ? Tu aurais fait pareil toi aussi, tu aurais dit la même chose. Je ne le dénonçais pas, je n’ai dénoncé personne enfin, Miranda, ils me demandaient de parler de Jake et quand il a été tellement violent avec Samantha ça nous a tous choqués à l’époque ! Toi et moi les premiers, souviens-toi. Je n’avais aucun intérêt à cacher ça. Cela m’aurait même fait du tort. Tu comprends bien que si je n’en avais pas parlé, cela aurait été Louis ou Samantha elle-même qui aurait tout raconté au sujet des coups de sang de Jake.

Alors tu vois bien, j’ai dit ce qu’il fallait. C’est-à-dire la vérité, ni pour accuser Jake ni pour l’ériger en citoyen modèle.

Et surtout que… rien. Non je n’allais rien dire, arrête maintenant. Calme-toi. Je sais qu’il est à l’hôpital, est-ce que j’y suis pour quelque chose ?

Même eux, même ces flics qui me posaient des questions et qui cherchaient à me faire peur, ils n’ont pas eu à insister longtemps pour me faire parler de Bob. Tous, d’ailleurs, quand les flics nous ont interrogés, on a parlé de ça, à un moment donné. Tu vois de quoi je parle ? Au sujet de Bob.

Au sujet de ce que Bob est. Je ne vais pas t’apprendre un secret, mais il a toujours été quelqu’un… d’emmerdeur. Il voulait faire rire à tout prix mais il ne se rendait jamais vraiment compte qu’il faisait du mal, et que ses plaisanteries étaient souvent blessantes pour les autres. Humiliantes, même.

Tu sais qu’il ne voyait plus Louis pendant un temps à cause de cela, parce que Louis jurait qu’il lui casserait la gueule s’il le revoyait. À cause d’une des blagues de Bob, une… vraiment une mauvaise blague que Bob lui avait faite.

Mais… bien sûr, Miranda. Ha ha ha ha ! Je te reconnais bien dans ce que tu dis. Fraîche et bucolique, toi, la ravissante fille aux cheveux blonds qui effeuille ses pensées en posant le même regard compatissant sur le monde et les hommes. Toi tu ne dis jamais rien d’un coup, et s’il faut qu’on te dévoile quelque chose il faut le faire délicatement, c’est ça ?

C’est vrai Miranda, sois réaliste. Si nous sommes restés les amis de Bob, c’est parce que nous avions traversés ces épreuves qu’il nous infligeait. Moi comme les autres, nous sommes passés par ces rites que son esprit fantasque voulait nous faire traverser. Tu t’attendais à quoi ?

Les flics veulent avoir Jake parce que lui, Bob l’avait choisi entre tous. Une victime de premier choix, si tu préfères. Et Jake avait pourtant été suffisamment vigilant pour ne pas se faire piéger par Bob, mais Bob était vraiment malin.

Alors j’ai dit aux flics quel cadeau m’avait fait Bob. Bon, puisque je ne te l’ai jamais dit, je vais te le raconter, ce ne sera pas long.

C’était pour la fête de fin d’année, la fin de l’année civile. On avait passé quelques semaines intenses, ces examens où tout le monde pensait s’être planté, tu t’en souviens ? J’avais besoin de me détendre un peu, tout le monde en avait besoin. La soirée se passait bien, on était tous dans cette grande salle et je suis sorti dehors pour fumer.

Oh non, ce que Bob m’a fait ce soir c’était quelque chose de très prosaïque, un acte qui correspondait totalement à ce qu’il est. À son humour, qui est juste de la malveillance, finalement.

Bref, je sortais de la salle. Il était derrière moi, et j’ai senti qu’il me tenait par les épaules. Et soudain il m’a poussé de toutes ses forces en hurlant « Un flingue, il a un flingue ! » Et il m’a poussé tellement fort que je suis tombé à plat ventre sur le sol.

J’avais le visage et les vêtements couverts de boue. Je me suis relevé, j’ai été aidé par d’autres étudiants, mais… à ce moment-là j’aurai encore été capable de lui pardonner, tu sais ? Je veux dire que je connais Bob depuis longtemps et je sais qu’il est souvent d’une gaminerie qui frise la provocation gratuite, alors oui, parce que je le connais et parce que je l’aime bien, j’aurai pu rire et même applaudir à cette plaisanterie.

Mais il avait prévenu tout le monde, ce soir-là. Ils riaient tous, certains prenaient des photos. J’étais complètement souillé. Ça, je ne l’ai pas accepté. Qu’il ait fait de sa plaisanterie un pugilat.

Il est plus tard que je ne le pensais. Tu es sûre que tu ne veux rien manger ? Je vais me prendre une autre cigarette.

Qu’est-ce que tu dis ? Oui, de toute façon il avait toujours été méchant quand il voulait faire ces plaisanteries. Même lui ne riait pas. Il regardait la conclusion de ses tours avec une satisfaction très cruelle.

Bien sûr, on lui a plusieurs fois fait payer ses plaisanteries, tu sais. Nous ? C’est moi, Louis, Jake, Samantha, Nickie. À tour de rôle ou en s’y mettant à plusieurs, on a essayé de lui renvoyer un coup, de lui faire mal. C’était simplement de la justice, tu comprends ? Souvent, et même très souvent, il mêlait à ses plaisanteries des humiliations qui font, oui, qui sont rares mais qui font très mal. Alors on a plusieurs fois cessé d’être ses jouets afin de lui faire, à notre tour, des plaisanteries… presque sur le même ton que les siennes. La même bêtise.

Généralement il était humilié en public. Mais je n’y mettais aucun entrain. Je n’avais pas envie de le faire, je ne trouvais pas en moi une réelle envie de lui faire du mal. Parce que…

Comment te dire ça ? Bob adorait les plaisanteries, lui. Je me demande si ce n’était pas ce qui était le plus désolant.

Parce qu’à vouloir nous venger, nous nous sentions au final encore plus honteux et plus cons que lui. Lui ? Mais il riait aux éclats lorsqu’il était humilié en public ! Il adorait être pris à son propre piège. Et s’il restait de la peinture dans le seau, il s’en jetait encore sur la figure pour parfaire le désastre, pour rajouter un ton plus profond encore, une autodérision totale, un détachement incroyable par rapport à nos plaisanteries – notre vengeance.

Tu sais qu’on pense en général que les gens qui sont les plus drôles et qui humilient tout le monde sont les plus susceptibles, mais lui, non. Il a désamorcé ainsi chacun de nos coups.

Et maintenant les flics les connaissent aussi, toutes ces saloperies que Bob nous a faites. De ma bouche, de celle de Samantha, de Nickie, de Louis… Jake, ils voudront le garder plus longtemps, parce qu’il était devenu d’année en année la victime préférée de Bob. Mais pour être honnête… Jake a seulement été gratifié de trois plaisanteries en public. Moi et les autres, seulement une. Alors je ne trouve pas que cela fasse une grosse différence, mais pour les flics oui.

Et Jake était dans le bâtiment quand cela a eu lieu. J’ai oublié de te le préciser ? Oui, il était le seul étudiant dans cette partie du bâtiment, en haut des escaliers, et moi j’étais dehors. Il fallait que je voie quelqu’un dans les chambres du campus. J’étais là presque en même temps que les pompiers, ils sont arrivés très vite. Bob était allongé au pied des escaliers, avec son corps en miettes.

Quand le médecin et les policiers lui ont posé la question directement, il leur a dit qu’il avait senti qu’on le poussait du haut des escaliers, le 29 février dernier, alors que le deuxième étage de l’université était désert. Et c’est tout. Et maintenant, il ne peut plus marcher, il ne marchera jamais plus.

Il est tard. Tu veux une cigarette ? Non, toujours pas ? Je suis d’accord c’est quelque chose d’horrible, cet accident. Miranda, toi tu ne changes pas, tu restes immanquablement la douce Miranda. Voilà sans doute la plus grande part de ta beauté. Jamais on ne peut te prendre en faute concernant quoi que ce soit, n’est-ce pas ? Fraîche comme un archange. Tu me feras toujours sourire.

Quoi ? Jake ? Il n’est pas capable de faire quelque chose comme ça, c’est exactement ce que je pense. Pousser quelqu’un du haut des escaliers, non. Impossible. S’il y a un procès, je témoignerai en sa faveur. Il n’aurait jamais fait un truc pareil à Bob, mais tu connais la justice : plus tu fais preuve de véhémence, plus tu es volubile et plus tu deviens le coupable idéal, à leurs yeux. Tu caches quelque chose simplement parce que tu parles beaucoup.

Comment ? Oui je parle depuis un petit moment, moi aussi. Comment ? Ha ha ha ha ha ha ha ! Allez Miranda, ne sois pas timide. Tu crois que je serais capable de faire ça ?

C’est ça ? Tu penses que j’aurai pu le pousser dans l’escalier, puis leur mentir ? Tu penses que j’aurai pu leur mentir comme je t’ai menti à toi, en décidant de tout te raconter, avec négligence, en fumant des cigarettes ?

Dis-moi, Miranda. N’aie pas peur. C’est vraiment ce que tu crois ?

C’est ce que tu crois, Miranda ?

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