Créé le: 14.08.2022
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Madeleine

Contes, FantastiqueDestinée 2022

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© 2022-2024 Eleven

© 2022-2024 Eleven

Cette histoire explore le symbolisme du diable comme porteur de lumière, la lumière qui dévoile les secrets, comme quelqu'un qui exprime et vit ses désirs, mais aussi comme quelqu'un qui ne sait pas quand s'arrêter.
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I

-Foutue sorcière !

L’endroit est presque noir. Elle rit.

-Comment diable avez-vous su ? -demande Gabriel.

Brisa hausse les épaules. La lumière d’une bougie solitaire fait briller ses yeux.

– Tu es une sorcière… -parvient-il à dire quand elle pose son index sur ses lèvres.

Gabriel engloutit son doigt et le corps de Brisa frissonne de plaisir. De sa main libre, elle pince la soie et soulève sa robe noire pour le chevaucher. Elle lui tire les cheveux en arrière et sent son désir ; elle l’embrasse une fois, doucement ; une autre fois, plus fort, laissant sa langue serpenter à volonté, l’invitant à l’abandon gratuit.

Il ne lui laisse aucun répit ; il lui mord l’oreille et lui tire les cheveux entre deux baisers. Elle ne peut pas s’arrêter, elle ne veut pas. Gabriel fait lever les bras de Brisa pour faire glisser la soie noire vers le haut. Désespéré, grâce à la bougie, il est capturé par des yeux verts d’où jaillissent ordres et supplications. Les baisers portent et apportent des saveurs contrastées ; les jambes en sueur sont maintenant des tentacules indiscernables ; il continue à l’embrasser en s’agrippant à son cou et en la soulevant dans la chambre. Il la laisse tomber sur le lit et la tripote. De deux mains, il enlève ses sous-vêtements et sent la douceur de ses hanches. Perdu et fou, transformé en bête, il s’approche.  Il pue la luxure ; à chaque poussée, il fait frémir Brisa. Des voix, il ne reste que des tons indéchiffrables, des gémissements qui s’échappent lorsque le toucher est insuffisant. Dans la mer de ses sens et de ses plaisirs, avec un domino de lumières urbaines en arrière-plan, le chaos règne.

Ils sortent ensemble depuis un an. Il l’a rencontrée dans un bar en ville à la fin d’une journée pourrie. Il a suffi qu’il la regarde pour qu’elle lui offre une bière. Il était excité par son audace. C’était la vie d’un agresseur, un type sans pitié qui sautait de lit en lit. Cependant, tout a changé depuis qu’il a rencontré Brisa. Maintenant, il y a des choses qui l’ancrent inévitablement : ces yeux verts infernaux, de nouvelles nuances, le sexe explosif et, surtout, les détails parfaits. À lui, qui a tâtonné dans la caverne de la vie, elle a rendu le feu.

Brisa semble aimer la rudesse : une gifle soudaine et innocente quand ils parlent, la main qui serre son cou pendant qu’ils s’aiment dans les vestiaires d’un magasin. Et cela le fascine. Chaque gémissement est un triomphe ; chaque bleu, un prix.  C’est pourquoi il perd la tête devant ces yeux verts, car elle vend chèrement sa reddition. Brisa n’est pas l’imbécile qui s’est laissée tomber enceinte, ni l’idiote qui a refusé de financer ses plaisirs. Non. D’une certaine façon, Brisa sait ce qu’il veut et ce qu’il veut le plus. Elle le lui a prouvé plusieurs fois : d’abord l’acceptation de la violence, puis les vêtements, et maintenant le bracelet à pointes qu’il vient de lui offrir.

Après le combat, deux corps fumants gisent sous les draps roulés. Elle suffit à parfumer la pièce et à éteindre le feu qu’elle a allumé. Il ne reste rien de la bougie et de la bête.

 

II

Le soleil lui brûle le visage. Brisa se lève sans ménagement et enfile sa chemise. Elle entre dans la cuisine sur la pointe des pieds. Dans un grand bol, elle fouette les œufs avec un fouet en mouvements rapides sans faire de bruit. En remuant constamment, elle ajoute le reste des ingrédients dans l’ordre. Il n’arrête pas de frapper jusqu’à ce que son bras lui fasse mal. Une demi-heure plus tard, le lait chaud et les tasses posées devant un lot imbattable, elle revient dans la pièce. Gabriel est endormi et sa bouche est entrouverte. Elle passe sa langue sur le bord de son oreille. Dans un monde où tout tend à devenir routinier, même pour lui, elle est inévitable. Brisa lui chuchote quelque chose et il se lève d’un bond. Sans qu’elle le lui demande, il met son bracelet et la regarde s’éloigner dans le couloir. De la cuisine provient un arôme enivrant qui l’invite et le possède maintenant.

Ils s’assoient l’un en face de l’autre et entrelacent leurs jambes. Brisa verse du lait chaud. Le sucre est suivi par la cuillère qui s’enfonce dans la tasse et fait tourbillonner le mélange. Les madeleines ont l’air moelleux et sortent du moule comme de petits volcans faits maison. Gabriel n’en peut plus et tend la main. Elle lui tape dans la main pour qu’il s’arrête.

-Laisse-moi le faire, demande-t-elle.

Pour lui, tout se passe au ralenti : Brisa prend la madeleine par la base, la dépouille lentement, la libère du papier enroulé, la retourne et la plonge dans la tasse avant de la lui offrir. Gabriel ferme les yeux et réalise qu’il n’a pas besoin de ses mains pour consommer l’acte.

C’est l’amour à la première bouchée, une bouchée qui le transporte. Dans la transe, il se voit dans la cuisine de la maison de son enfance, un bâtiment dans une communauté rude, et il voit aussi sa mère qui lui offre une madeleine. Gabriel est surpris par l’image et le choc le ramène à la réalité.

-Mais comment sur terre…

Brisa ne le laisse pas finir. Elle lui met la madeleine tronqué entre les lèvres et il mord instinctivement. En savourant cette friandise, il se revoit dans la cuisine de la maison où il a grandi. De la fenêtre, sa mère l’appelle pour qu’il voie quelque chose. Il obéit, mais est effrayé par la brièveté de ses pas et la taille gigantesque des objets. Elle le soulève et Gabriel pense qu’il vole. La fenêtre sert de cadre à quelque chose de merveilleux : une prairie qui s’étend devant une pente boisée.

Cachée, Brisa les observe depuis une cabane voisine. Voir la mère de Gabriel le tenir et le caresser la touche. Les cadeaux matériels les ont rapprochés, mais en le voyant comme ça, tendre et innocent, elle se rend compte qu’il y a quelque chose de plus entre eux. C’est pourquoi, cachée dans la remise, Brisa décide : pour tout ce qu’il signifie, reconnaissant qu’elle ne doit pas en abuser, elle va lui donner des souvenirs. Dans la maison de son enfance, Gabriel est surpris par le naturel surprenant des choses qu’il voit, par tout ce que la puissante image bucolique évoque. Sa mère lui essuie la bouche et l’embrasse sur le front avant de lui montrer l’étendue de la prairie. Il est heureux, oui, heureux ! Les caresses de sa mère sont magnifiques : de ses mains douces s’échappe l’odeur inimitable des madeleines. Il ne veut jamais quitter cet endroit. Elle lui dit combien elle l’aime et lui parle de la magie de la campagne où ils vivent. Elle lui parle des créatures qui vivent sous les pierres et des fées qui vivent dans les érables. La voix de sa mère est magique : elle adoucit ses sens et l’hypnotise.  Il est heureux, mais il se rend compte à quel point elle lui manque.  Elle était si belle malgré la cicatrice sur son visage, si belle que même sa mort n’a pas pu effacer le souvenir.  Son absence l’a rempli de vide. Sa mort a … Le choc soudain le réveille de sa transe. Une fois de plus, il est à la table en face de Brisa.

-C’est pas possible ! C’était quoi ça ?

-Un cadeau

-Quoi ?

-Oui. Un cadeau.

-C’est impossible ! On n’a jamais parlé de ça !

-Je pense que ça suffit. On sort ? -suggère Brisa.

-Non ! Quoi que ce soit, j’en veux plus !

-Mieux vaut pas. Sortons !

Il se penche, tend le bras pour attraper son cou et le serrer.

-Donne-m’en plus ! -Il exige.

Dans ses yeux, il y a la fureur du désir. Brisa ne peut pas refuser. Délicatement, elle trempe une autre madeleine et le porte à ses lèvres. Il goûte ses doigts et l’acte le transporte. Il ouvre les yeux. Sa mère le porte jusqu’à la fenêtre. La prairie est sèche et de la forêt lointaine, il ne reste que des troncs qui dépassent de la pente comme des griffes.

Il commence à pleuvoir et le choc des gouttes sur le sol crée une odeur irrésistible. Avec la douceur sur la langue et la puanteur dans les narines, il ferme les yeux et est à nouveau transporté, cette fois dans sa propre mémoire. Brisa le suit sans se faire remarquer et se cache à nouveau dans la cabane. Dans ce souvenir, Gabriel est assis pendant que sa mère trait une chèvre avec une petite cloche autour du cou. Des chèvres joueuses gambadent à proximité.  Le reste du troupeau est dispersé entre la prairie et la forêt où quelques érables jaunissent.  Les bêlements et les tintements rivalisent avec le tonnerre qui surgit tardivement des nuages chargés d’éclairs.

Brisa observe tout. Elle pensait qu’il y avait des limites à ses croyances. L’image la touche tellement qu’elle ne peut le nier : elle l’aime. Elle sait qu’il n’est pas bon d’abuser des souvenirs.  À trente pas d’elle, Gabriel joue avec les chèvres et observe de temps en temps sa mère, qui, accroupie, presse le pis d’une chèvre blanche. Ce n’est qu’alors qu’il remarque : à côté de sa mère se tient un homme en soutane.

Lorsqu’elle a fini de traire, la femme libère la chèvre, qui reste à brouter à proximité. Elle soulève ensuite le bol qu’elle vient de remplir et le propose à l’homme en soutane, qui la remercie d’un geste avant de le boire, ses gorgées correspondant à ses bêlements. Lorsqu’il a terminé, il prend un mouchoir dans sa soutane, le déplie et s’essuie les coins de la bouche. Le vent soudain le lui arrache et le fait passer entre les pattes des chèvres. Confus par ce que l’homme évoque, Gabriel frissonne, ferme les yeux et retourne à l’endroit où Brisa l’attend. L’enfer qu’il pensait avoir oublié persiste.

 

III

Sur la table, il y a des taches et des gouttes de lait. Brisa l’entoure et s’assied sur ses jambes, lui caressant les cheveux et lui demandant de se calmer.

-Laissez-moi partir !

-C’est juste un souvenir.

-Qu’est-ce que tu as mis là-dedans ?

-Je te l’ai dit. C’est juste un souvenir.

-Donne m’en plus, j’ai besoin de le voir ! -J’ai besoin de savoir !

Il est tellement dans les vapes qu’il ne se rend pas compte de ce qui vient de se passer ni de ce qu’il dit.

-Savoir quoi ?

-Tu t’en fous, je dois savoir !

-Je me soucie de toi !

-Si oui, donnez-m’en plus !

-C’est suffisant, répond Brisa.

-Je dois savoir !

-C’est assez.

Le coup au visage la met à terre.

-C’est comme ça que vous l’aimez, n’est-ce pas ?

C’est la première fois qu’il la frappe avec son poing.

-C’est comme ça que vous l’aimez, n’est-ce pas ? Je te l’ai demandé mille fois, donne-moi plus !

-Ne continuez pas, s’il vous plaît ! -dit Brisa en se levant.

-Je dois savoir ! Je dois savoir comment c’était !

-Comment c’était ?

-Ce qui a commencé.

-Qu’est-ce qui a commencé, quoi ?

-Sa relation avec…  -il marmonne.

Elle voit ses yeux s’éteindre avec la phrase à moitié terminée. Sans doute un vide le hante-t-il.  Elle l’aime. Elle sait que, dans cette vie, il n’y aura personne comme lui. Alors, avec une mâchoire douloureuse, elle se penche et embrasse ses pieds. Remettant en question ses principes, elle accepte.

-Tu es sûr ? – demande-t-elle à nouveau, sachant ce qu’il va répondre.

-Oui !

Brisa tend la main. Gabriel mord dans la madeleine et ferme les yeux. Ses paupières s’ouvrent. Enfin, il voit le mouchoir blanc piétiné par les petites chèvres. Il regarde aussi l’homme en soutane qui, se tournant fugitivement vers la route et le bord du pré, rend le bol vide et prend sa mère par la taille. Et l’embrasse !

La mère de Gabriel ne s’y oppose pas, mais répond affectueusement à cette avance. Ils s’embrassent pendant plusieurs secondes jusqu’à ce qu’elle s’éloigne vers la maison, lui disant qu’elle reviendra bientôt. Brisa se cache pour que la femme ne la voie pas. L’homme en soutane se retourne. Gabriel le voit s’approcher, sa silhouette noire comme une tour inquiétante devant ses yeux d’enfant. Le mouchoir est complètement boueux.

-Maudits soient les bêtes ! -Il grogne avant de donner un grand coup de pied à l’une des chèvres. Et zut !

L’animal bêle de douleur, et Gabriel, sans s’en rendre compte, l’imite. Tout se passe trop vite : la chèvre se jette sur Gabriel, croyant qu’il est l’agresseur de son veau, et il l’attrape par réflexe par les cornes. L’homme en soutane court vers la maison, mais avant d’atteindre la porte, il remarque Brisa, qui a attrapé une bûche et est sortie de sa cachette après avoir vu l’attaque de la chèvre. Il la regarde avec surprise.

-Maudite sois-tu, sorcière ! -Il lui crie dessus et, pensant avoir été repéré, s’enfuit sur la route.

Gabriel se bat avec la chèvre pour l’empêcher de l’encorner, la petite cloche qu’il porte au cou tinte, la chèvre blessée bêle et Brisa sort de sa cachette. Par la fenêtre, avec horreur, la mère de Gabriel voit une femme armée d’un rondin courir dans le pré et voit aussi son fils se débattre avec la chèvre. Sans réfléchir, elle court vers la porte et sort.

Avec des pieds boueux, Brisa atteint Gabriel et frappe la chèvre avec la bûche dans ses mains. L’animal recule, mais charge à nouveau. Cette fois, Brisa le frappe plus fort et lui arrache un œil. Dans la bruine, l’animal tire avec une telle fureur que son gémissement est entendu partout. Brisa se tourne vers Gabriel pour qu’il le prenne et le porte en sécurité. C’est à ce moment qu’elle ressent le terrible coup qui l’assomme et l’oblige à mordre et à couper un morceau de sa langue. Lorsqu’elle se retourne et tente de s’asseoir, enfonçant ses coudes dans la boue, en proie à la douleur, elle le regarde : c’est le bouc, le gros animal noir qui paît habituellement sur la pente boisée tout en gardant le troupeau.  Pour elle, la puanteur de sa fourrure est intense et … inévitable ! Possédée, elle ferme les yeux. Gabriel regarde avec terreur  quand le bouc attaque à nouveau Brisa, au moment où sa mère le sort de la boue. L’animal et Brisa disparaissent devant leurs yeux.

Le bouc ne lui laisse aucun répit et se jette sur elle. Brisa tombe en arrière et, sans se soucier de la douleur, elle écarte les jambes par surprise. Il lui mord l’oreille et elle sent à nouveau sa puanteur. Elle ne peut pas s’arrêter, elle ne veut pas. La forêt autour d’eux se remplit de gémissements. Les baisers et les morsures portent et apportent des saveurs contrastées ; ses jambes, moites et ouvertes, s’abandonnent. Il la cherche à tâtons. Avec ses sabots, il lui saisit les mains. Perdu et fou, transformé en bête, il s’approche.  Il pue la luxure ; à chaque mouvement, il fait frémir Brisa. La fourrure sale et malodorante la séduit ; son gigantesque membre qui la pénètre la rend folle. Elle ne se soucie pas de la douleur sur sa langue blessée.  Des tons indéchiffrables entendus autrefois près de la clairière, des voix émergent progressivement et deviennent discernables. Le bouc explose à l’intérieur de Brisa et elle rit car elle sait ce que cela signifie : un désir !

Elle en a rêvé depuis des années, depuis que la vieille femme qui accompagnait sa famille sur le bateau lui a parlé de cette possibilité. C’est pour ça qu’elle rit. Tout ce qu’elle a à faire est de dire la phrase, tout ce qu’elle a à faire est de la dire ! Joyeusement, elle embrasse les sabots de l’animal et se redresse. Satisfait, le bouc s’éloigne et lui jette un regard avant de disparaître dans le fourré. Des voix se font entendre à proximité et les feux de quelques torches vacillent parmi les troncs, mais Brisa n’en a cure. Elle doit juste le dire, juste le dire pour s’échapper vers d’autres vies ! Elle y pense, regarde la phrase salvatrice dans sa tête et essaie de la dire :

-Abua Kuadav !

Mais elle ne peut pas ! Non. Elle ne peut pas. Elle a mal à la langue !

Brisa se joint les mains et tombe à genoux, maudissant les souvenirs dans son esprit. Elle ne peut pas s’échapper ! Lorsqu’elle est découverte, nue, en pleurs et dans la boue, dans la clairière de la forêt, le chaos s’installe.

 

***

La foule crie et hurle des insultes. Nue à partir de la taille, le corps couvert d’ecchymoses, Brisa crie des choses inintelligibles tandis que les flammes montent. Elle ne peut pas dire les mots – elle ne peut pas !

-Abua Kadav… essaie pour la millième fois !

Les flammes s’élèvent.

-Gabuiel ! -elle s’exclame, vaincue.

Les flammes le recouvrent. La nuit est silencieuse.

 

***

 

Gabriel est assis seul à la table. Indécis, il regarde la dernière madeleine.

 

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Cette histoire a été inspirée par la carte du Diable.

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