Créé le: 01.02.2023
35 0 3
L’oreiller sourdine

Genève, Musique, Nouvelle, Polar

a a a

© 2023-2024 Frank Desco

Chapitre 1

1

Une ville tranquille, des soirées sans surprises et un peu ennuyeuses. Il ne s'y passe jamais rien qui sorte de l'ordinaire. Jamais, vraiment ?
Reprendre la lecture

Leur dernier accord à peine dissipé dans le brouhaha des applaudissements, les musiciens du Jazz band s’égaillèrent comme une volée de moineaux dans l’espace du restaurant des Halles de l’Ile ; les tables à présence féminine dominante captaient leur attention.

Seul Sébastien Vlan s’était abstenu, empêtré dans l’angle de la scène derrière sa batterie, retenu aussi par la perspective du démontage de cet instrument protéiforme. A chaque concert, les aspérités des tambours, trépieds et pédales divers s’entrelaçaient avec les câbles de la sonorisation et le batteur en était rendu responsable. Il regretta une fois de plus son erreur de jeunesse, lorsqu’il avait négligé une clarinette qui partageait timidement la vitrine du marchand de musique avec une batterie qui lui avait tapé dans l’œil.

Pour l’heure, Sébastien se rasséréna en observant par la fenêtre qui jouxtait l’estrade des musiciens les eaux mouvantes du Rhône ; elles  donnaient l’impression que les halles et l’île elle-même formaient un vaisseau remontant le courant. Il avait eu le sentiment d’être en croisière durant une partie du concert lorsque le tempo des morceaux s’accordait avec celui des vagues entrainées par le vent.

« Hé Vlan, venez donc par ici ! Le gérant du restaurant le hélait de derrière son comptoir, un policier grincheux à ses côtés.
— Voilà, voilà, répondit l’interpellé, brutalement rappelé aux contingences terrestres. Il avait vaguement conscience d’avoir commis une infraction en début de soirée, sans pouvoir l’identifier.
— Que fait donc votre véhicule sur la Place de l’Ile ? intervint le policier sur un ton accusateur, vous savez pourtant que le stationnement y est interdit ».

 

C’était donc ça ! Sébastien Vlan tenta d’expliquer qu’il était arrivé alors que la chaîne qui barrait l’accès au quai de l’Ile était repliée contre une des deux bornes d’accrochage, qu’il avait déchargé sa batterie et oublié ensuite de ressortir sa voiture, stationnée contre un mur du bâtiment voisin où, selon lui, elle ne dérangeait personne. Il ne lui fallait plus que quelques minutes pour démonter son matériel, le ramener au coffre du véhicule et quitter l’emplacement interdit. Rien n’y fit, on n’attendrit pas si facilement la police, et d’autant moins si l’on appartient au milieu interlope des musiciens, artistes intermittents et autres saltimbanques.

 

Le coupable dut sortir précipitamment du restaurant, aller à sa voiture, revenir sur ses pas après avoir constaté que la chaîne était maintenant  tendue entre les deux bornes, emprunter au restaurateur la clé du cadenas de fermeture, revenir à son véhicule, franchir le passage litigieux, remettre la chaîne en place, tourner en rond dans le quartier pour trouver ailleurs où parquer non sans difficultés, rentrer à pied et restituer enfin la clé du cadenas.

Le restaurateur l’accueillit fraîchement : il redoutait les irruptions de la police dans son établissement subventionné. Il fit remarquer au musicien qu’il avait de la chance de s’en tirer sans une contravention que le policier avait déjà dressée, mais qu’il avait annulée à contrecœur après une brève discussion avec une personne intervenue discrètement. Le gérant la désigna d’un signe de tête par dessus l’épaule de son interlocuteur. Surpris, Sébastien Vlan qui n’appréciait guère les remontrances de l’aubergiste et s’apprêtait à récupérer sa batterie, prit soudain conscience d’être observé.

 

Assise à une petite table placée contre l’estrade, une inconnue lui souriait en l’invitant d’un geste discret, mais sans équivoque, à s’asseoir en face d’elle.  Il obtempéra d’autant plus volontiers que ses pérégrinations l’avaient épuisé. Le spectacle offert était réconfortant : un visage énergique non dénué de charme, animé par un regard perçant et adouci par un sourire enjôleur ; de très jolies jambes habilement dévoilées  et l’allure sportive d’une femme qui semblait à l’abri des périls de l’âge. Repliant sa grande carcasse qui lui conservait l’air dégingandé d’un adolescent attardé, Vlan s’assit maladroitement sur le siège trop bas pour ses genoux trop hauts, et demeura un rien figé sans savoir quoi dire. L’inconnue, elle, n’avait pas décidé de rester muette. Il aima tout de suite le son de sa voix.

« Vos amis musiciens viennent de partir, à l’invitation d’une dame qui fête son anniversaire à l’adresse indiquée sur ce billet. Ils s’inquiétaient de votre absence ; apprenant que je vous attendais, ils m’ont remerciée en m’offrant le dernier enregistrement de l’orchestre et dédicacé la pochette de présentation. Il n’y manque plus que votre signature, déclara-t-elle en posant  le billet et le disque devant lui.
— En voilà une surprise » répondit-il bêtement, débordé par la tournure des évènements. Il prit un stylo et dessina sur la pochette une batterie schématisée qu’il signa en dessous selon son habitude. La femme le dévisageait avec étonnement.

« Tiens, vous n’êtes donc pas gaucher, remarqua-t-elle.
—  Et pourquoi le serais-je ?
—  C’est…c’est que vous jouez de la batterie différemment des autres batteurs.
— En quarante ans de pratique, jamais personne ne m’avait fait cette remarque. Vous êtes très observatrice ; c’est vrai que je suis gaucher, et de fait un gaucher contrarié. A l’époque où j’ai appris à écrire, l’école fournissait aux élèves un porte-plume et de l’encre violette qui maculait de manière indélébile le cahier d’écriture et la main gauche rattrapant les lettres à peine formées. Par contre il n’y avait alors pas d’école de musique pour les jazzmen en herbe et j’ai appris en autodidacte, inversant la position des instruments.
— Bien alors, le mystère est éclairci. Il reste pourtant une question qui confirme mon sens de l’observation. J’ai remarqué que votre grosse caisse et les autres tambours comportent des charnières en leur milieu, permettant de les ouvrir. J’avais l’habitude d’accompagner mon père aux concerts du Hot Club de Lyon et les batteries des divers orchestres ne comportaient  rien de semblable.
— Vous connaissez les poupées russes emboitables, répondit Sébastien, séduit par la curiosité de son interlocutrice. Ma batterie est de fabrication zurichoise et cet ancien modèle s’intitule précisément Matriochka ! Gianini, le constructeur, avait pris en pitié les musiciens chargés de trimbaler sans cesse leur instrument. Si vous voulez je vous en ferai la démonstration tout à l’heure ».

 

Le restaurateur vint interrompre leur bavardage en apportant deux verres de scotch qu’il offrait aux musiciens en fin de concert ; ce geste n’était pas désintéressé,  il signifiait tacitement que l’heure de fermeture approchait et qu’il fallait se préparer à quitter les lieux dans un délai raisonnable.

Sébastien Vlan n’avait pas du tout l’intention d’activer les choses, alors qu’il découvrait à peine les charmes de la conversation avec l’inconnue qui ne s’était encore guère dévoilée ; il cherchait un moyen de ne pas la quitter sans avoir tenté de prolonger la rencontre.

« J’aurais moi aussi une question à vous poser. Comment diable avez-vous manœuvré l’agent de police qui me houspillait, afin qu’il renonce à verbaliser ?  Vous n’êtes pas une familière des lieux et j’aurais peine à croire qu’il fut de vos amis !
— Oh, j’ai une certaine expérience en la matière  et je sais parfois me montrer convaincante, répondit-elle. Et puis, j’avais envie de vous aborder sans devoir faire face à un homme fâché par une stupide histoire de stationnement interdit. Vous êtes du type gentil mais qu’il ne faut pas trop provoquer, si  je ne m’abuse ?
— Vous êtes non seulement observatrice mais aussi perspicace.  Et vous savez esquiver quand vous le voulez. A mon avis, vous n’avez pas que votre charme pour opérer. Se pourrait-il que vous ne soyez pas ici par hasard mais dans un but précis, qui vous donne de l’autorité envers un modeste représentant des forces de l’ordre ? »

Le musicien  fut satisfait de la voir sourire, avec un regard pétillant. Elle proposa de poursuivre la conversation ailleurs un peu plus tard  et lui rappela l’heure qui tournait. Sur l’estrade, il lui montra les éléments de la sonorisation qu’il fallait déconnecter, démonter ou replier, puis mettre en place dans une cavité dissimulée sous un panneau  rabattable intégré dans le plancher de la scène.

« Le responsable de ce matériel est un garçon de salle, disparu et introuvable. Si vous voulez bien commencer à remettre de l’ordre, déclara Sébastien,  je vais récupérer ma voiture, stationnée un peu loin dans le quartier. Nous terminerons ensemble les rangements et  le repli de ma batterie qui semble vous intriguer.
—  D’accord mais dépêchez-vous, le patron s’impatiente, je vous attends ».

 

En sortant dans la cour centrale du bâtiment des Halles, le batteur remarqua une agitation insolite sur la place et les quais adjacents. Des voitures de police et d’autres véhicules spéciaux circulaient feux tournants et sirènes mugissantes. Le quartier prenait des allures de zone assiégée. A l’endroit où il avait garé sa voiture peu auparavant, il fut accueilli par une vieille connaissance, appuyée contre un car rempli de policiers en attente d’intervention.

« Quoi, encore vous, maugréa l’agent qui l’avait interpellé dans le restaurant. Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je venais tout simplement récupérer la voiture que vous m’aviez fait déplacer tantôt.
— Vous voyez bien qu’elle n’est plus là, répondit l’autre sans dissimuler un plaisir revanchard. Comme elle gênait les mouvements de l’opération en cours, elle vient d’être déplacée. Vous pouvez la récupérer chez Auto-Secours, le garage que la Police fait intervenir avant le transport à la fourrière ».

Sébastien Vlan ne parut sensible ni au comique de la situation, ni à celui de l’appellation du garage chargé de l’enlèvement. Il  connaissait l’emplacement du dépôt  à plus de 30 minutes de marche, à cette heure où les bus étaient rares et les taxis introuvables. Il renonça. Tête basse et remâchant son infortune, il repartit en direction des Halles en traînant les pieds, alors que le policier lui lançait en guise d’adieu :
« Demandez donc à votre Commissaire de vous restituer votre véhicule ! »

Sans vouloir répliquer alors qu’il demeurait perplexe sur le sens de ce conseil, le musicien continua son chemin, perdu dans ses pensées. Comment allait-il se sortir d’une telle situation à son avantage, alors que la femme qu’il espérait séduire n’était pas du genre à apprécier pareille péripétie. Et au fait, qui était-elle et que lui voulait-elle vraiment ?

 

 

******

 

 

Dans le restaurant, les évènements s’étaient précipités en l’absence du musicien. L’heure de fermeture ayant sonné, l’inconnue avait pris l’affaire en main. En lui présentant une carte officielle au nom de Valérie Fourvière, elle avait intimé au tenancier l’ordre de renvoyer son personnel et de lui laisser le champ libre, alors que plusieurs policiers contrôlaient les entrées et sorties du lieu.

 

Montée sur l’estrade, elle s’approcha de la batterie qui semblait la fasciner et entreprit  de  dépouiller la grosse caisse de tous ses accessoires pour pouvoir la manipuler à sa guise. En la soulevant, elle sentit qu’un objet mou se déplaçait à l’intérieur et défit les charnières qui permettaient de séparer le fût en deux moitiés. Un oreiller apparut qui remplissait une partie de l’espace intérieur. Tourné  et malaxé avec circonspection, il s’avéra totalement inoffensif  et conforme à sa vocation initiale d’objet de tout repos. Visiblement déçue, Valérie Fourvière remit rapidement l’oreiller dans son logement et referma la grosse caisse.
Elle resta un instant hésitante, vérifia sur son téléphone portable un texto qu’un indicateur fiable lui avait adressé quelques jours plus tôt ; il mettait en cause l’endroit qu’elle avait investi et spécifiait la date de la soirée musicale qui s’achevait. Quelque chose clochait.

 

Elle appela un inspecteur de la Brigade des stupéfiants qui fouillait une autre partie du bâtiment avec un chien renifleur. Par acquit de conscience, elle les fit monter sur l’estrade et amena le chien auprès de la batterie.  Ce dernier dédaigna l’instrument avec ostentation et tira au contraire son guide vers l’autre bout de la scène. Se rappelant la demande de Sébastien Vlan au sujet du matériel de sonorisation, Valérie se précipita vers la trappe dissimulée dans le plancher, alors que le chien grattait furieusement la poignée encastrée qu’il ne pouvait pas accrocher.

La cavité de rangement des micros et haut-parleurs  n’était pas vide ; on y avait déposé à la hâte des paquets contenant apparemment une vingtaine de kilos d’héroïne, activement recherchés dans l’opération planifiée de longue date par les polices genevoises et lyonnaises.

 

Valérie Fourvière congédia son subordonné en lui demandant de rejoindre le quartier général de la direction de police. A l’extérieur, la rafle se prolongeait par des interpellations de dealers sur le quai des Forces Motrices et dans les rues avoisinantes, en aval de l’Ile. Le garçon de salle responsable  de la sonorisation, dont Sébastien Vlan avait signalé la disparition, était activement recherché. Pour sa part la commissaire,  en proie à des sentiments contradictoires, resta dans le restaurant déserté pour attendre celui qu’elle avait soupçonné à tort et qui lui avait, sans le savoir, facilité une saisie qui s’avérait exceptionnelle.

Elle se sentait fière d’avoir réussi une prise record, mais coupable et un peu honteuse de ce qu’elle avait fait endurer au musicien en le soupçonnant de trafic de drogue, puis en commanditant à son insu l’enlèvement et la fouille de sa voiture.  Un policier venait d’ailleurs de l’informer depuis le garage Auto-Secours qu’on n’avait rien trouvé dans cette intervention.

 

*******

 

 

Sébastien Vlan arriva devant la porte du restaurant des Halles avec l’impression que rien ne le surprendrait plus en cette nuit de déroute. Le bâtiment était silencieux  et les lumières tamisées. Encore heureux que la porte soit restée ouverte, pensa-t-il, ma belle d’un soir se sera sans doute évaporée.

Et pourtant non, il ne restait qu’une personne présente et c’était elle ! Pour l’instant, c’était son tour de paraître indécise.

 

« Ne me dites pas que vous m’attendiez, j’aurais du mal à vous croire, soupira Vlan avec une moue désabusée.
— Mais je vous l’avais promis, répondit-elle, et si il m’arrive d’être dissimulatrice, je tiens toujours mes promesses.
— J’aurais tellement voulu prolonger la soirée en votre compagnie, vous faire découvrir les charmes de la vieille ville et vous emmener dans des endroits peu connus. Mais il est bien tard, je n’ai plus de voiture et je ferais un piètre guide pédestre après les allées et venues qui m’ont brisé les jambes.
— Oh ! De mon côté, je ne suis pas prête à vous lâcher, même si j’ai eu ma part d’émotions. En votre absence, j’ai organisé une fin de soirée ici même au dessus  du restaurant, dans un lieu magique et plutôt privé. Ne vous inquiétez pas des contingences de transport et de retour chez vous. Pour ma part, je ne suis pas pressée,  mon train ne part qu’en milieu de journée. D’ici là, repliez votre batterie, je me charge de rassembler le souper préparé par le cuisinier et les boissons. Allons, en piste Sébastien, ne vous faites pas prier, mon offre ne souffre aucune objection ; si vous avez des questions, j’y répondrai volontiers, mais tout à l’heure ».

 

Il faut savoir saisir les bonnes fortunes quand elles se présentent et Vlan n’était pas homme à tergiverser. Il sauta sur l’estrade et s’attaqua à une tâche qui lui semblait soudain très légère. Et puis il resta figé sur place en empoignant la grosse caisse qui n’était pas dans sa position habituelle. La peau frontale avait tourné de soixante degrés par rapport à la verticale de l’instrument ; elle comportait un dessin à l’effigie de l’orchestre qui ne pouvait avoir pivoté tout seul. Il croyait connaître la personne qui avait basculé la grosse caisse et l’avait ouverte avant de se tromper dans la position des charnières en la refermant ! Il n’en souffla mot pour l’instant.

Le couple sortit du restaurant dans la cour intérieure.  La pluie avait cessé, le ciel s’était dégagé et la vision des halles les charma.  Situé sur l’île principale à l’émissaire du lac Léman, le bâtiment néoclassique datait du milieu du dix neuvième siècle. Il abritait alors l’abattoir de la Cité de Genève, complété ensuite par un marché couvert aux viandes ; un siècle plus tard, le Conseil de la Ville entreprit de transformer le bâtiment en centre culturel. Les deux ailes reliées par une rotonde terminale encadraient l’allée centrale à ciel ouvert. Le rez-de-chaussée avec de hautes arcades offrait maintenant des lieux de rencontre, des salles d’expositions, une librairie et le café-restaurant ; il était dominé par une galerie ouverte sur cour d’où l’on accédait  à des ateliers d’artistes.

 

Admiratif, Sébastien Vlan suivit sa nouvelle amie qui pénétra sans l’ombre d’une hésitation dans l’un des ateliers inoccupés, joliment meublé sous la charpente en chêne que la rénovation avait conservée.  Des tableaux sans cadre étaient déposés un peu partout contre les murs ; une toile représentant une jeune femme était placée tête en bas sur un chevalet où on avait épinglé à la manière des écritures de Ben une carte disant simplement, en lettres blanches sur fond noir : « Pour voir si ça tient ».

« Pas d’inquiétude, mon cher musicien, déclara la commissaire, ce n’est pas une effraction, la clé m’a été remise par le responsable des lieux. Que pensez vous de mon initiative ?

Sans répondre, il s’approcha et la prit dans ses bras. Se serrant contre lui, elle chuchota :
« Ne pressez pas le tempo, ce serait une faute pour un jazzman, allez donc chercher  votre batterie, j’ai promis au restaurateur de vider la salle avant le passage des nettoyeurs du matin ».

Aussitôt dit, aussitôt fait.  En l’attendant, elle avait déniché dans la bibliothèque un disque de Count Basie et  il reconnut immédiatement les accords de « Li’l Darlin’ » dans l’orchestration de Neal Hefti. L’ambiance était chaleureuse, le repas fut à l’avenant, délicieux et sans prétentions. Quittant ses chaussures, Valérie s’installa sur le canapé face au Rhône et Sébastien la rejoignit avec une bouteille de Bordeaux et deux verres.

« Je me demande si l’heure est encore aux questions reprit-il d’un ton malicieux. Si vous vous tournez un peu, vous verrez ma grosse caisse, là dans le coin, et je pense que son air penché suggère une intervention un peu maladroite, si elle voulait rester ignorée.
—Pour une professionnelle de l’investigation, j’ai commis une erreur de débutante, répondit-elle en rougissant. Je suis confuse et j’avoue ce que vous avez probablement déjà deviné. Je vous soupçonnais de trafic de drogue, et je pensais que votre grosse caisse gigogne pouvait constituer une cachette vers laquelle une dénonciation m’avait plus ou moins dirigée.  Je n’ai trouvé qu’un oreiller inattendu mais innocent, qui ne contenait rien d’autre que de la plume. Dans la précipitation, je n’ai pas pris garde  au décalage des parties de votre grosse caisse. Comment me faire pardonner mes soupçons ridicules,  ajouta-t-elle en se rapprochant sur le canapé.
— Comment ? Vous le savez très bien, rétorqua-t-il en riant et en se rapprochant à son tour. Après tout, c’est plutôt flatteur pour un jazzman amateur de ressembler à d’illustres toxicos tels que Charlie Parker, Billie Holiday, Lester Young et bien d’autres. Quant à l’oreiller inattendu, il fait office de sourdine pour amortir les basses fréquences de l’instrument. D’autres batteurs utilisent souvent une simple couverture, mon oreiller possède une histoire particulière.
— Cela me plairait de l’entendre, mais pas tout de suite, dit-elle en se penchant en arrière pour atténuer la lumière d’une lampe qui diffusait un éclairage pourtant déjà tamisé. Venez donc, mon petit Vlan ».

 

Ce fut une belle fin de nuit. A un moment où leur position sur le canapé était devenue inconfortable, Sébastien alla chercher l’oreiller toujours dissimulé dans la grosse caisse pour qu’il retrouve sa fonction originelle sous la nuque délicate de sa partenaire, qui estimait les coussins de l’atelier trop rugueux. Elle soupira d’aise en reniflant un parfum ancien de poudre de riz qui lui rappela sa grand’mère, puis se rendormit serrée contre son amant.

Au petit matin, Sébastien Vlan ronflait doucement.  En lui jetant un regard attendri, Valérie se leva sans bruit, fit de rapides ablutions et s’habilla dans l’intention d’aller chercher des croissants et du café. Prise d’une soudaine intuition, elle ramassa au passage l’oreiller tombé au pied du canapé, le mit dans un sac à provision et sortit. Le soleil brillait et une brise fraîche dissipa  la brume qui traînait dans sa tête au terme d’une nuit écourtée.

 

Elle se rappela que Sébastien avait mentionné l’histoire particulière de l’oreiller à un moment où ils avaient d’autres désirs à assouvir. Au lever du jour, elle avait senti contre sa joue une irrégularité dans le tissu soyeux. S’asseyant sur un banc de la petite place de l’Ile à l’abri d’un platane, elle sortit l’oreiller et découvrit un monogramme brodé dans un angle de la taie ; il figurait une colombe prête à s’envoler posée sur un chapiteau de colonne ionique. Elle reconnut le logo  de l’hôtel Beau-Rivage. Le palace n’était pas loin et elle s’y rendit, décidée à élucider un mystère qui titillait son esprit d’enquêtrice, avant d’entendre la version de Vlan.

Aldo, le concierge immuable de l’hôtel la reçu avec amabilité et lui indiqua le chemin vers le bureau de la gouvernante principale. Valérie Fourvière se présenta  et lui tendit l’oreiller, de forme rectangulaire mais de proportions inhabituelles, très allongé par rapport à sa hauteur. La gouvernante parut fort intriguée.

« D’où vient cet objet que je peux identifier sans risque d’erreur ? dit-elle en toisant sa visiteuse. Nous n’avons eu qu’une seule cliente qui ait jamais exigé cette forme d’oreiller.
— Je le tiens d’un musicien de jazz qui l’utilise comme sourdine de batterie.
— Mon Dieu, bien sûr, je me souviens parfaitement des circonstances de cette histoire qui avait failli perturber notre réputation de calme et de confort discret. Et de la date : c’était le jour de la première élection du Président Obama, en novembre 2008. Mais asseyez vous, j’ai un peu de temps, je sors de vérifier l’étage des chambres et suites où l’histoire s’est déroulée ».

 

Une soirée privée avait été organisée par le Comité de soutien des démocrates américains de Genève et le Jazz band de Sébastien Vlan assurait le fond musical. Juste en face, une vieille comtesse d’origine slave occupait une suite avec sa demoiselle de compagnie, qui jouait en fait le rôle  de souffre-douleur de la douairière. Cette dernière était une fidèle cliente, à laquelle ses maris successifs avaient assuré une assise financière qui commençait à s’épuiser ; aussi le personnel de l’étage ne se montrait-il plus aussi empressé que par le passé à satisfaire les exigences incessantes de la  vieille peste.

Ce soir-là en particulier, elle n’avait cessé de se plaindre du bruit de l’orchestre et exigé  qu’il soit renvoyé. Sa demoiselle de compagnie était intervenue auprès des musiciens pour qu’ils baissent leur niveau sonore, ce qu’ils avaient accepté d’autant plus aimablement que la fille était très jolie. Encore insatisfaite, la comtesse avait lancé un deuxième assaut, cette fois pour éjecter le batteur dont elle ne supportait pas la grosse caisse. Vlan avait proposé à la demoiselle de lui fournir une vieille couverture pour amortir les basses fréquences.

« Une vieille couverture ! Au Beau-Rivage ! poursuivit la gouvernante. J’ai répondu à cette jeune fille qu’il ne fallait pas confondre notre palace avec un dépôt d’Emmaüs. J’imagine qu’en lieu et place elle aura a pris l’initiative de porter au musicien ce fameux oreiller. Toujours est-il que la dispute s’est calmée. Mais au matin, la femme de chambre est venue me chercher ; elle venait de trouver la comtesse sans vie sur son lit. Quant à la demoiselle de compagnie, elle avait disparu, et l’oreiller avec.
— Je suppose que vous avez appelé un médecin et averti discrètement la police, interrompit la commissaire pour éviter que la gouvernante ne se répande en lamentations rétrospectives.
— La comtesse souffrait d’emphysème et elle était décédée d’une suffocation. Comme elle n’avait pas d’héritiers ni de famille à alerter, on renonça à une autopsie qui aurait peut-être pu préciser la cause naturelle ou criminelle de l’asphyxie. La demoiselle de compagnie fut recherchée, sans y mettre de grands moyens. Je reçu de ses nouvelles le Noel suivant : une carte postale d’Australie où elle vivait heureuse avec un éleveur de moutons. Je n’en ai dit mot à personne, c’était une gentille fille qui avait bien mérité un peu de tendresse après avoir servi une douairière que personne n’a regretté ! Voilà toute l’affaire, excusez-moi d’abréger notre entretien, j’ai du travail. Vous pouvez conserver l’oreiller si vous le voulez, je n’oserais le remettre à notre inventaire ».

Sur le chemin du retour, Valérie Fourvière réalisa que son désir d’entendre la version de l’histoire selon le musicien n’était plus aussi évident ; elle balançait entre ses réflexes de policière et son état naissant de femme amoureuse. Elle décida que si il s’agissait d’une affaire criminelle, ce n’était pas à elle de la rouvrir. Hésitant même à se débarrasser de l’objet encombrant dans une poubelle municipale, elle se ressaisit et se contenta de prendre les croissants et les cafés au bar du restaurant des Halles, qui venait d’ouvrir pour les habitués du quartier.

 

Entretemps, Sébastien Vlan s’était levé et  achevait de mettre un peu d’ordre dans le studio. Son amie entra au moment même où il cherchait à mettre la main sur sa fameuse sourdine de grosse caisse. Il remarqua immédiatement le sac à provision et son contenu.

« Partie sur une nouvelle enquête, commissaire ?  demanda-t-il d’un air ambigu.
— Oui, non, j’ai cru que tu ne verrais pas d’inconvénient à ce que j’emmène  ton oreiller prendre un peu l’air.
— Tu sais que les oreillers ont la faculté de savoir écouter, pas celle de pouvoir parler. Le mien a encore une qualité supplémentaire : il sait écouter et aussi étouffer, je parle des sons bien entendu !
— Je m’en souviendrai » répondit Valérie Fourvière. Viens t’asseoir, le café va refroidir.

Par la grande baie vitrée, le soleil apparut de façon quelque peu théâtrale.  Ses rayons illuminèrent tout d’abords l’angle de l’atelier où figurait la toile de la femme tournée tête en bas, qui se dévoilait progressivement. Quand la petite inscription « Pour voir si ça tient » s’éclaira, elle accrocha le regard méditatif du couple attablé. Pour l’instant, ça tenait.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire