Créé le: 26.07.2015
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Lisette

Nouvelle

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© 2015-2024 Betty J. Norman

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Une femme se redécouvre
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Lysette

« Entre deux maux il faut choisir le moindre » écrivait Aristote. Lisette venait de lire cette phrase dans un magazine et cela lui avait beaucoup plu. Des maux, Lisette en avait à revendre. Surtout depuis que son mari était mort, deux ans plus tôt. Elle avait dû continuer, seule, à gérer la ferme. Alors à se dire qu’entre deux maux il fallait choisir le moindre, d’un coup Lisette s’était vu diviser ses problèmes par deux. Ça lui convenait parfaitement mais elle était bien en peine de dire lequel serait le moindre de tous.

C’était la fin de l’année, Noël approchait. Elle avait connu des moments difficiles et s’en était sortie. Alors, fière de son succès et sur l’insistance de sa fille elle avait accepté d’aller passer quelques jours à Annecy pour les fêtes. Une folie étant toujours accompagnée d’une autre car Lisette ne quittait presque plus sa ferme de la Vallée Verte, elle avait aussi décidé d’aller chez le coiffeur et de se faire belle pour cette occasion.

L’année avait été dure. Pas assez de pluie au printemps, trop en été, le bétail n’avait pas profité comme d’habitude là haut dans les alpages : le lait n’avait pas rendu autant. Elle avait néanmoins suffisamment pour pouvoir faire tourner la fruitière et avoir une production de fromages qu’elle allait pouvoir écouler au fil de l’hiver, à tous ces genevois, gens de la ville en mal de verdure et de grand air et qui viennent passer ici leurs week-ends.

 

Pour une fois, elle aussi allait connaître le plaisir de voyager et de changer d’air. C’était rare. Parfois, elle et Jacques son mari s’étaient permis une escapade, du côté de Chamonix. L’été surtout, quand les bêtes étaient dans les alpages. Elle avait beaucoup de plaisir à voir ces paysages à la fois abrupts et ondulants, ces variations de vert, de gris, sous un ciel bleu. Ils partaient la journée, ils pouvaient difficilement se permettre de partir plus longtemps, une ferme n’attend pas. C’était avant. Quand Jacques était tombé malade, les seuls voyages qu’elle fit furent ceux qui la conduisaient à l’hôpital. Heureusement pour lui, sa maladie avait été de courte durée. Un cancer foudroyant l’avait emporté en six mois. Lisette fit son possible pour jongler avec le travail à la ferme et les visites à l’hôpital d’Annemasse.

Au décès de Jacques, Lisette avait ressenti un soulagement pour cet homme qui enfin ne souffrait plus. Un énorme vide aussi. Alors elle s’était lancée à fond dans le travail, il y en avait tellement. Ses enfants étaient venus quelques temps la soutenir, mais ils avaient leur vie et y étaient retournés. Bertrand était cuisinier dans un restaurant de Grenoble, et Gwladys, institutrice à Annecy. Gwladys, surtout, se faisait du souci pour sa mère. Elle l’avait vu trimer dur toute sa vie au côté de son père, plus encore depuis que celui-ci était parti. Sa mère qui aimait malgré tout le travail de la ferme, mais qui aimait aussi tant aller le dimanche vers l’Argentière, du côté de Chamonix, s’était enfermée dans le travail et ne quittait plus sa vallée. Gwladys en était triste et avait vu l’occasion des fêtes comme une belle opportunité pour l’inviter à Annecy. Elle avait cependant dû insister auprès de Lisette pour qu’elle « fasse sa genevoise » comme cette dernière lui avait répondu. Même Bertrand, qui faisait peu attention à ces choses-là, avait aidé sa sœur à la convaincre.

Sous le casque chauffant pour fixer la mise en plis et les frisettes, Lisette faisait ses bilans. Cette phrase « entre deux maux il faut choisir le moindre » l’avait entraînée loin dans ses pensées et ses souvenirs. Elle revoyait encore Gwladys et Bertrand se fâcher tout rouge pour qu’elle parte pour les fêtes. Elle y était encore lorsque la coiffeuse vint l’avertir que le séchage était fini, qu’elle allait pouvoir passer au coiffage. Elle se leva pour aller s’asseoir vers un autre siège que lui indiquait la coiffeuse.

Lisette regardait chacun des gestes de la coiffeuse. Auparavant, celle-ci lui avait entortillé ses mèches, une à une, autour d’une espèce de tige en mousse de couleur. Elle avait regardé l’opération avec attention, ébahie de voir la patience et la minutie nécessaires à cette opération. Elle regardait maintenant avec tout autant d’attention ceux qui délivraient chacune de ses mèches de leur tortillon et leur redonner une liberté nouvelle, frisottée.

Lisette se sentait étonnamment bien. Cette phrase d’Aristote, ses bilans, sa fierté du travail accompli et du défi relevé durant l’année la grandissaient, la tiraient vers le haut. Elle sentait alors tout le champ des possibles, le cœur gonflé, comme grisée. Elle était presque effrayée de sa propre réaction. Et le fût encore plus lorsqu’avec naturel et aplomb elle s’entendit dire à la coiffeuse : “Vous pourriez me maquiller également?”. Celle-ci, qui connaissait bien Lisette était aussi toute surprise par cette demande, mais très heureuse de la voir enfin s’occuper d’elle-même, et très heureuse de pouvoir lui offrir ce moment.

Bien sûr, Lisette venait régulièrement au salon, par mesure d’hygiène, afin de garder une tête nette et propre, une coupe qui ne gênerait pas le travail quotidien. Cette fois, elle s’offrait le grand jeu : la coupe, les frisettes et même le maquillage. Jamais Lisette ne se maquillait. Elle ne savait pas pourquoi. Par habitude. Et puis pourquoi faire? Les vaches se fichaient bien de connaître la couleur de son rouge à lèvres. Enfin, elle s’était bien maquillée à quelques occasions, mais elles étaient rares.

La coiffeuse demanda à Lisette de fermer les yeux et elle se laissa faire. Elle sentit avec délectation le pinceau glisser sur sa paupière droite, puis la gauche. Ce sentiment que quelqu’un s’occupe de vous est vraiment délicieux se dit Lisette. Elle soupira d’aise, et tous les maux, les siens et ceux d’Aristote, partirent bien loin sans plus trop l’atteindre.

La coiffeuse posa ensuite délicatement le fard à paupière. Elle sentait le contact du bâtonnet de mousse sur sa peau, les petites touches apposées ici et là, depuis le haut de l’arcade puis vers le creux de l’œil et enfin sur cette peau si fine bordée de cils. Elle se demanda quelle couleur la coiffeuse avait choisi et commença à ressentir cette impatience que l’on connaît quand on est enfant, cette hâte d’ouvrir les yeux pour voir enfin le résultat. Elle sentit tout d’un coup un large pinceau, rond, doux, glisser sur ses joues et enfin, le rouge à lèvres. L’odeur du rouge à lèvres la marqua immédiatement. C’était une odeur un peu douceâtre, un peu sucrée qui rappelait à Lisette autre chose, elle ne savait quoi. Elle se concentra un instant pour identifier cette odeur bien connue.

Mais le parfum du rouge à lèvres, très volatile, se trouva très vite submergé par les autres odeurs du salon de coiffure, exacerbées par la chaleur qui y régnait. A l’odeur, forte, de la laque se mêlait celle, acide, acre et piquante de l’ammoniaque contenue dans les colorations chimiques.

Lisette n’entendait pas distinctement ce que disaient les autres clientes autour d’elle. Il s’échappait de ce salon un brouhaha, ponctué de quelques rires ou de quelques éclats de voix, joyeux. Ces bruits de casques, de sèche cheveux, d’eau qui coule dans les baquets de rinçage donnaient à Lisette une impression de joyeux bazar qui la ravissait.

Lisette s’étonnait de tout ce qu’elle ressentait et de ce plaisir que l’on s’occupât d’elle. Sentir sur sa peau ces touches délicates et surtout, le plaisir de la surprise, de se demander à quoi elle ressemblerait. Serait-elle ridicule? La coiffeuse n’avait pas fini. Elle lui demanda de pencher un peu la tête en arrière et sentit ses cils s’étirer, se gainer d’une pâte épaisse qui les allongeaient. Alors, ses sourcils brossés, cela faillit la faire rire ! Ça se brosse, des sourcils ? Enfin, la coiffeuse lui mît la tête droite, finit le coiffage et la disposition des frisettes, passa un coup de laque et dit à Lisette d’ouvrir les yeux.

Pendant une fraction de seconde, elle se demanda si elle allait se reconnaître, si elle n’allait pas se sentir bête, et si enfin Lisette serait toujours Lisette, de la Ferme du Haut, mère de Gwladys et de Bertrand, veuve de Jacques. Elle qui avait hâte de se voir et d’ouvrir les yeux, elle hésitait maintenant, avec une pointe d’angoisse.

Puis, avec ce pragmatisme qui la caractérise, elle se dit qu’elle n’allait pas garder les yeux fermés indéfiniment, que si elle ressemblait à un pot de peinture ou se trouvait ridicule, le savon la sauverait. Alors, elle se décida à ouvrir les yeux.

C’était bien le reflet de Lisette qu’elle voyait dans le miroir. La surprise venait d’ailleurs. Ce n’était pas la veuve de Jacques, pas la mère de Gwladys et Bertrand, pas la propriétaire de la Ferme du Haut qu’elle voyait. Non, c’était Lisette. La personne, la femme. Elle n’en revenait pas, elle qui traitait avec peu de cas ce qu’elle considérait comme une futilité, de ce que le maquillage avait fait d’elle, comment il l’avait mise en beauté sans la changer, fidèlement.

Il était délicat, la coiffeuse avait choisi un bleu léger qui allait bien avec la couleur de sa peau et qui s’accordait parfaitement avec sa chemise. Le rouge à lèvres était rose, d’un rose audacieux que Lisette n’aurait jamais osé choisir, mais qui lui allait à ravir et elle était heureuse que ce soit la coiffeuse qui ait décidé des couleurs. Ses joues avaient une jolie teinte de pêche rosée, qui mettait en valeur la carnation de sa peau, et sa texture qu’elle avait étonnamment douce et lisse, elle qui ne mettait pourtant pas de crème alors qu’elle travaillait dur et au dehors. Les cils allongés, mais pas trop, juste assez pour souligner son regard noisette, les yeux de Lisette brillaient. La coiffure était naturelle, les frisettes étaient souples, lui allaient à ravir.

Son sourire s’étirait et illuminait son visage. La coiffeuse était heureuse de voir ce visage. Il s’y mêlait une expression à la fois d’étonnement et de joie. On sentait Lisette heureuse et incrédule de voir que ce maquillage et cette coiffure, la révélait, la mettait merveilleusement en valeur.

Lisette était heureuse d’avoir osé, pour une fois, s’écouter et se laisser aller à s’occuper d’elle-même en laissant le soin à une personne bienveillante de le faire pour elle. Elle se regardait, toujours incrédule devant le miroir, écoutant les commentaires et les compliments de la coiffeuse et de toutes les clientes du salon, rougissant à les entendre, lorsque Gwladys poussa la porte du salon. Le regard de sa fille disait tout, et elle se sentit plus fière encore.

Commentaires (2)

Laure Houisse
22.09.2021

Merci pour ce bon moment, j'ai beaucoup aimé votre texte. Laure

Betty J. Norman
22.09.2021

Votre message me touche beaucoup, merci infiniment.

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