Maman, ton ennemie

C'est une mère qui écrit à sa fille, qui ne veut plus la voir, qui ne veut plus rien savoir. Cette mère est devenue l'ennemie, sans le vouloir, de son enfant, qu'elle aime et chérit plus que tout. Par amour pour elle, cette mère va accepter de devenir cette ennemie que sa fille souhaite tant.
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Ma chérie,

 

Tu as décidé de faire de moi ton ennemie. C’est dans cet esprit que je te prends à la lettre.

 

Je suis ta maman, et être ton ennemie me fait trembler comme une feuille. Moi qui t’ai donné la vie, moi qui t’aime plus que tout ce qui peut être au monde, moi qui te regarde depuis ta naissance, depuis même avant ta naissance… Tes premiers pas, tes petites robes que j’ai cousues ave joie, tes larmes, tes sourires, tes grands yeux ouverts sur le monde.

 

Maman imparfaite que je suis, que j’ai été, que je serai, mais maman qui a fait ce qu’elle a pu, ce qu’elle pouvait, au mieux de ce qui était au moment de le faire. Une maman. Ta maman, ton ennemie.

 

Tu as décidé que j’étais ton ennemie. Pour des raisons que je ne saisis pas vraiment, tu as fait de moi l’incarnation du mal, le diable, la méchante. Tu m’exclus et me rejette, et je reste face à mon impuissance, à mon incompréhension. Tous mes efforts restent vains. Non seulement je suis la cause de cette distance que tu as mise entre nous deux, mais en plus tu ne veux rien entreprendre pour la réduire, pour nous retrouver, pour renouer le lien qui existait entre nous. Tu veux le vide, tu veux cet espace, tu veux ce silence, tu me l’imposes, et je n’ai qu’à accepter. Accepter d’être refusée, rejetée, éloignée de toi et de ton fils. Mon petit-fils.

 

J’ai deux choix, un paradoxe qui fait que je n’ai pas de vrai choix : soit j’accepte d’être la méchante, et je fais ce que tu veux et valide par la même occasion que je suis bien celle qu’il faut éviter à tout prix, soit je refuse de l’être, et suis en opposition avec toi, ce qui me vaut l’éloignement et le rejet. Paradoxe, double injonction, je suis fatalement prise au piège.

 

Je dois trouver une autre voie, celle qui ne me fait ni accepter d’être la méchante et te plaire, donc te déplaire ainsi, ni refuser de faire ce que tu veux car sinon c’est l’exclusion immédiate.

 

Alors j’ai décidé d’accepter. Non pas d’être mais de jouer le rôle de la méchante. Je vais endosser le déguisement de la vilaine sorcière, avec un affreux visage, comme le diable imagé, en violet avec des grandes cornes rouges. Je vais endosser ce costume, je vais jouer ce rôle, en espérant qu’avec le temps tu te l’appropries, que tu trouves drôle comme dans les carnavals ce costume exagéré, grossier, qui fait peur sans faire peur. Je vais jouer le rôle de la méchante sorcière, celle qui fait peur. Je vais accepter de jouer le rôle de ton ennemie, ainsi tu pourras me haïr si tu le souhaites, me détester, me tenir éloignée. Je serai la cause de tes malheurs, et de tous les malheurs de la terre si tu le veux. Tu pourras même dire que s’il pleut, c’est de ma faute. Ou bien que si tu es en retard au travail, c’est de ma faute. Que si ta vie est un enfer, c’est de ma faute. Que ton patron est un imbécile ? C’est de ma faute. Tout. Je prendrai tout. Tant que cela te soulagera. Tant que cela te permettra de grandir, de continuer à vivre. Je prendrai tout le mal qui est lourd et qui t’empêche d’être heureuse. Je prendrai tout ce que tu ne veux pas prendre pour toi, tout ce que tu rejetteras, je le mettrai dans un grand sac, que je porterai avec mon costume. Imagine la scène, une vieille femme, laide, couverte d’un déguisement de diable, avec un gros sac sur le dos, qui se traîne comme une vilaine sorcière, un monstre.

 

Un jour tu verras que ce monstre est juste recouvert d’une peau de bête, une peau d’âne. Que ce déguisement n’est qu’un déguisement. Et que sous la bête que tu as projetée, se trouve une reine, une reine portant une robe de lumière et d’amour. Une reine comme toi, ma chérie, ma princesse. En observant bien, avec le cœur, tu découvriras une déesse, une déesse de notre Mère Nature, une femme magicienne qui a donné la vie. Une déesse comme toi, ma chérie. Sous la peau de la bête tu verras aussi qu’il y a une femme, tout simplement une femme, avec un cœur grand comme un soleil, pour y accueillir ses enfants. Un cœur de femme, comme ton cœur de femme, ma chérie.

 

Je me dis parfois que tu as tant regardé les dessins animés dans ton enfance que tu revis les contes de fée de Blanche-Neige ou Cendrillon. La princesse, qui a une très méchante marâtre, pour se sauver est obligée de quitter la maison et doit se réfugier, soit dans la campagne, soit dans le sommeil pour cent ans.

 

Ce qui sauve ces princesses est le baiser du prince charmant, comme s’il fallait quitter la mère, et le père, pour pouvoir commencer sa vie de femme avec un homme. Ma princesse, tu as trouvé ton prince, tu as donné vie, tu as un fils. Tu es la mère, maintenant. Comme moi.

 

Tu as fui la vilaine marâtre pour créer ta propre histoire. Je comprends. Tu as besoin de fuir cette marâtre, ton ennemie. Je suis cette ennemie-là, l’ennemie du temps de la croissance, de l’indépendance, de la maturité et de la liberté.

 

Je suis ta mère, ta pire ennemie. Pour que tu puisses vivre ta vie, en toute liberté, je dois l’accepter.

 

Que dois-je faire pour faire une bonne ennemie ? Une bonne ennemie doit dire et faire des choses négatives, méchantes, désagréables… Je réfléchis à ce qui pourrait te faire plaisir. Te dire que tu es une mauvaise mère ? Te dire que tu me déçois comme fille ? Te dire que tu me fais souffrir ? Que tu éduques mal ton fils ? Suis-je assez vilaine dans mes propos ? Mes jugements sont-ils assez méchants ? Est-ce que je joue bien mon rôle ?

 

Mes paroles sont terribles. J’espère que tu es fière de moi et que je joue bien mon rôle de méchante, pour pouvoir être moi, ta mère, ton ennemie.

 

« En vérité, je vous le dis, je suis méchante car dans une dispute je n’ai pas pris parti pour elle contre ton frère. Sachez que je maintiens cette méchanceté, et m’y agrippe comme à une canne. On peut d’ailleurs rajouter cet élément au déguisement de la vieille sorcière sous sa peau de bête qui porte un gros sac et s’appuie sur un bâton. Comme maman je ne prends pas position pour l’un ou l’autre de mes enfants, jamais. Je prends toujours le parti de la famille. Je suis la grande méchante qui ne voulait pas casser la famille en mille morceaux. C’est vrai, je l’avoue. »

 

Alors, ma chérie, tu l’as fait, tu as préféré casser la famille plutôt que de te réconcilier. Tu as préféré la division à l’union. Tu as désigné les diables.

 

Je mets ceci dans mon grand sac, avec le reste de ce que tu ne veux pas porter.

 

L’enfant qui naît fait naître sa mère dans le même temps. De femme, en te donnant naissance, je suis devenue mère, comme toi tu es passée de femme à mère à la naissance de ton fils. Ce lien restera toujours, quel que soit ton âge et ton choix de vie, tu resteras ma fille. Comme ton fils restera toujours ton fils. Toujours. Tu as décidé que j’étais ton ennemie, c’est d’accord, je jouerai ce rôle jusqu’au moment où tu n’en auras plus besoin, et pourtant, je resterai toujours ta mère.

 

Cette affreuse vieille déguisée en diable qui traîne le sac de ce que tu ne veux pas, s’appuyant sur son bâton, c’est ta mère. C’est l’image que tu écris de ta mère. C’est ta création. Tu vois ce que tu veux voir. Sache, ma chérie, que tu peux changer ta vision quand tu veux, mon cœur est toujours ouvert pour toi.

 

Comme dans les contes de fée, il serait une fois, un jour, un beau jeune homme, un prince charmant peut-être, qui croiserait une vieille femme couverte d’une peau de bête, ployant sous un sac trop gros pour elle. Ce jeune homme pourrait proposer son aide à la vieille, qui, en le regardant de ses yeux bleus, lui ferait un grand sourire. Alors peut-être qu’il l’aiderait à traverser, lentement, et une fois de l’autre côté, en regardant la vieille sorcière s’appuyer sur son bâton continuer son chemin, il pourrait se dire : « Et si c’était ma grand-mère ? ».

 

Ta maman, ton ennemie.

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