Créé le: 30.09.2012
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L’Usurpeintre

Fiction, Nouvelle

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© 2012-2024 Camille

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Le Regard, une toile fascinante et troublante, a lancé la brillante carrière du peintre Sébastien Voillon. Une mystérieuse lettre va dévoiler la source de son inspiration...
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L’Usurpeintre

La Tribune de Genève, jeudi 11 juin 1987:

“ Un Regard qui vaut le coup d’œil

Le cinquantième prix Ferdinand Hodler a été attribué lundi 8 Juin dernier à Sébastien Voillon, jeune et talentueux peintre franco-suisse de 25 ans, pour son audacieux et fascinant “Regard” teinté de pointillisme et mâtiné de fauvisme Jornien. Une succession de couleurs inédites s’entremêlent à l’infini dans cette toile envoûtante dont il semble impossible de détourner les yeux. Gros plan sur un précurseur inclassable et déjà très coté.

Diplômé de l’école des Beaux Arts de Paris en 1984, Sébastien Voillon a tout d’abord cultivé une morbide passion pour l’anatomie sous-cutanée qui ne souffrait que le noir… et le blanc. Ses premières créations semblant sortir tout droit de planches de BD d’horreur n’ont pas laissé de souvenir impérissable à ses enseignants qui lui ont cependant toujours reconnu un trait sûr et précis. Mais cette maîtrise graphique inspirée de l’univers surréaliste de M. C. Escher manquait de personnalité. Un bref séjour chez des amis installés à Lisbonne bouleverse la vision du jeune artiste franco-suisse qui tombe immédiatement amoureux des tons bleutés, mordorés et chatoyants de cette petite capitale au charme suranné. De retour à Paris, Sébastien Voillon dévalise un marchand de couleurs du quartier latin. Sans transition, il quitte son univers monochrome pour se lancer corps et âme dans la polychromie. L’inconditionnel du noir et blanc passe des nuits blanches à inventer un nuancier inédit. Le “Regard” naît avec l’aurore d’un beau matin de mars 1987…

 

 

L’Usurpeintre

Un fascinant phénomène

Ce vitrail de couleurs qui rappelle la palette d’Asger Jorn, l’un des plus grands coloristes du XXème siècle, aimante chaque regard qui se pose sur lui. La pupille est hypnotisée puis comme aspirée par une spirale chromatique tellement obsédante que l’on ressent un état de manque lorsque l’on détourne l’œil de la toile. Il est fascinant de constater que chaque personne qui la regarde s’en approche progressivement, marque un temps d’arrêt et s’en détourne soudainement avec avec un léger sentiment de malaise. Comment expliquer ce double effet d’attraction et de répulsion? Il est tentant de prendre en dérision cette singulière sensation tant que l’on n’a pas fait l’expérience d’être happé par le “Regard”. Deux professeurs d’histoire de l’art de l’université de Toulouse ont commandé au département ophtalmologique du laboratoire Duriez, une étude qui se penche très sérieusement sur les causes de cet étrange effet d’optique. La superposition des couleurs ou le trait utilisé enverraient-ils des messages subliminaux à notre cerveau via la pupille jusqu’à une saturation qui expliquerait ce mouvement de recul ressenti par tous ceux qui ont approché le tableau? Le laboratoire toulousain compte bien apporter une réponse rationnelle à cette énigme.

Sébastien Voillon ne laisse pas indifférent, il a déjà ses adeptes et ses détracteurs. Sa cote s’envole de façon délirante; on estimerait à deux millions de francs les quatre mètres carrés les plus chers de l’histoire peints par un artiste encore inconnu il y a un mois. Le nom de cette œuvre dépourvue d’œil intrigue. « Le “Regard” fait allusion à celui que chacun d’entre nous porte sur la toile», concède le jeune peintre en nous gratifiant d’un clin d’œil ironique.””

Sébastien Voillon relit avec nostalgie cet article qui vient de s’échapper d’un volumineux press book retraçant les dix premières années de sa carrière. Il pense au “Regard”, aujourd’hui évalué à plus de huit millions d’euros et quotidiennement admiré à la Tate Gallery par plusieurs milliers de visiteurs. Il pense à ce 8 juin 1987, jour de la remise du prix Hodler et de la naissance DU peintre Sébastien Voillon. Il pense à ce coup de génie inattendu et à l’engouement vertigineux du public et du marché de l’art. Il ferme les yeux et laisse lentement défiler ces vingt-cinq années de doutes et de plaisirs, de frustrations et de joie, d’angoisse de la toile blanche et de jouissance de contempler une oeuvre achevée. Il pense aux voyages effectués aux quatre coins du monde dédiés aux expositions de ses œuvres ou à des conférences. Il pense aux rencontres enrichissantes, aux compliments et aux critiques parfois blessantes qui ont ponctué son existence. Il pense au plaisir sensuel de peindre, au bruissement du pinceau glissant sur la toile, à l’odeur prenante de la peinture à l’huile, à la matérialisation des formes et des couleurs. Il pense à ce qui a guidé chaque premier coup de pinceau, à l’histoire et aux pérégrinations de chaque toile et les détaille avec passion, comme des amantes. Mais son esprit revient toujours sur la plus belle, la plus obsédante, la plus fascinante, sur celle qui lui a procuré tant de plaisir. Il sait qu’il doit tout à ce “Regard” génial et jamais égalé. Il sait que le public respecte ses autres tableaux en hommage à cette seule toile dont personne n’a jamais pu expliquer le fascinant phénomène d’attraction-répulsion.

Il devrait être fier de son parcours si productif mais quelque chose l’en empêche. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, il laisse s’infiltrer en lui un infime malaise. Il tente de chasser ce trouble en descendant prendre un petit noir “Chez Marcel” où il a ses habitudes.

Il prend machinalement son courrier, s’installe au comptoir du café en égrainant factures et lettres d’admirateurs. Une enveloppe en provenance du Portugal retient son attention. Il repense avec nostalgie à ce séjour lisboète qui fut l’élément déclencheur de sa créativité. Son léger malaise ressurgit furtivement. Il ne reconnaît pas la belle écriture fine et déliée de l’enveloppe. Il tente de se convaincre que c’est celle d’une admiratrice et se réjouit d’avance de lire une déclaration d’amour. Mais le malaise fait importunément place à un mauvais pressentiment. Il déchire fiévreusement l’enveloppe et découvre cette simple et terrible phrase : «Sei quem é e o que fez» qu’il traduit sans peine: «Je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait». Le grand coloriste Sébastien Voillon devient blême. Ses mains tremblent, son cœur s’emballe; le jour qu’il redoutait tant est arrivé. Il sait qui est l’auteur de cette lettre anonyme mais doit porter seul le poids de ce lourd secret. Il voit sa vie défiler à toute vitesse dans un indescriptible chaos et pense à tous ceux qui ont vécu cela en frôlant la mort. Va-t-il bientôt mourir? Il a peur, très peur et sent jaillir une mauvaise conscience enfouie depuis trop d’années. Son univers s’effondre, il a joué avec la vie, il s’est cru plus fort que la vérité, il a perdu. Le destin l’a rattrapé avec cruauté, comme pour le punir de sa lourde faute. Il a patiemment attendu que le peintre se construise durant vingt-cinq longues années de mensonge pour mieux le faucher.

Sébastien Voillon se souvient très précisément de ce 12 février 1987. Alors qu’il se promenait dans les ruelles du Bairro Alto, quartier alternatif de Lisbonne, il était tombé en arrêt devant une toile différente et captivante.

Il ne saurait dire combien de temps il était resté figé devant cette minuscule vitrine. Un homme d’une cinquantaine d’années était sorti de cette boutique-atelier et lui avait cordialement demandé s’il comptait camper sur le trottoir. Sébastien Voillon avait alors esquissé un sourire gêné avant de s’éclipser en bredouillant un prétexte fumeux. Il n’avait pas fermé l’oeil de la nuit, obsédé par ce tableau aux teintes infinies et ne sachant expliquer comment autant de couleurs pouvaient fasciner un inconditionnel du noir et blanc comme lui. Les jours suivants, les pas du jeune peintre l’avaient guidé devant le petit atelier où il passait inlassablement comme pour photographier mentalement l’oeuvre. Dans une boutique de la rua da Rosa, il s’était acheté des pinceaux, des tubes de couleurs, un cahier d’esquisse et une toile de la même dimension que celle dont il était littéralement tombé amoureux. Mais aucune des pages irisées de son carnet ne parvenait à ressembler au tableau qui occupait son esprit nuit et jour. Désespéré par son évident manque de talent et envoûté par l’oeuvre, il se rendit à nouveau à l’atelier pour découvrir avec stupeur qu’elle avait été remplacée par une autre création encore plus fascinante que la précédente et tout simplement intitulée “Olhar”; “Regard”… avait-il traduit d’un murmure ébahi. Il lui fallait absolument cette œuvre! L’étudiant en Beaux-Arts qu’il était n’avait pas eu besoin de casser sa tirelire pour l’acquérir. Le peintre portugais était sorti de sa caverne d’Ali Baba et lui avait glissé à l’oreille « Si tu veux, je te donne ce tableau, tu as l’air de tant l’aimer… Prends-en soin, c’est tout ce que je te demande». Et c’est ainsi, sans trop comprendre comment cela était arrivé, qu’il s’était retrouvé dans la rue avec la toile de ses rêves serrée contre lui.

Les yeux brillants de joie comme un petit garçon qui tient précieusement un nouveau jouet, il avait remercié l’homme du bout des lèvres, sans imaginer un seul instant l’impact que ce don aurait sur sa vie future. De retour chez ses amis, ceux-ci s’extasièrent devant cette toile hors du commun et il n’eut pas le cœur de leur dévoiler la vérité. Le tableau n’était pas signé. Une idée folle avait alors germé dans sa tête de jeune homme fougueux et sans scrupule. D’une main tremblante, il le signa de son propre nom en repensant aux paroles de son donateur qui lui avait demandé d’en prendre soin. Voilà comment il se débarrassa prestement du peu de sens moral qui habitait alors sa petite personne. Mais vingt-cinq ans plus tard, la vérité le rattrapait implacablement.

La même semaine de ce mois de janvier 2012, Sébastien Voillon reçoit deux autres messages aussi brefs et directs que le premier. «C’est moi qui aurais dû vivre votre vie» et «Pourquoi avez-vous trahi ma confiance?». Plus de doute, le peintre du Bairro Alto compte mettre un terme à sa carrière et à sa vie. En a-t-il le droit? Sébastien Voillon sait qu’il a volé cet homme en s’appropriant son tableau, son style et en s’enrichissant à son insu. Mais est-ce une raison pour se manifester et détruire sa vie maintenant? Comment se dépêtrer de cette mauvaise situation? En éliminant le peintre portugais? Trop radical. En allant le rencontrer pour tenter de négocier? Solution risquée; mais a-t-il le choix? Les prochaines lettres pourraient être publiées dans la presse…

Deux jours plus tard, Sébastien Voillon atterrit à Lisbonne et retourne avec hâte et appréhension, sur le lieu de son crime. Mais une boutique de vêtements remplace l’atelier du peintre qui est mort quelques mois plus tôt. Sébastien Voillon a honte de se sentir soulagé par cette macabre nouvelle.

De retour à Paris, il reçoit une autre lettre qui le terrifie: «Je crois fondamentalement en l’homme. Pendant vingt-cinq ans, j’ai chaque jour espéré que vous dévoileriez le nom du véritable peintre du Regard. Je n’ai jamais compris pourquoi vous aviez cherché à vous approprier ma toile et mon style. Maintenant que vous avez largement profité de mon Regard, j’ai deux requêtes à vous faire. La première: verser l’intégralité de votre fortune à la fondation da Fronteira, qui soutient les jeunes artistes portugais. La deuxième: rétablir la vérité dans la presse internationale avant le 15 février prochain sinon votre imposture sera révélée».

La Tribune de Genève, le 14 février 2012:

“Un peintre est mort. Un écrivain est né?

Révélations rocambolesques sur le “Regard” de Sébastien Voillon. Le peintre a publié hier dans toute la presse un émouvant et courageux mea culpa dans lequel il avoue ne pas être l’auteur du célèbre “Regard” exposé à la Tate Gallery. Il dévoile l’histoire de cette supercherie dont il reconnaît être devenu l’unique acteur le jour où il a vu cette sublime toile qui lui a révélé son manque évident de talent et d’inspiration. On comprend désormais mieux pourquoi aucune de ses créations ne parvenait à égaler «son» fascinant “Regard”. Il explique comment il s’est approprié l’œuvre sans scrupule et demande publiquement pardon à la famille du véritable père de ce “Regard” tant plébiscité: le génial peintre Diogo Oliveira mort l’année dernière…

Sébastien Voillon semble penser qu’il trouvera sa rédemption en organisant une rétrospective en l’honneur de sa victime à laquelle il remettra à titre posthume son prix Hodler. Inauguration prévue au Grand Palais de Paris, à la très symbolique date du 8 juin 2013. Soit vingt-cinq ans jour pour jour après la remise du prix Hodler qui a marqué le début de sa pseudo-carrière. Il annonce enfin qu’il est en train de rédiger ses confessions. L’usurpeintre serait le titre de l’autobiographie de ce menteur sans scrupule. Certains lui reconnaissent déjà un certain don pour l’écriture… À moins qu’il n’ait déjà volé la plume d’un talentueux écrivain anonyme. Rendez-vous dans vingt-six ans pour découvrir la vérité…”

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Webstory
14.05.2016

"L'Usurpeintre" a gagné le troisième prix du concours d'écriture 2012. Cette nouvelle a été publiée dans le livre I, disponible auprès de info@webstory.ch

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