Créé le: 06.08.2025
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Maudits mollets

Nouvelle, SatireComme au théâtre 2025

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© 2025 1a Asphodèle

Histoire librement inspirée de faits réels. Toute ressemblance avec des événements ou des personnages existants est loin d'être totalement fortuite...
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Il fit son entrée à la manière d’un pantin désarticulé, tellement long qu’il devait courber la tête et baisser les épaules pour ne pas se cogner à l’encadrement de la porte. Malgré tout, son corps dégageait droiture et rigueur. Il portait un accoutrement singulier : baskets blanches, pantalon de training noir, chemise blanche et veste en cuir brun sombre. Une besace en travers du torse venait compléter le tableau.

— C’est vous l’exorciste ? fit le visiteur sans préambule.

Assis sur un coussin devant une table basse, un homme l’observait avec amusement.

— L’exorcisme est une affaire de prêtre. Moi je suis un désenvoûteur.

— Du pareil au même.

— Pas exactement. L’exorciste vous libère d’un esprit, généralement un démon, qui a pris possession de votre corps. Pour ma part, je vous débarrasse d’un maléfice qui plane sur vous ou d’un mauvais sort que l’on vous a jeté.

Face à cette réponse, le visiteur resta coi un moment, les yeux fixés dans le vide, comme si ses pensées s’égaillaient sous d’autres horizons en quête de sens. Puis il revint au présent.

— Ouais, comme je disais, c’est du pareil au même.

— Prenez place, lui répondit, stoïque, le désenvoûteur.

Alors qu’il se contorsionnait pour s’assoir sur un coussin, le visiteur observa la pièce. De lourdes tentures bordeaux aux murs, quelques sculptures aux formes indéfinissables, un ou deux chandeliers discrets, une étagère garnie de livres et une très légère odeur d’encens. Un vrai décor de cabinet de madame Irma, sans les breloques.

— Voous devez m’aider, je n’en peux plus, soupira le visiteur.

— Vous êtes monsieur ?

— Gilles Duvanel. Vous pouvez m’aider, docteur ?

— Appelez-moi plutôt monsieur Kamil. Je ne suis pas docteur.

— Comme vous voulez, monsieur Kamil. Que pouvez-vous faire pour moi ?

— Difficile à dire, vous ne m’avez pas expliqué votre problème.

À nouveau ce regard qui fixe le vide, le temps que Gilles Duvanel intègre l’information.

— Ah oui, s’ébroua-t-il, juste.

Il se trémoussa, replia ses jambes devant lui jusqu’à son menton qu’il appuya dessus. Peu convaincu par cette position, il rabaissa ses jambes à droite et à gauche, comme une grenouille contorsionniste.

— Je suis maudit, lâcha Gilles Duvanel.

— Pouvez-vous développer, l’encouragea le désenvoûteur impatient d’entrer dans le vif du sujet.

— Les pantalons. Je ne trouve plus de pantalons à ma taille, dit-il en remontant ses genoux.

Axel Kamil observa son interlocuteur qui semblait décidément ne pas savoir quoi faire de ses jambes.

— Vous êtes une personne de grande taille, j’imagine que, à l’instar des personnes de petite taille, vous devez avoir des problèmes à trouver un vêtement qui vous sied. Vous devriez peut-être consulter un tailleur plutôt qu’un désenvoûteur.

— Non, vous ne comprenez pas, s’impatienta Gilles Duvanel, je n’ai aucune peine à trouver un pantalon de la bonne longueur. J’en ai plein une armoire. Le problème c’est que, dès que je les enfile, ils sont trop courts. Comme s’ils rétrécissaient à mon contact.

— C’est fâcheux ! compatit Axel Kamil.

— Je ne vous le fais pas dire.

— Pourtant, ça ne m’a pas frappé quand vous êtes entré. Vous êtes sûr que votre imagination ne vous joue pas des tours ?

— Votre scepticisme ne me surprend pas, répliqua Gilles Duvanel d’un ton froid et méprisant. C’est parce que les seuls pantalons qui veulent bien encore coopérer sont les bas de trainings. Pour les autres, rien à faire. Mais je m’étais préparé à ce genre de réaction.

Il se déplia d’un mouvement digne et précis, puis sortit de sa besace un pantalon bleu sombre.

— Vous avez une cabine pour que je me change ?

— Ce n’est pas exactement un magasin d’habits ici, s’excusa le désenvoûteur.

— Un paravent ? tenta Gilles Duvanel.

Il observa fixement son interlocuteur, comme si son regard suffisait à faire changer la situation. Devant l’absence de réaction, il se tourna et se changea.

— Et voilà !

— Ah oui, quand même, observa Axel Kamil.

Gilles Duvanel se tenait devant lui, dans son pantalon sombre de banquier modèle, ou d’assureur modèle, sauf que le pantalon s’arrêtait en haut des mollets, lui conférant un air de garnement surpris à faire l’école buissonnière.

— Vous me croyez maintenant ?

— Euh, fit Axel Kamil.

— Quoi ? s’impatienta Gilles Duvanel, vous pensez que je fais exprès de choisir des pantalons trop petits ?

— Non, c’est juste que je n’ai pas pu constater leur longueur avant que vous les enfiliez.

— Mais vous n’avez pas de cabine d’essayage.

— Je ne vois pas le rapport.

Gilles Duvanel se figea, le temps que l’information se décompresse dans son cerveau.

— Oui, c’est vrai, vous avez raison.

Il enleva son pantalon et le plaça devant lui.

— Là, vous voyez maintenant ?

Il tenait le vêtement à hauteur de ceinture, et le bas des jambes touchait le sol.

— Effectivement, la différence est flagrante, constata le désenvoûteur. J’imagine que ça vous pose problème ?

— Évidemment. Je suis cadre à la banque Boullier, répondit Gilles Duvanel en remettant son bas de training et reprenant place sur le coussin. Enfin, j’étais. Après trois avertissements pour tenue non conforme, je me suis présenté avec ce que je porte aujourd’hui. Ça a été la goutte d’eau.

— On ne plaisante pas dans votre banque.

— C’est un métier sérieux, confirma Gilles Duvanel sans saisir l’ironie.

— Vous n’avez pas pensé à vous mettre en congé maladie le temps de résoudre ce problème ?

— Ah… euh… non… C’est une bonne idée pourtant, reconnut Gilles Duvanel. Mais là, c’est un peu tard.

Dépité, il soupira, remua sur son coussin, déplia ses jambes, puis les rabattit sous lui, son inconfort émotionnel se répercutant dans tout son corps.

— Vous allez m’aider ? implora-t-il.

— Il faudrait m’en dire plus.

Gilles Duvanel se replia à nouveau en lui-même en quête de ses idées. Puis il s’activa, l’air ravi d’en avoir trouvé une qui convenait.

— Pour les recherches d’emploi, quand je vais à un rendez-vous, c’est la cata assurée. Heureusement, maintenant, il y a les entretiens Skype, mais à un moment il faut bien se rendre sur place. Et à chaque fois c’est la même rengaine : « votre tenue est tout à fait inappropriée ». On ne me prend plus au sérieux. J’ai peur d’être grillé.

— Je comprends, c’est terrible ce que vous traversez, compatit le désenvoûteur, mais…

— Ah oui, et puis il y a le golf.

— Le golf ?

— Oui. Je me disais que, là au moins, je ne risquais rien. Parce que les pantalons de golf …?

— … s’arrêtent aux mollets ? devina Axel Kamil.

Gilles Duvanel écarta les bras, paumes vers le haut en hochant la tête pour bien marquer qu’ils étaient sur la même longueur d’onde.

— Et bien figurez-vous que là aussi : BAM ! Mes pantalons de golf s’arrêtaient en dessous des genoux, comme de bien entendu, mais les chaussettes montantes, couvrant tout le mollet, je vous l’assure, se sont ratatinées au niveau de mes chevilles.

— Mais le golf c’est un sport, vous pourriez y aller avec votre bas de training.

Gilles Duvanel le toisa longuement, le corps figé d’exaspération.

— Le golf est un sport sérieux, monsieur Kamil.

— Comme la banque, murmura Axel.

— Pardon ?

— Non rien. Donc, vous avez arrêté le golf ?

— Pas trop eu le choix.

— Il y a le mini-golf qui pourrait…

Axel Kamil s’arrêta aussitôt devant la posture désapprobatrice de son interlocuteur.

— Vous ne saisissez pas la débâcle dans laquelle je suis, se lamenta Gilles Duvanel. Incapable d’exercer une profession ou de me détendre en pratiquant mon sport préféré.

— Il y a pourtant des métiers où votre tenue ne dépareillerait pas. Comme prof de fitness, coach, ou même barman.

— Vous plaisantez ? Je vous rappelle que je suis cadre dans une banque. Enfin, j’étais…

— Ouais, et il faut aussi certaines qualifications pour les métiers que je vous ai cités.

Gilles Duvanel haussa les épaules comme si c’était un détail. Il soupira et se perdit dans le vide une fois de plus.

— Bon, dit le désenvoûteur assez fort pour le tirer de sa torpeur. Au vu de ce que vous m’avez raconté, il me semble qu’effectivement quelqu’un vous a jeté un sort.

— Vraiment ? Vous allez pouvoir m’aider ?

— C’est possible.

— Comment ça « c’est possible »? Votre site Internet stipule que vous êtes le meilleur spécialiste de la région et vous me lancez un simple « c’est possible » !

— Il faut d’abord déterminer la raison qui a pu pousser quelqu’un à vous lancer ce sort. Avez-vous une idée d’une personne qui pourrait vous en vouloir ?

Gilles Duvanel contempla la tenture derrière le désenvoûteur un long moment, absorbé par sa réflexion.

— Non, je ne vois pas, conclut-il en secouant la tête.

Axel Kamil se retint de regarder au ciel. Rester professionnel lui demandait une concentration certaine.

— C’est normal, on n’est pas forcément conscient des offenses que l’on peut faire. Ça peut être un geste ou un mot qui nous semble banal, mais qui blesse une personne à notre insu.

— Oui, c’est vrai qu’on s’offusque pour un rien à notre époque. Les gens, surtout les jeunes, n’ont plus les épaules solides. À la moindre remarque, ça s’effondre.

— C’est une manière de voir les choses, tempéra Axel Kamil.

— Et puis avec les collègues aussi, c’est tellement tendu au travail ces temps-ci, les restructurations, les fusions, les réorientations, et tout et tout. Heureusement, je suis le spécialiste pour placer des plaisanteries bien senties pour détendre l’atmosphère. C’est important, non, de détendre l’atmosphère ?

— Certes.

— Je vous assure, tout le monde m’adorait, j’étais le boutentrain de la machine à café, le joyeux drille de la photocopieuse, le gai luron de l’économat. D’ailleurs c’est tellement douloureux pour eux de m’avoir perdu qu’ils préfèrent ne pas répondre à mes messages. J’ai arrêté de leur écrire, je respecte leur deuil. Vous voyez, je suis un collègue modèle.

— Je n’en doute pas.

— Non, je ne vois vraiment pas qui pourrait m’en vouloir.

— C’est fâcheux.

— Comment ça fâcheux ? s’étonna Gilles Duvanel, je vous dis que mes collègues m’appréciaient et vous trouvez ça fâcheux ?

— Sans contexte, c’est toujours plus difficile de procéder à un désenvoûtement.

— Vous êtes pourtant le meilleur.

— Oui. Mais je ne sais pas si, étant donné les circonstances qui vont me demander un travail considérable, vous aurez les moyens de me payer.

— Ne vous souciez pas de ça.

— Très bien. Alors revenez demain, que je puisse me préparer et l’affaire sera réglée.

— Parfait. À demain.

Gilles Duvanel se déplia, s’étira de tout son long, faisant balancer le plafonnier au passage et sortit comme il était entré, à la manière d’un pantin désarticulé.

Axel Kamil s’assura que son client avait bien quitté les lieux avant d’appeler sa fille.

— Camille, tu es là ?

— Oui, fit une petite voix derrière les tentures bordeaux.

— Viens ici.

Les rideaux s’écartèrent, révélant un passage et des appartements privés. Une jeune fille d’environ dix-huit ans fit son apparition.

— Tu veux me voir papa ?

— Tu as tout entendu ?

— Oui, admit-elle.

— C’est bien à la banque Boullier que tu as fait ton stage le mois passé ?

— Euh…. hésita-t-elle.

— Et tu connais Gilles Duvanel ? poursuivit-il comme si elle avait répondu positivement.

— Ouais, je l’ai croisé une ou deux fois, reconnut-elle.

— Camille…, insista Axel Kamil.

— Bon, OK, c’était mon maître de stage, explosa-t-elle. Un gros lourd qui faisait des blagues pas drôles, qui se moquait de ses collègues et rabaissait ses subordonnés. Par contre, devant ses supérieurs, toujours à faire le coq. À vomir.

— Tu as toujours été impulsive, comme ta mère, soupira-t-il. Qu’est-ce que tu lui as lancé comme malédiction ?

— Qui te dit que c’est moi ? Aucun de ses collègues ne le supportait.

— D’abord les personnes capables de lancer des malédictions ne courent pas les rues. Et puis je reconnais ta signature : quelque chose de suffisamment handicapant pour ravager sa vie professionnelle et privée sans nuire à son intégrité, c’est ton genre ça.

— Et alors ? Il l’a bien mérité.

— Sans doute. Mais là la plaisanterie a assez duré, non ?

Camille croisa les bras d’un air boudeur. Puis, sous le regard appuyé de son père, elle céda.

— OK, comme tu veux. Je désenvoûte sa poupée.

— Attends demain, la retint Axel Kamil, quand il reviendra.

— Oui, bien sûr. J’espère au moins qu’il paye une fortune.

— Suffisamment pour qu’on le désenvoûte.

— Parfait, se réjouit-elle.

— Dis, qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu lui lances ce sort ?

— Ça a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Parce qu’il n’en était pas à sa première remarque désobligeante.

— J’espère bien.

— On s’est retrouvé tous les deux dans l’ascenseur et il m’a demandé si j’avais de l’eau à la cave.

— Quoi ? Ça n’a aucun sens.

— Ben si, il se moquait de mes pantalons 3/4.

— Ceux qui s’arrêtent aux mollets, sourit Axel Kamil, je reconnais que le sort colle parfaitement.

— Merci papa, fit Camille en lui assénant un bec sonore sur la joue.

Elles est douée, songea-t-il fièrement alors que sa fille disparaissait derrière les tentures bordeaux.

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