Créé le: 01.05.2016
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Mémoires d’amnésique
Aussi profond que j’essaie de creuser ma mémoire, mes souvenirs ont toujours fait le yo-yo.
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Aussi profond que j’essaie de creuser ma mémoire, mes souvenirs ont toujours fait le yo-yo. Ce n’est pas ma psy qui dira le contraire, elle qui m’encourage deux fois par semaine à dérouler le fil ténu qui devrait m’aider à me resituer dans le présent. Elle met une patience infinie à reformuler au plus près les moindres faits que je parviens péniblement à faire ressurgir de quelque part dans mon cerveau.
Mais la séance du jour marque un événement spécial. Les yeux de la psy se veulent plus expressifs et sa voix plus triomphante qu’à l’ordinaire. Elle m’annonce la nouvelle :
– Voilà, c’est notre dernier entretien, vous avez retrouvé la majeure partie de votre mémoire. Donc, mon diagnostic est positif, vous allez pouvoir retrouver votre vie.
– Bon, magnifique, merci beaucoup.
– J’ajoute que le Dr Drovich ici présent est de mon avis.
Elle se tourne vers le docteur qui m’a pris en charge depuis mon entrée dans la clinique. Il acquiesce avec un sourire :
– Oui, en effet, de mon côté, je peux assurer radios à l’appui, que votre traumatisme crânien est résolu. Seul conseil, allez-y doucement pour commencer.
– Bon, merci à tous les deux, je sors quand ?
– Je suis prêt à vous signer un bon de sortie immédiate. Passez au service social avant de partir, je vous prie.
– Je n’y manquerai pas, merci encore.
Le médecin plisse les yeux d’un air amusé, en ajoutant :
– Cette histoire d’amnésie ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir, si j’ose dire !
Je partage son éclat de rire et serre les mains des deux médecins avant de m’éclipser. Je suis pressé, au cas où ils se raviseraient.
Comme par enchantement, l’endroit où je dois me rendre est très précis dans ma tête, de même que le trajet pour m’y rendre. Ça ne devrait pas me prendre plus d’une petite heure : métro, bus, train, marche à pied. J’espère arriver avant la nuit, parce qu’après le coucher du soleil, il ne fait pas bon être dehors en plein hiver…Assis sur la banquette de Skye, tandis que défile un paysage que j’avais oublié, je m’efforce de me remémorer comment cette histoire a commencé.
En premier, je me souviens d’un bel après-midi d’été où tout le monde riait sur la plage, enfin tout le monde sauf moi. Les gens étaient gais, les enfants couraient partout, les vagues allaient et venaient, le marchand de glaces poussait sa charrette dans le sable en criant : « esquimaux, glace à l’eau, cornets glacés, boissons fraîches ».
Je me souviens aussi d’avoir voulu m’inviter dans leur club. Mais pour être accepté, il fallait avoir une carte de membre. Alors, je suis reparti avec un formulaire d’inscription. Le montant de cotisation à payer représentait beaucoup plus que tout ce que je recevais des services sociaux pour une année entière.
Je me souviens être entré dans la basilique toute pimpante sur la place. C’était calme et un peu sombre. J’ai voulu m’asseoir sur un des bancs pour me reposer, mais une vieille femme s’est retournée vers moi, en me regardant pas très aimablement. Sûr qu’en voyant mes cheveux longs et mon jeans assez crasseux, elle a dû prendre peur. Je suis ressorti vite fait. J’aurais bien voulu voir leur dieu, mais il n’était pas là. Dommage, j’avais tant de choses à lui demander.
Je me souviens aussi d’avoir un peu plus tard piqué une colère contre un type qui insultait le rom qui mendiait devant le grand magasin. Comme s’il faisait partie d’une espèce supérieure au reste de l’humanité, ce gars méprisant n’avait aucun respect pour la misère humaine. Alors, j’ai pris dans ma poche quelques pièces que je gardais pour au cas où et je les ai mises dans la main du mendiant. Aussitôt, je me suis senti bien, mais vraiment bien, comme je ne l’avais plus été depuis très longtemps.
Je me souviens qu’ensuite deux policiers en uniforme sont arrivés avec leur air dominateur, celui qu’on leur apprend à l’école de police pour impressionner les gens. Moi, ils ne m’impressionnaient pas, ce sont de humains comme nous tous. Ils n’ont pas eu l’air d’apprécier que je le leur dise. Le plus grand m’a attrapé par l’épaule. « Casse-toi, le fada » qu’il m’a crié en me crachant ses postillons au visage. J’ai voulu protester comme quoi j’étais dans un pays libre où j’avais le droit de m’exprimer. Mais sans avertissement, le plus petit m’a balancé un coup de matraque très violent à l’arrière de la nuque.
J’ai dû tomber contre le rebord du trottoir, parce que ça m’a fait un drôle de bruit dans la tête.
Tiens, je crois que c’est à cet instant précis que la mémoire m’est véritablement revenue. En premier, s’imposent à moi les mots d’une chanson qui me vont droit au cœur, comme s’ils avaient été écrits à mon intention. Je sens des larmes couler de mes yeux, mais peut-être est-ce du sang ? Ma tête vient de prendre un sacré coup. J’entends (ou est-ce que je m’imagine?) chanter à l’intérieur de moi : « Je pleure de tristesse, depuis si longtemps, depuis que des jours de malheur me poursuivent, comme un vent froid venu du Nord, un vent qui griffe et qui mord, c’est Laura qui a pris mon cœur et c’était tout ce que j’avais ». C’est un long périple qui s’ensuit, entrecoupé de moments confus où j’ai comme l’impression de plonger dans un brouillard épais d’où l’on me tire sans ménagement : Monsieur, est-ce que vous m’entendez ? Dites-moi votre nom, monsieur, allez, réveillez-vous. Puis le bruit des sirènes qui s’éloignent enfin pour me déposer tout brisé sur un lit d’hôpital, le corps relié par des fils et des tubes à des machines qui émettent des sons et clignotent dans la nuit.
Tout compte fait, ce coup sur la tête m’a un peu remis les neurones en place. Par contre, je n’ai pas encore récupéré toutes mes forces. Et c’est passablement fatigué que j’atteins le but de mon voyage du jour. Je stoppe un instant devant le porche de la propriété pour reprendre mon souffle. De l’extérieur, tout me semble tel que je l’avais laissé derrière moi bien des années plus tôt, dans des circonstances que j’ai un furieux besoin d’éclaircir. Le mur qui soutient le portail majestueux est toujours de guingois. Personne ne s’est donné la peine de le redresser. La tourelle nord de la bâtisse
principale n’a pas perdu son air de vigile, un peu comme si elle avait mission de surveiller la plaine qui s’étend au pied des Préalpes, si loin que le regard est à chaque fois comme illusionné. Les maisons apparaissent si petites à l’autre bout du paysage qu’on se croirait dans un jeu de poupées, où les proportions ont été réduites pour que des enfants puissent s’y rêver en adultes.
Je pensais retrouver la clé dans la terre de la jarre de pierre au bas de l’escalier de l’entrée. Mais il n’y a rien d’autre qu’un caillou tout boursoufflé d’aspérités. Sa couleur jaune scintillant me rappelle quelque chose de très lointain. Je garde ma trouvaille dans la main. Son contact ranime en moi une impression vague déjà ressentie. Mais le plus urgent, c’est que je puisse entrer rapidement dans la maison, en l’occurrence ma maison, comme je le suppose sans en être absolument certain. Il faut que je me mettre à l’abri, c’est vital, En effet, en quelques minutes, le jour est tombé et avec lui la température. Elle doit bien être descendue à huit degrés en dessous de zéro. J’ai terriblement froid. Je me sens très affaibli tout d’un coup. Pire, j’ai des moments d’absence durant lesquels je ne comprends plus rien, ni ce que je fais là, ni même qui je suis. Sauf que me revient par bribes ce que j’ai affirmé à l’employée du service social qui m’a reçu juste avant mon départ de l’hôpital :
– Ne vous faites aucun souci pour moi. Mon frère va m’accueillir chez lui.
– Tant mieux… pourtant, selon votre dossier, vous n’avez pas eu beaucoup de visites durant vos longues semaines parmi nous.
Elle a soupiré, l’air dubitatif :
– Enfin, si vous me dites que vous savez où aller…
– Si, si, je vous assure, d’ailleurs, je vous appellerai dès que je serai installé.
– D’accord, faites ça, s’il vous plaît.
Maintenant, me voilà au pied du mur comme on dit. En la circonstance, je dirais plutôt derrière une porte fermée !
Je contourne la maison pour regarder dans la cour rectangulaire formée par les autres bâtiments : maisons d’habitation, corps de ferme, grange. Il fait bien sombre sans rien pour m’éclairer. La neige crisse sous mes pas, mes bottes s’enfoncent jusqu’aux chevilles dans les congères qui se sont formées de part et d’autre de ce qui devrait ressembler à un chemin. Je n’y vois décidément rien. Je manque de m’étaler contre une clôture à moitié ensevelie sous la neige. Il ne faudrait pas que je me casse quelque chose, ça pourrait m’être fatal. Mes oreilles sont douloureuses à cause du froid. Un sifflement martèle sans arrêt ma tête. Les rabats de ma casquette ne suffisent pas à apaiser ce bruit ininterrompu. Je me couvre le visage avec mon écharpe qui me semble tout à coup bien mince pour me protéger efficacement du vent glacial. Toutes mes forces sont concentrées dans l’idée d’avancer, ce qui m’est de plus en plus pénible. Vais-je trouver quelqu’un ? Qui ? Ou alors toute la ferme est-elle désespérément vide ?
Déchirant l’obscurité, un éclair me surprend tout à coup. La lumière me vrille les yeux. Une main sur le visage j’attends. Un projecteur s’est allumé et jette une lueur intense sur le perron de la maison face à moi.
Une porte s’ouvre, quelqu’un scrute l’obscurité. Sa silhouette projette une ombre immense sur la surface glacée de la cour. Une voix crie :
– Hé ! Vous là-bas, vous cherchez quelque chose ?
Je sursaute en reconnaissant le son de cette voix :
– C’est toi Pierre ?
– On se connaît, allez montrez-moi votre tête…
Je prends soin de découvrir mon visage et de rabaisser le capuchon de mon manteau. J’avance vers le perron, en essayant de sourire : c’est bien mon frère. Mais lui ne semble pas encore tout à fait certain de m’avoir reconnu :
– Guillaume, est-ce que c’est toi ?
Mes deux pieds enfoncés dans la neige refusent d’avancer. Les battements de mon cœur s’accélèrent, mes tempes bourdonnent. Nouveaux éclairs de lumière, toute la cour s’est maintenant illuminée, ce qui me force à remonter l’écharpe sur mes yeux. Le tissu est tout trempé. Je secoue la neige qui s’est accumulée sur mon manteau. Je sens une présence s’approcher de moi, mais rien de menaçant. Alors que mes yeux sont toujours aveuglés par la lumière des projecteurs de la cour, une main touche mon épaule. Je suis surpris, un peu sur la défensive. La main est chaude, rassurante et ne cherche pas à m’emprisonner.
Sans aucun doute, c’est la voix de Pierre, mon frère :
– Guillaume, petit frère, c’est bien toi. Je suis si content de te revoir, après toutes ces années.
– Oui, c’est moi, un peu trempé.
– Viens, dans la maison, ne reste pas dehors, avec ce froid.
Je rabaisse l’écharpe, je cligne des yeux toujours gêné par cette lumière trop vive. A travers la neige qui tombe en rideau, je reconnais le regard bleu sombre de mon frère. J’avance vers le perron d’un pas mal assuré. Des tremblements incontrôlables secouent mon corps de manière sporadique. Ce doit être l’effet combiné du froid et de l’émotion de ces retrouvailles. Je me sens comme l’enfant prodigue de retour chez lui. Pierre me soutient pour monter les quelques marches et me guide vers l’entrée en m’avertissant :
– Tu vois, ça a un peu changé, depuis le temps
– Mais ce n’est pas du tout la maison des grands-parents.
Je ne reconnais rien. Le hall me paraît bien trop haut, le carrelage blanc et noir a été remplacé par du travertin. Je suis sûr que nos grands-parents n’auraient jamais repeint les murs de cette couleur rouille foncé. Les quelques repères enfouis dans ma mémoire défaillante volent en éclat. Je commence à faire demi-tour pour ressortir. Je voudrais crier, mais ma voix se bloque sous l’effet de l’anxiété. C’est presque chuchotant que je m’adresse au grand type qui soudain ne ressemble plus du tout à mon frère et me paraît tout à fait inconnu :
– Non, non, ce n’est pas leur maison. Laissez-moi partir. Je ne sais pas qui vous êtes.
La main s’est crispée sur mon épaule, tandis que je cherche à me dégager, pris de panique. Avant que j’aie eu le temps de franchir le seuil, quelqu’un claque la porte. Je sursaute tandis qu’une voix féminine résonne dans le hall :
– Guillaume, hello, on se calme, c’est moi, Jenny, tu me reconnais, moi ?
Son rire clair vrille mes tympans. Un parfum embaume l’espace. Je lève la tête pour regarder l’inconnue. Je trouve que ses yeux pourraient bien être ceux de Jenny, mais dans le visage d’une autre personne : grande femme aux cheveux lisses qui encadrent son visage, lèvres pleines, dents blanches. J’essaie de m’exprimer calmement, mais je ne parviens qu’à lui crier :
– Tu n’es pas Jenny !
Elle semble trouver la situation follement drôle, alors que moi, je ne sais plus où j’en suis.
– Oui, oui, c’est bien moi Jenny et toi, tu es Guillaume. Regarde donc avec moi.
Sa main chaude et parfumée saisit la mienne par surprise. Elle m’attire de l’autre côté du hall. Je n’ai plus très envie de résister. Elle répète :
– Regarde avec moi, là dans le miroir.
Deux personnes s’y reflètent : une femme élégante, un collier de perles sur un chemisier bleu nuit, un pantalon blanc au pli impeccable tombant sur des chaussures brillantes, le sourcil interrogateur : Jenny, pas Jenny ? A ses côtés, cet homme frêle et pale sous un manteau de laine qui dégouline de neige fondue, le bas du visage masqué d’une écharpe trempée, ce serait moi Guillaume… pas l’air bien du tout.
Je n’ai pas le temps d’avertir. Mes forces me trahissent. Mes jambes ne me portent plus. Je cherche en vain un appui. Dans le miroir, j’ai juste le temps de me voir vaciller avant de m’écrouler. La pierre jaune que je gardais serrée s’échappe de ma main et rebondit sur le carrelage. Tout devient noir devant mes yeux.
Une odeur de cannelle me ramène peu à peu à la réalité. Au fur et à mesure que le voile brumeux qui brouille ma vue se dissipe, je réalise que je suis dans une grande pièce à l’éclairage tamisé. Un feu crépite doucement dans une cheminée d’angle. Je suis étendu sur un canapé. Assis face à moi, Pierre me fixe avec anxiété. Il a son smartphone en mains et semble chercher un numéro :
– Je suis très inquiet, j’appelle les urgences
– Pas la peine, je suis sorti de l’hôpital ce matin
– Tu nous as fichu une de ces trouilles. Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Désolé, c’est juste un peu de fatigue.
– Tout de même, tu as eu de la peine à me reconnaître.
– Oui, c’est vrai. Mais maintenant, je n’ai plus de doute.
Celle qui prétend s’appeler Jenny apparaît soudain dans la pièce. Elle dépose un plateau sur le guéridon et me propose de me restaurer un peu
– Je t’ai préparé du thé et aussi quelque chose que tu aimes par-dessus tout.
– Ah ? et qu’est-ce que c’est ?
– Goûte et tu vas reconnaître les saveurs d’antan.
Je rassemble quelques forces pour m’asseoir et puiser dans le plateau. Ce pain d’épices est tout simplement parfait. Le morceau que j’ai en bouche rassemble toutes les saveurs et dans leurs proportions exactes, telles que les aurait approuvées ma grand-mère : le miel, le sucre vanillé, l’anis, la muscade, le gingembre et bien sûr la cannelle.
– Hum ! oui, c’est exactement la recette de grand-maman. Est-ce vous… heu toi, qui l’a fait ?
– Oui, je n’ai eu qu’à suivre la recette sur son cahier que tu dois connaître. Elle l’avait toujours à portée dans l’un des tiroirs de son fameux buffet de cuisine. Pierre, viens à mon aide, je t’en prie. Ton frère est vraiment difficile à convaincre.
– Guillaume, je confirme : oui, c’est bien Jennifer, Jenny comme tu la surnommais quand vous étiez gosses. Elle est ma compagne depuis maintenant quatre ans.
– Mes félicitations à tous les deux.
Pendant la discussion, je savoure le thé à la cannelle, tout aussi délicieux que le pain d’épices. Je sens des forces me revenir, je vais pouvoir en arriver à ce qui me tracasse depuis mon arrivée.
– Dis-moi, Pierre, j’ai cherché sans succès la clé de la maison des Privet, comme nous l’appelions dans le temps. Tu as une idée ?
– Ecoute, Guillaume, il faut que je t’explique. Le bâtiment est en pleine restauration, il a fallu entreprendre quelque chose avant que cela ne tourne mal. C’est surtout le toit que commençait à m’inquiéter…
– Ouai, c’est trop gentil, mais tu aurais pu me consulter. Sauf si j’ai manqué un épisode, cette ruine, comme tu la décris, est encore ma propriété.
– Ça ne fait aucun doute, mais n’oublie pas que nous sommes sans nouvelles de toi depuis presque 10 ans.
– Huit ans, et il ne fallait pas m’enterrer avant le temps.
– Il ne s’agissait pas de t’enterrer, mais plutôt de protéger ce qui t’appartient en propre.
– Oui, excuse-moi, je suis lourd. Tu as très bien fait. Je n’étais pas en état de le faire moi-même. Mais maintenant que je me suis retapé, tout va changer.
Jenny me ressert du thé et je reprends aussi du pain d’épices, trop bon. Je me sens à nouveau d’attaque. Il faut pourtant que je reparte. Je n’ai aucune attirance pour le confort bourgeois dans lequel sont installés Pierre et Jenny. Pour des raisons qui m’échappent, j’ai fui tout cela depuis longtemps et je n’ai à cet instant aucune envie d’y replonger à nouveau. Ce n’est pas que je n’aime pas mon frère.
C’est plutôt ce qu’il a de tout temps représenté à mes yeux qui me va sur les nerfs : cette sorte d’assurance qu’il manifeste en toutes circonstances, cette impression de supériorité qu’il affiche depuis tout jeune et par-dessus tout cette façon d’étaler sa réussite avec l’interminable énumération de tous les personnages importants qu’il a rencontrés. Comment Jenny a-t-elle pu tomber amoureuse de lui ? L’amour et ses mystères…
Nous sommes à discuter dans ce salon depuis presque une heure. Il y a un bon moment que je cherche à me trouver une échappatoire, tout en présentant les choses de la meilleure manière qui soit, sans risquer de gâcher ces belles retrouvailles. Je recours à un stratagème qui, même s’il est très basique, fonctionne toujours assez bien : je demande les toilettes. En veillant à marcher très lentement, Pierre me fait retraverser le hall. Je désigne le sol encore marqué de larges flaques de neige fondue, séquelles de mon récent passage :
– Désolé d’avoir sali votre beau carrelage.
– Ce n’est pas grave, on passera un coup de serpillère après
– Après quoi ? après mon départ ?
– Non, pas question que tu t’en ailles dans cet état. On va te préparer une chambre d’amis et demain tu verras plus clairement ce que tu veux faire. Qu’en penses-tu ?
– Merci, aimable proposition qui mérite réflexion.
Assis sur la cuvette des toilettes, je réfléchis tout en me demandant pourquoi les gens trouvent toujours le moyen de flanquer des horreurs contre leurs portes de WC, genre plaisanteries archi connues ou reproductions de tableaux improbables.
Tout compte fait, je ne vais pas faire le héros et je vais accepter l’hospitalité qui m’est proposée. Après tout, ce sont les seuls membres de ma famille que j’approche depuis plusieurs années. Ils ont l’air plutôt accueillant et faire la fine bouche n’est vraiment pas d’actualité. D’autant que je n’ai pas d’autre alternative, sinon de retourner dans cet affreux squat où mes affaires ont déjà dû être redistribuées depuis belle lurette par les autres, si ce n’est revendues pour acheter toutes sortes de produits interdits.
De retour au salon, j’annonce ma décision. Je remercie dix fois mes hôtes qui sont ravis et se mettent en quatre pour m’accueillir dignement. Dix minutes plus tard, je me retrouve dans un lit très confortable, recouvert d’une couette épaisse qui fleure bon la lavande et surtout revêtu d’un de ces pyjamas à rayures, comme on en voit dans les vieux films américains. Je m’endors en quelques minutes…
« On était en été. La petite fille aux cheveux bouclés courait de ci de là en sautillant d’un pied sur l’autre. J’essayais bien de suivre la cadence, mais mon pied bot m’en empêchait. J’étais terriblement gauche. Cela me faisait souffrir d’être si peu rapide derrière elle qui riait de voir mes efforts désespérés pour avancer à son rythme. Elle jouait à prendre des directions saugrenues, tantôt à gauche, tantôt à droite, un moment à pleine vitesse, un autre moment au ralenti. Quand tout essoufflé, j’arrivais enfin à sa hauteur, cela faisait un bon moment qu’elle était couchée dans l’herbe haute, en grande conversation avec un bouquet de fleurs des champs.
Ce fameux jour, quelque chose a semblé briller dans la végétation. J’ai bloqué en plein élan : au beau milieu d’un buisson d’hortensias, une pierre jaune brillait comme un diamant. Je trouvais sa forme des plus bizarres et c’était ce qui m’avait attiré. Je passai mes doigts sur les boursoufflures du caillou pour enlever un peu de la terre qui le recouvrait. A ce moment, ma petite copine s’est rapprochée :
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Rien, j’ai trouvé une pierre précieuse
– Montre, laisse-moi la voir
– Tiens, regarde, mais rends-la moi
– Mais ce n’est qu’un caillou, il est tout bizarre
– Je te dis que c’est une pierre très précieuse, de grande valeur !
– Mais non, on en trouve des pareilles partout
– C’est une pierre unique, qui a un pouvoir magique que tu n’imagines même pas
– Magique, tu parles, quels pouvoirs a-t-il donc ton caillou ?
– Tu peux me croire, je ne t’ai jamais menti, hein dis ?
– Oui, ça c’est bien vrai. Mais là pour le caillou jaune, j’ai du mal. Tu me le dis alors, quels pouvoirs ?
Je pris mon élan, pour réfléchir à une histoire qui tienne debout, qui ne ressemble à aucune de celles que nous avions lues ensemble dans la bibliothèque tout en haut de la maison : contes pour les enfants sages.
Sur une inspiration, je me lançai :
– Tu vois, quand on va planter cette pierre précieuse dans un endroit secret, connue de nous deux seulement…
Je pointai mon doigt alternativement sur elle et sur moi en poursuivant :
– Eh bien, tant qu’elle va rester là où nous l’aurons plantée, personne ne pourra jamais détruire cette maison. Elle sera protégée, ainsi que tous ses habitants.
– Waouh ! génial, tu es sûr que ça va marcher ?
– Je te dis que c’est obligé.
J’avais pris soin de bien appuyer sur ce dernier mot. Néanmoins, un gros point d’interrogation subsistait encore dans les yeux de ma camarade de jeu. Mais sans me décourager, j’enchaînai sans attendre :
– Une telle pierre a été déposée sur cette propriété par des chevaliers qui l’occupaient dans l’ancien temps. Mes grands-parents, arrière, arrière, arrière grands-parents, puis mes parents en ont hérité. Nous resterons là tant que la pierre restera bien cachée au secret.
– Génial, comme ça on pourra vivre toute notre vie ici.
– Oui, bon maintenant, il ne nous reste plus qu’à trouver un endroit.
– Tu penses que ce grand pot près de ton entrée pourrait convenir ?
– Oui, c’est pas mal, peut-être un peu trop voyant pour un endroit secret, non ?
– Peut-être pas, j’entends souvent grand-mère dire que ce qui est le mieux caché est ce que l’on a sous nos yeux.
– Elle te le dit en patois, ça ?
– Non, je ne parle pas cette langue bizarre. Et chez toi, ils parlent aussi patois ?
– Oui, quand les parents veulent se dire des secrets, seulement pour les grands
– Cachottiers
– Bon, alors, si on se mettait au travail.
En me servant d’une petite pelle, cadeau d’un précédent anniversaire, j’entrepris de vider la jarre de pierre. Cela n’allait pas tout seul, la terre était bien tassée. Jenny m’aidait en préparant des petits tas de terre sur les marches de l’escalier. Ça nous avait bien pris l’après-midi entière pour tout faire. Une fois la pierre magique déposée dans le fond de la jarre et recouverte de terre, nous avions inventé un serment selon lequel aucun de nous deux ne révélerait à quiconque que les lieux étaient protégés par une pierre revêtue de pouvoirs bénéfiques transmise de génération en génération par des ancêtres chevaliers. »
C’est un rai de lumière entre les rideaux qui m’extrait sans violence de mon rêve. Je reste immobile, pour retenir ce qui m’est venu durant la nuit. En ouvrant les yeux, un premier objet s’offre à ma vue : le désormais familier caillou jaune avec ses étranges boursoufflures est posé sur la table de nuit, près d’une grosse clé de métal et d’une enveloppe, certainement une attention de mes hôtes.
La tête me tourne un peu quand je m’assieds pour examiner le tout. J’ouvre l’enveloppe qui contient trois billets de 100 francs et un carton frappé d’armoiries inconnues. Je lis : « Cher Guillaume, nous espérons que cette nuit t’a permis de récupérer. Nous devons absolument nous absenter quelques heures. Fais comme chez toi, le réfrigérateur est à ta disposition, la machine à café aussi (adores-tu toujours autant les ristretto ?). La clé ouvre la porte sur l’arrière de ta maison. Prends ton temps pour revisiter. Nous aimerions par-dessus tout te retrouver à notre retour. Si tu fais un autre choix, nous espérons que ces quelques billets t’aideront un peu. Nous avons retrouvé le caillou jaune dans le hall d’entrée et Jenny espère qu’il te rappellera quelque chose. Nous t’embrassons affectueusement. Pierre et Jenny. »
Je passe un grand moment sous la douche, je retrouve mes vêtements secs et repassés : quelqu’un a visiblement fait la lessive durant mon sommeil. Après un petit déjeuner vite avalé, accompagné d’un ristretto bien tassé comme je les aime, je décide de ne pas m’attarder. J’ai un peu d’argent, mes quelques affaires sont dans mon sac à dos, je serai très rapidement de retour en ville dans mon quartier habituel.
Au moment de quitter la maison, je me prends à penser : et si l’explication à toutes ces dernières années se trouvaient dans ma propre maison, à quelques mètres d’ici ? Pas compliqué, je n’ai qu’à y aller. La porte est un peu encombrée par la neige. A l’intérieur, le sol a été recouvert de papier épais, comme les peintres en utilisent comme protection.
D’un patio vitré parvient la lumière du jour qui éclaire un peu les pièces. Tous les meubles ont été recouverts de tissus qui ont dû être blancs en leur temps. Je ne ressens rien de particulier, bien que je sache que ces lieux m’ont été familiers. La mémoire fait un petit progrès quand je soulève un tissu posé sur un piano demi-queue qui occupe un angle de la pièce principale du rez-de-chaussée. Aurai-je su un jour en jouer ? Je ne m’attarde pas trop, je gravis les escaliers de pierre qui conduisent à l’étage. Un peu de clarté provenant d’un œil de bœuf éclaire un couloir flanqué de portes sur chaque côté, six en tout. Dans une des chambres, j’ouvre les portes d’une armoire, c’est vide, tout comme les tiroirs d’une commode. Sauf une odeur persistante produite par les lambris de pin des plafonds, ce lieu ne m’évoque rien de spécial.
De retour en bas, une pensée peu courageuse me traverse , celle de partir au plus vite pour ne pas avoir à rencontrer Pierre. Dans la cuisine, je retrouve quelques livres de recette. Il y en a un qui semble avoir été ouvert récemment. Peut-être Jenny y a-t-elle puisé la recette du délicieux pain d’épices. Je mets aussi la main sur autre chose : un album de photos. Là, ça devient intéressant, peut-être une piste. Je m’assieds et feuillette. Mon cœur se met à battre plus vite quand je reconnais des visages, le mien, les parents, Pierre gamin, Jenny comme dans mon rêve, des adultes plus âgés. Plus loin, une jeune femme apparaît, gracieuse, blonde, souriante, la classe, moi enlacé tout contre elle, photos de nous deux en mariés ? Étions-nous en couple ?
Ma respiration s’accélère, quand je me vois sur un bob-luge avec un petit garçon tout souriant. Ai-je un enfant ? Plusieurs ? Ensuite, je découvre, des pochettes de disques 45 tours, des articles de journaux, moi parmi d’autres musiciens. Est-ce que le nom de Guillaume Privet devrait me dire quelque chose ? Je n’en peux plus de questions. Il m’apparaît que tout un pan de ma vie a été perdu dans le cours des années, mais pourquoi ?
Un véhicule s’arrête devant l’autre maison. Pierre et Jenny en sortent pour rentrer chez eux. Je me rends compte que je resterai sans réponse, si je m’en vais sans les revoir. L’album à la main, je débarque dans leur maison quelques minutes plus tard. Pierre me fait asseoir. D’un air grave, il me demande si je suis prêt à entendre des choses qui vont, il en est sûr, me secouer très violemment. J’acquiesce un peu sur mes gardes :
– Tu voudrais apprendre de ma bouche ce qui t’est arrivé, alors voilà. Il y a une dizaine d’années, tu étais un jeune musicien prometteur, compositeur, chanteur, et tu avais tous les talents nécessaires.
– Moi, musicien ?
– Oui, Guillaume Privet, c’était toi. Tu étais en train de sortir de l’ombre après des années de galère. Mais ça a démarré d’un coup très fort pour toi et tu serais arrivé très loin, si seulement…
– Seulement quoi ?
– Si tu n’avais pas attrapé le melon, comme on dit aujourd’hui, la grosse tête. Plus personne ne pouvait te gérer, même tes plus proches amis, dont certains, entre nous, pensaient plus à profiter de la situation qu’à te protéger.
– J’ai déconné alors ?
– Oui, en grand. Ça n’en finissait plus, tes histoires de drogue, souleries, coucheries et tant d’autres. D’autant que tu avais Laura, ton grand amour comme tu disais, qui n’en pouvait plus de pardonner et Jeremy qui grandissait avec ton fâcheux exemple sous ses yeux de gamin.
– Je n’arrive pas à croire que j’ai été ce personnage abject.
– C’est pourtant bien ce qui est arrivé. On en a tous bavé, je t’assure.
– Désolé vraiment.
– C’est venu à un point où Laura a disparu du jour au lendemain avec votre fils. Moi, je me faisais un sang d’encre à leur sujet. Toi, tu pensais que tout allait rentrer dans l’ordre. Mais les jours, les semaines, les mois ont passé sans que Laura ne réapparaisse.
– Ne me dis pas que je suis resté sans réagir, tout de même !
– Tu as commencé à paniquer, à vouloir les retrouver, mais en vain. Tu as retourné vos relations, sa famille, et tout. Ils sont restés introuvables. Moi, j’avais de la peine pour toi, quand je t’entendais pleurer sur ton piano. D’un autre côté, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que Laura avait fait le bon choix.
– On peut arrêter un moment, là, j’ai du mal à supporter.
– Tu as voulu savoir, alors je te dis.
Je réalise soudain que j’ai été une belle ordure, même si sur certains points, toute cette histoire me semble tellement extérieure à moi, à la limite inventée. Je sors sur le perron, j’ai besoin d’air frais, je ne suis pas loin de m’évanouir sous le choc de ces révélations. Il semble que j’ai tout gâché, tout ce que la vie m’offrait : la musique, le succès, la famille. Penser que Laura, mon épouse, a dû s’enfuir pour m’échapper me perturbe en profondeur. Au-lieu de les aimer, j’ai pourri la vie de mes proches, au point qu’à l’heure qu’il est, mon fils doit me détester avec raison. J’ai soudain très honte de moi. J’ai de plus en plus envie de repartir dans ma ville, mendier quelques pièces au coin d’une rue, je ne pense pas valoir plus que ça. Et si…
Le piano est très désaccordé. Mes doigts sont engourdis par le froid et par le manque d’exercice. Je lutte pour retenir des vagues de sanglots qui me viennent, tandis que de ma mémoire refluent des souvenirs d’autant plus douloureux qu’ils deviennent plus précis et inattendus. Je me sens terriblement maladroit sur ce pauvre instrument. A force d’avoir été négligé, il est tout aussi mal en point que moi. A certains moments, une envie furieuse me prend d’arrêter de jouer, de tout plaquer là et m’en aller n’importe où. Alors je me force à persévérer, comme si je devais aller jusqu’au bout de cette tentative ultime de reprendre ma vie en mains. Après bien des tâtonnements, mot après mot, des paroles me viennent et note après note, une mélodie pour les porter :
« Et si c’était l’amour qui pouvait tout sauver, rallumer les étoiles qui meurent, consoler les enfants qui pleurent. Et si c’était l’amour qui pouvait nous faire rappeler ces jours où l’on s’aimait, ces jours où l’on chantait sans pouvoir s’arrêter. »
Dans un moment, j’irai chercher Pierre et Jenny pour remettre le caillou jaune dans la terre de la jarre près de l’entrée. Et la vie pourra recommencer, la douleur des souvenirs s’estomper, ma mémoire se guérir tout à fait.
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