Créé le: 13.09.2021
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Le combat des loups

Correspondance, Philosophie, Voyage

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© 2021-2024 Aria

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Texte écrit dans le cadre du concours : "Lettre à mon pire ennemi".
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Ma chère amie Jo,

 

Je dois te parler. Tu sais, de cette chose, ce sentiment, je n’arrive pas trop à le nommer, excuse-moi. C’est un genre d’ennui. Non ! Pas l’ennui auquel tu penses, celui où on ne sait que faire de ses journées. Non, non ce n’est pas lui, au contraire… La vie m’occupe, que dis-je : m’absorbe ! toujours entière.

Quelle ironie ce serait, si j’avais tant de temps devant moi pour m’ennuyer, pour me perdre dans les ruelles emmêlées de mes pensées  ? Pour écrire ! Imagine, pouvoir écrire pendant des heures, de l’aube tendre aux dunes du ciel noir ! Non, excuse-moi encore, je m’égare. Je le sais bien, l’écriture, ce n’est pas aussi facile, ce n’est pas une activité banale, non, l’écriture, c’est un plongeon dans le vide, il faut s’y préparer, sentir le bouillonnement pulser dans chaque veine, monter jusqu’à dans la gorge, comme un appel du vide, irrésistible, puis enfin, fermer les yeux, respirer profondément, et sauter. Il n’y a plus rien après, plus de doutes, c’est le feu au fond des entrailles qui fait tout. Merci, c’est toi qui m’as appris cet art. Il apaise mon estomac pour un temps, avant que celui-ci n’hurle à nouveau sa faim du monde.

Ce sentiment, il colle à la peau, gluant comme de la transpiration. Tout le temps, peu importe ce que je fais. Emplissant ma bouche d’un goût âcre, d’un « et si je m’étais trompé sur tout », il m’aveugle ensuite les yeux, pose un voile entre la beauté du monde et moi. Il va à l’encontre de la vie elle-même…

La non-vie, voilà ce que je déteste. Je préfère encore être triste, honteuse, blessée, ou bien hargneuse, emportée par la vengeance, par l’amour, par les vents contraires, plongée dans des casse-têtes insolubles. J’adore être impatiente. Ce sentiment enflammant, celui où entend l’horloge frémir sous les coups de l’aiguille, tic tac, quel plaisant supplice ! Vite vite, c’est bientôt l’heure. J’ai la hâte de vivre, tu comprends ?

J’ai beau secouer le destin, improviser, me jeter dans le vide, rien ne se passe. Plus d’explosion chimique dans le corps, d’excitation qui agite l’esprit. Dénudés de mon habituelle poétisation, mes hiers me semblent tristement banals, trop vrais, et mes demains bon sang ! Ils ne me vantent même plus leurs futures prouesses… Ça m’angoisse, je ferme les poings, je reste forte, mais les grains de sables d’aujourd’hui s’échappent toujours plus vite d’entre mes doigts. Je perds mon temps ! Dire qu’autrefois, je m’en emparais, je le capturais comme une bête sauvage, comme un loup qui se débattrait.

La vie est une espèce de pièce de théâtre, une comédie un peu tragique, tout est monté et calculé. Chacun joue son rôle, dans une hypocrisie morbide partagée. Mais, mais qu’est-ce qui retient un acteur de tout envoyer en l’air, de partir en un claquement de soulier ? Peut-être même que ça aussi, c’est écrit dans le scénario. La mort, la souffrance et leurs affres, c’est caché dans les règles, on prend tout ou rien. Pourquoi en faire un drame ? Il y a plus grave. Comme ces prudhommesques qui se contentent d’exister. Bon sang qu’est-ce que je les méprise. Quel gâchis ! Ne deviens pas comme eux, Jo, je t’en prie.

Le goût du néant. Voilà ce que ça doit être. Tu t’en souviens ? C’était notre poème préféré. Tu me le récitais, allongées face au soleil ou perchées aux pommiers du parc. Oh d’ailleurs, il n’existe plus. Ils l’ont recouvert de bitume.

Je ne te reconnais plus Jo. Tu ne souhaites plus partir, découvrir la beauté du monde, te laisser guider par le hasard divin. Non toi, tu rêves de maîtriser, asservir ta destinée. D’après toi, l’humain, par son désir du toujours plus, est une écharde, un loup pour lui-même, car conscient de ses deux essences : son immensité et sa limite, comme une créature hybride, mi-animal, mi-univers, il est condamné à ressentir ce manque ad vitam aeternam. Tu me répètes toujours que c’est ça, ta vraie liberté, cette abstinence de ta propre nature, de cette avidité, de moi ! C’est trop dur ! Je ne veux rien entendre. Arrête…

Tu dois rester ici, t’établir, construire les fondements d’une vie honorable. Mais les humains sont des nomades, amoureux de la routine du changement, à quoi leur sert donc l’honneur et le devoir et la privation ? Ne sois pas si ingénue ! Le voyage coule dans notre sang, c’est une inscription dans nos gènes.

Tu cherches à régler les problèmes du monde, aider les gens, les rendre plus doux entre eux. Tu veux les changer. Mais Jo, les gens sont faits pour se façonner eux-mêmes. Tu perds ton temps ! Encore plus lorsque tu t’épuises à comprendre l’existence, la naissance, la mort, ce qu’il y a après et avant, le grand tout mystérieux qui enveloppe l’univers, comme s’il fallait comprendre la vie, qu’elle était compliquée et que tu nécessitais un manuel. Tu ne trouveras pas, la réponse n’est pas écrite noir sur blanc dans les paroles d’un savant. Elle est dans la fatigue de marcher, battue par l’adrénaline, puis enfin par le vent brutal d’une cascade qui caresse ton visage, là, tout en haut de la montagne. La réponse c’est une vadrouille, un va et vient, elle prend du temps. Si tu écoutais ton âme un peu, si tu m’écoutais, tu le saurais.

Momo d’Émile Ajar le disait : ça ne fait que continuer. On ne connaît jamais vraiment où ça commence et où ça finit, et c’est ça, le plus excitant. Ô cycles, erratiques et éternels, continuez donc d’être poussés par Sisyphe !

Quoi, je fuis, je suis la folie ? Tu dis qu’on ne peut pas tout quitter comme ça, qu’il y a des lois, des mœurs. C’est faux, la seule loi c’est la vie ! On ne vit que pour ça. Et toi, tu as peur ! Au diable je hurle, au diable ta prétendue sagesse ! La sagesse vient des enfants.

Ô Dieux, Ô Monde chantant qui m’impatiente ! Il y a tant de culture et de visages dans lesquels s’enivrer, tant de plats à goûter, d’histoires à écouter, à raconter, ou à tisser, de paysages dans lesquels s’enfouir. Des déserts de sel en Bolivie, véritables miroirs du ciel, des rizières d’Asie, sculptées dans la chair de la nature, des villes grouillantes et puantes, charmantes, aux îles prétendues paradisiaques ou les plus sauvages, nous nous faufilerons sur les terres meurtries par la guerre des hommes, mais aussi aux appels à la prière du Maroc, les parfums de Beyrouth, les temples du Sri Lanka, en passant par les chants africains qui réchauffent mon cœur, les grands bols de soupe en Russie, et sa langue, vieille berceuse de mes oreilles ! Nous danserons Jo, je te le promets, partout, nous utiliserons le don de nos membres élastiques ! S’ils le savaient, tous les animaux nous envieraient, ils s’y casseraient même les os. Je veux sentir la chaleur des autres corps s’accoupler à la mienne, dans un soupir lascif ou un écho universel. Il y a tant… Puis enfin, un jour quand tout ça sera fini, Jojo, nous reviendrons sur le sol suisse, dans un coup de grâce. On embrassera son calme maternel, ses panoramas qui nous auront tellement manqué.

J’en ai besoin, j’entends l’appel du monde. Les oiseaux m’ont montré le chemin. Partons demain, vite, prenons tout, je ne tiendrais pas longtemps. Ça me terrifie tout à coup, est-ce qu’on arrivera seulement à tout voir ?

Jo, je t’aime, malgré tout ce que dit ta mère sur moi, m’accusant de te rendre folle. Je veux ton bonheur, pouvoir arrondir plus souvent tes pommettes dans un sourire, avec tes deux aigues-marines que je me complais à observer. Les yeux sont le miroir de… Ah oui je m’en souviens ! De l’âme.

Ça me rappelle ce mythe amérindien. Il y aurait deux loups en chacun de nous, le bien et le mal, se battant sempiternellement. Quand je t’ai demandé lequel gagnait à la fin, tu m’as répondu fière : « celui que tu choisis de nourrir ». Alors, Jo, nourris le bon loup.

Pardonne-moi, je dois m’arrêter d’écrire, je m’affaiblis. Chaque jour, mon essence subversive s’éteint un peu plus. Réponds moi vite, je t’en prie. Protège-moi. Je n’en ai plus pour très longtemps, ta prétendue sagesse et ta raison me déchiquettent gentiment.

Je suis leur pire ennemie,

Jo.

Commentaires (3)

L.
15.09.2021

Soif de vie, inassouvie... Merci pour ce texte.

LK

La Klandestine
14.09.2021

Tellement vrai! J'adore le passage qui dit que la vie, on ne vit que pour ça. Limpide! Merci pour ce texte!

Thomas Poussard
14.09.2021

Il faut que Jo ose vivre. Plus facile à dire qu'à faire. Merci pour les références sud-américaines, ça fait toujours plaisir !

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