Créé le: 17.09.2017
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l’exil

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© 2017-2024 Epona

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Serai-je partie si j’avais su que les nuages seraient aussi gris que le cœur des gens, que les bars étaient en fait des lieux pour vieux libidineux dévoyés, que le café était à 2.50€…? Le confort et l‘argent ont un prix, la vie  ne prend pas de gants….Partir ou rester, le choix est toujours cruel.
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La revedere ţara mea Dragă

 

Il fait froid, il neigeotte, c’est déjà l’hiver en Savoie, alors que nous ne sommes que fin Octobre…et si nous étions restés en Italie ?

Non, les italiens nous ont chassés comme à peu près partout ailleurs, dans les huit pays que nous avons traversé en voiture…Où est-elle cette grande et belle Europe ?   Fraternelle, joyeuse, accueillante ?

On ne voit que des gens frileux, l’air las, qui nous regardent de travers… en remontant leur col et en se plaignant des impôts, du temps, des politiques, du chômage …pas de doutes, nous sommes en France ! Pourtant, les paysages sont magnifiques, peut-être un peu moins que ceux de notre chère Moldavie, ceci dit. Mon cœur se serre en pensant à Mama, que j’ai laissée seule là-bas avec la Gusta, ma tante.

Mais je vous arrête, nous ne sommes pas des romanichels, ni des voleurs de poules, ni des tsiganes ! Nous avons fait des études malgré la pauvreté, notre mère nous a élevés dans le droit chemin, et nos fesses se souviennent encore de la robuste branche de noisetier réservée à cet effet. Il parait que ça fouette le sang, c’est vrai, je n’ai aucune cellulite, ma copine Anna qui se paie des pots « La Prairie » à 500ChF en sait quelque chose…vu qu’à part faire maigrir son porte-monnaie le reste de ses cuisses est resté aussi imparfait que les loukoums à la rose dont elle fait une consommation aussi effrénée que honteuse.

Je relève la tête, je vois un panneau lumineux, « Cherche serveuses, bonne présentation ».

– Vous avez un CV ?

– Ben…non !

– Et vous venez comme ça à un entretien Mademoiselle ? Mademoiselle comment d’ailleurs ?

– Camellia

– Oh, c’est parfait pour vendre des fleurs ça !

Je ne ris pas, car je n’ai pas très bien compris son humour…

Je pense à Marius qui m’attend au coin de la rue avec les enfants…

– Monsieur, c’est vrai, je n’ai pas de CV, car  je n’ai pas eu la possibilité de le faire, mais je vous propose un essai. Dès ce soir, je travaille pour vous, et si ce n’est pas bien, vous me renvoyez, ok ?

– OK Madame Camellia, répond avec un grand sourire le tenancier.

A ce soir 18h pour la mise en place.

Je pars en courant, « Marius, ça y est, j’ai un travail !!! Je suis contente !

– Mouais, ne te réjouis pas trop vite Cama, tu sais, je ne veux pas que tu travailles, avec tous ces hommes qui vont te regarder …

– Arrête Marius, on a deux enfants à nourrir, tu as un boulot toi ?

– N’oublie pas que j’étais infirmier à Bucarest, ne m’insulte pas ! rugit Marius.

– Je ne t’insulte pas, mais quelles sont nos priorités ? lui dis-je en agrippant son bras.

Nous marchons dans les rues, il n’est que 14h, il faut tuer le temps, et il fait froid, alors nous rentrons dans un café, nous avons à peine de quoi en payer un seul en poche.

– « 2.50€ le café ?argh !

– Avec un grand verre d’eau s’il vous plait »! Le serveur nous toise et tourne les talons.

Je me prends à rêver, des projets plein la tête…changer notre vieille Fiat Uno de 1985 qui ne roule que sur trois roues, et que Marius est tout le temps en train de rafistoler avec Alexandrù, son ami garagiste.

Avoir un bel appartement, rien qu’à nous…je vois déjà la couleur de la nappe orange, avec un beau plateau de fruits au milieu, des napperons de Mama et des rideaux de crochets. Le bonheur !

Les enfants s’agitent et pleurent, je sors des bananes et des placintas *(feuilletés aux pommes*) et le jeu de cartes qu’ils adorent, ils restent tranquilles un moment.

 

Ce soir, nous dormirons à l’hôtel, un endroit minable près de la gare,avec des matelas où on peut compter chaque ressort, mais ce n’est que provisoire…normalement.

L’après-midi n’en finit pas, dehors, le ciel est bas et les nuages de plomb; Marius est sombre, il s’absorbe devant la télévision du bar, pendant que je joue avec les petites.

Il est déjà 17h, nous décidons de rentrer à l’hôtel, je dois me changer pour le travail.

Je mets mon plus bel habit, une jupe noire de lainage avec une blouse entièrement brodée à la main de couleurs vives, je noue mes cheveux, et y ajoute un bandeau noir.

Je suis sûre de moi, et tout le monde me complimente, sauf Marius qui grommelle un vague « Ne rentre pas trop tard , en me regardant de biais».

-« Ah ah ah ! » Se tord de rire le patron en me voyant, ainsi.

Je me renfrogne.

-« Vous allez à un bal folklorique ? Ici on veut des serveuses classes, il faut appâter le client, nous sommes LE meilleur bar américain d’Aix les Bains et de la région!

Nos clients viennent même de Genève, vous savez. Allez voir Jenny, elle va vous habiller. »

Jenny est une belle et jeune femme aussi blonde que je suis brune, longiligne, qui porte des bas auto-fixant, qui est très maquillée. Ça cocotte, son parfum !

Elle me fait signe de la suivre. Nous montons à l’étage, je fais la même taille qu’elle, même si je suis plus petite. Elle me prête un haut pailleté noir avec de la dentelle, et un mini short en simili cuir, avec des chaussures à talon de 12 cm.

Mon Dieu, comment vais-je tenir sur ces échasses ? J’ai les larmes aux yeux, je ravale un sanglot et je pense à ma famille, c’est pour eux que je dois gagner notre pain…

 

Dudu le boss, m’explique rapidement ce qu’il faut faire, c’est très simple, faire consommer le client !

– « Je ne veux pas coucher, je ne suis pas une prostituée !

– Mais qui vous dit cela chère Camellia ? dit-il avec son air enjôleur, ses yeux plissés et cupides…

– Contentez-vous d’être jolie à regarder, souriante, ayez de la conversation, intéressez-vous au client et il vous paiera le meilleur champagne !

– Mais je ne veux pas devenir alcoolique…

– Mais qui vous parle de cela voyons ! Regardez tous ces pots de fleurs autour de vous….ils sont là pour accueillir vos verres en toute discrétion. »

Je pense avec horreur à ce travail, à ces fleurs qu’on arrose d’alcool doré, mais je serre les dents ; je suis moldave et jamais je n’ai baissé les bras ni les yeux de ma vie !

Le premier client entre; petit, bedonnant, chauve et grisonnant, oh mon Dieu que les hommes de l’ouest sont moches, je pense à Marius, mon beau brun fort comme un roc….

Je serre les dents et esquisse un sourire en même temps…ce qui donne à peu près une grimace ! Dudu me pousse du coude et me fait les gros yeux, et dire que j’ai demandé à travailler gratuitement ce soir ! Et si je m’enfuyais par la fenêtre des toilettes ?

Je n’eus pas le temps, car le client suivant était….. Marius !

– « Viens et tout de suite ! Tu ne resteras pas dans ce bordel ! J’ai honte pour toi et ma famille ….Viens ! je te dis ! »

Je l’ai suivi, soulagée de sortir de cet univers glauque, mais aussi pétrifiée de savoir comment nous allions vivre désormais ….

– Ne t’inquiète pas,j’ai un tuyau à la frontière avec le cousin Vlady.

Et s’il le faut, je changerai de métier le temps de trouver dans ma branche, aie confiance Cama….

J’ai frissonné, fermé les yeux, et tout a tourné très vite, j’ai revu les sapins noirs, les odeurs de sève, de boue sur les chemins des Carpates, le vin frais qu’on buvait après les foins l’été, la sueur du vieux cheval et des hommes en débardeurs, les chansons tristes, toute mon âme slave partait en lambeaux….J’ai pleuré pour la première fois depuis longtemps, toutes les larmes de mon corps. Marius m’a serré dans ses bras sans autre forme de langage.

Etions-nous frappés du sceau du malheur de génération en génération, condamnés à l’exil à cause de la pauvreté ? Je me sentais mal, si mal de laisser mes racines et d’abandonner les deux femmes qui ont toujours veillé avec tendresse sur mon berceau et mon enfance….

Dimanche, un jour morne et gris, nous quittons notre minable hôtel, et là,mauvaise surprise, 3 pneus crevés !

Marius était comme  fou, comment allions-nous trouver des pneus ici? Sans argent prévu pour cette dépense ? Nous avons donc chargé nos 14 ballots plus les enfants dans un wagon à moitié vide, direction la frontière, notre dernier espoir.

Marius semble presque souriant, il est content d’avancer comme il dit…Avancer, vers quoi ? Veronyka et Cristina dorment comme des anges…Si seulement je n’avais pas cédé à la tradition et l’illusion de famille heureuse, je n’aurais pas imposé ce destin d’exilées à mes deux amours.

         Allons, ne tombons pas dans la mélancolie,  héritée de ma tante, Gusta, qui nous chantait de si belles chansons ukrainiennes, russes, italiennes. Ma préférée restait Maia Rodina (Ma mère patrie) que j’écoutais religieusement sur le vieux tourne-disque récupéré chez Ilona la voisine, quand elle est partie rejoindre Igor dans un monde meilleur.

Trop tard, il faut avancer…oui, mais vers où ? Les paysages défilent,dans des camaïeux de verts, je vois de belles maisons proprettes, des animaux plus gras que les gens de chez nous, des pâturages au carré, des tracteurs oranges gigantesques, tout respire la richesse…et pourtant je suis triste.

Je me ravise, me redresse, j’ai 36 ans et je suis encore belle, enfin c’est ce que je vois dans le regard des hommes…notamment celui qui me regarde de biais assis 3 sièges plus loin, avec sa chemise mauve et ses petites lunettes d’intellectuel. Marius dort, ouf ! Sinon il irait lui parler du pays et en termes aussi directs que sa droite redoutable, qu’il a conservée de ses années passées dans la rue à faire des combats, pour gagner quelques lei…une misère.

Je suis menue, et cambrée, j’ai fait de la danse classique à Chisinau pendant 10 ans, ce fut de belles années malgré la dureté de la discipline. Hélas, je n’ai pas eu les appuis nécessaires pour même rêver rejoindre le ballet municipal alors le mythique Bolchoï…ce fut un grand drame dans ma vie.

Puis j’ai rencontré Marius à un mariage, en été, il faisait chaud, les foins étaient coupés et embaumaient la campagne. Je portais une belle robe patineuse jaune paille, confectionnée par Gusta. Je venais de plaquer Ionel qui flirtait éhontément avec la serveuse du bar du village, et je pleurais de rage et de dépit. Ce grand brun, fort comme un bûcheron, s’est avancé, a pris ma main et m’a emmenée danser,il m’a écoutée sans mots dire. Marius est un taiseux, c’est aussi pour ça que je l’aime, même si au final notre chien était mon seul confident  lors de mes longs monologues dans la cuisine.

Marius a donc décroché un travail de brancardier pour le grand hôpital de Lausanne ; il gagne

5 000Chf, ce qui représente en 1 mois, trois ans de salaire moyen chez nous, pays le plus pauvre d’Europe. Il était si beau et si prospère, durant les temps bénis des kolkhozes; ma mère ,ma tante et tous les anciens au village les regrettent tous les jours qui passent.

Elles travaillaient dans les vignes à côté de la maison, qui inondaient les gorges du meilleur vin de toute l’Europe, et elles en étaient fières. Les vergers ployaient sous les fruits, jamais, nous n’avons eu faim de toute notre enfance, qui fut simple et heureuse.

Toute la production était envoyée en Russie, mais depuis l’embargo  qui a puni notre émancipation, les grains pourrissent sur pieds, et la misère s’est installée partout. Le village a perdu les deux tiers de ses habitants en vingt ans. Il ne reste plus que les vieux et les policiers…qui les surveillent, les maisons s’écroulent, les herbes folles envahissent les terrains laissés à l’abandon, les chiens faméliques rôdent et hurlent à la mort, les vieilles femmes pleurent…et s’essuient le coin des yeux avec leurs foulards à fleurs.

Les gens sont partis à Moscou, à Rome, ou plus près à Bucarest, où ils gagnent presque trois fois leur ancien salaire . Quand ils ont réussi, ils ne veulent plus revenir au pays, ils préfèrent envoyer de l’argent, on dirait qu’ils ont honte de leur passé et ne veulent plus rentrer de peur d’être contaminés .

Nous habitons au deuxième étage d’une petite maison à Montreux, dans un quartier calme chez des collègues de Marius, c’est provisoire, et c’est si tranquille !La Suisse, un paradis pour les amoureux du calme. Heureusement, nous avons sympathisé avec quelques compatriotes. Ils travaillent généralement dans l’hôtellerie, le bâtiment et les travaux agricoles saisonniers parfois .

D’autres vivent de rapines, et je préfère les éviter, tant pis si Marius me traite de bourgeoise aux souliers de paille .Je veux que mes filles grandissent avec les meilleures chances pour leur avenir.

A la sortie de l’école j’ai fait la connaissance d’une gentille dame, Anna, des yeux bleus, les cheveux blond cendré noués en chignon bas, la cinquantaine enrobée , toujours apprêtée; elle est nounou, et elle m’invite parfois boire le thé chez elle. Son petit appartement bonbonnière donne sur le lac Léman, et cela lui donne une  quiétude qui en fait tout le charme. Elle est veuve et aime parler. Beaucoup parler. Je fais mine de l’écouter alors que je suis plongée dans mes pensées…

Elle m’a prise sous son aile, et je dois dire que ça me fait du bien d’être comme une petite fille, choyée et dorlotée en sirotant du thé « Earl Grey » avec des biscuits au gingembre et des tonnes de loukoums.

– « Hey! comment vas-tu Camellia ?

– Ça va……Cristina a mal à la gorge, je dois l’emmener chez le médecin.

– Ah bon ? je vais te donner l’adresse d’un très bon spécialiste, il est sur Genève tu verras, il est formidable.

– C’est loin ?

– A 90km

– On ne pourra pas y aller alors.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est trop loin sans voiture.

– Je peux vous y amener si tu veux ?

 

– C’est aimable à toi merci, tu as vraiment du cœur!

– Je le fais aussi parce que quand je suis arrivée ici, personne ou presque ne m’a parlé pendant deux ans ! à part lors de mes courses, tu imagines ? Deux ans !

– Comme je te comprends…la vie est cruelle .

C’est pour ça que nous avons été obligés de quitter le pays. Arrivés en France, on nous crevait les pneus, ensuite on est venus en Suisse. Ici, ils sont froids, mais ils nous foutent la paix…

– Vous avez fait le bon choix, je crois.

– Je n’en suis pas sûre Anna, pour les enfants peut-être, mais pour nous les adultes ? Nous trahissons notre patrie, nous la désertons comme des lâches et mon cœur saigne. Je voudrais tant pouvoir emmener ma mère et ma tante ici.Mais je sais que je ne les arracherai pas à leurs terres. Elles y sont nées, et y mourront. Quelque part, je les trouve sages, elles ont accepté leur sort, alors que nous, nous avons décidé de le forcer.

L’avenir nous dira qui aura eu raison sur ces deux approches, l’occidentale volontariste ou l’orientale fataliste, deux visions aussi opposées que notre pays coupé en deux, tiraillé entre la Russie et la Roumanie ” Européenne”, qui a voulu une indépendance qu’il n’a jamais connue de toute son histoire.

– Je te ressers une tasse de thé ? me dit Anna avec son sourire bienveillant…

– Oui, merci Anna, et je veux bien aussi que tu mettes de la musique, tu sais celle du Lac des cygnes…j’enverrai une cassette à Mama et Gusta.

– Mais ça n’existe plus les cassettes! et les CD presque plus non plus….

– Alors je leur enverrai un billet pour le Bolchoï !

 

 

************ FIN **************

 

La revedere ţara mea Dragă *

(*au-revoir mon cher pays)

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