Créé le: 22.03.2022
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L’homme sans quantités
Je ne dirais pas combien ça m’est égal... ni combien ça me dépasse...
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Je ne dirais pas combien ça m’est égal… ni combien ça me dépasse…
Je ne peux pas compter sur mes doigts, puisque j’ignore dans quel ordre se succèdent les nombres ; je confonds souvent la gauche et la droite ; je suis incapable de me souvenir des doigts que j’aurais déjà pris en compte. Je compte sur les huit raisons que je viens d’exposer pour m’épargner le tourment de compter sur quoi que ce soit dans la vie que je mène depuis mille cinq cents ans.
Exclu d’un monde livré au calcul digital, je m’occupe les doigts comme je peux. Ils s’affairent et je récolte le bénéfice du doute en ne prélevant pas d’impôt sur la bonne main. Avec doigté, j’interprète une partition qui se joue d’ignorer la quantité.
Je me rends compte que je n’ai aucun compte à me rendre. Cela ne m’empêche pas d’utiliser une calculatrice pour téléphoner. Toute l’arithmétique part de quelqu’un. Quand j’appelle quelqu’un, ce sont tous les nombres entiers qui répondent avec une parfaite unité. Mais je dois compter sur quelqu’un pour composer son numéro, ce qui me pose problème. D’autant plus que je ne comprends pas comment passer d’autant à plus. Alors je dois me résoudre à n’engager l’équation qu’avec des passants qui parlent sans compter. Hélas beaucoup sont absorbés par le souci de compter leurs pas perdus. J’en ai perdu le sommeil. Un passant tellement pressé de se dépasser m’a dit que la nuit porte conseil. La nuit, sans retenue, m’a conseillé de compter les moutons. Mais je ne veux pas rejoindre le troupeau de ceux qui comptent. D’ailleurs, à quoi bon dormir, tant que je suis trop nul pour déchiffrer mes rêves ?
À mes yeux, ceux qui comptent ne comptent pas. La seule chose qui compte est l’inconnue. Celle que je n’ai pas connue exerçait la fonction de comptable. Elle essaya de me convertir à la religion de la base dix. À la base de cette base, il y avait un décalogue que je ne pus agripper. À la suite de ce mécompte, nous nous séparâmes en bons termes sans partager les frais. Elle demanda l’addition, elle paya le montant, tandis que je la regardais faire sans rien comprendre à ces opérations.
Mon tiers de frère prétend que mon savoir ne pèse pas lourd. C’est possible. Je ne sais pas en évaluer le poids. Combien de choses m’échappent ? Comment le savoir puisque le nombre m’échappe ?
En somme, je ne puis tenir aucun rang dans une société réduite à me soustraire.
Un tribunal d’énigmatique instance m’a condamné à vingt ans de prison. Je ne sais pas ce que vingt ans représentent. Après avoir lu « Vingt ans après », je ne saisis toujours pas le sens de « vingt ». Par contre, « Les trois mousquetaires » m’ont enseigné qu’un et tous peuvent être confondus. Je ne suis pas sûr que cette imprécision me rende service… Mais l’idée que l’amitié supprime à la racine les divisions courantes multiplie mes forces dans mon puissant combat pour la valeur ajoutée.
J’ai été reconnu coupable d’ignorance réactionnaire. C’était bien la seule fois qu’on me reconnaissait une qualité non quantitative. Si j’ai appris quelque chose, c’est qu’il est devenu criminel de ne pas compter. Ceux qui, comme ma pomme, n’entrent pas dans la ronde du monde numérique doivent être enfermés dans la cellule des sans pas.
Pour m’occuper, je dessine sur les murs de l’enfer. À mon compte, j’ai déjà un unicorne, une bicyclette, un trident, un quadrumane… Je progresse…
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