Chapitre 1

1

La dépression a été ma compagne depuis mes 11 ans. J’en ai 30 à présent. Cette longue relation est sur le point de prendre fin. Un dernier hommage, une dernière larme, un dernier soupir. Comme pour toute rupture, un adieu non sans émotion à cette maladie mentale que j’ai apprivoisé au fil du temps.
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Ma très chère Darkness,

 

Je t’entends, je te vois, je te ressens si fort au fond d’mes tripes. Tu as cette incroyable capacité à évaporer ma joie de vivre en un rien de temps. Soudainement, tu fais de moi une pauvre marionnette démembrée et usée par trop de manipulations. Tu m’infliges tes lois et ta torture cérébrale. Je suis terrifiée par mes émotions, aussi riches soient-elles. Plus rien n’a de sens, tout est paradoxal. Ça s’bouscule dans la caboche, tout est hors de contrôle. Le désespoir inonde mon esprit. Tu m’affaiblis, tu me bousilles de l’intérieur, tu me détruis à l’extérieur aussi. Sans même lutter, je m’effondre simplement.

 

Mais vois-tu, ma détermination est plus puissante que ma peur de vivre. En tombant dans ton sombre néant, j’ai appris à te dompter. Cela fait de nombreuses années que je fréquente tes quartiers. Je reconnais le chemin les yeux clos. Etonnamment, c’est avec toi que je trouve le réconfort. Tu as toujours été là, d’abord discrète. Toute petite déjà, tu m’offrais ces pensées étranges que mes ami(e)s ne comprenaient pas. Tu me faisais me sentir spéciale. Tu m’incitais à rester seule, me poussant à développer ce monde imaginaire toujours présent. Puis tu t’es imposé quand la mort s’est emparée de cet être si cher à mon cœur. A partir de là, tu ne m’as plus lâché. Une amie fidèle et loyale en toutes circonstances. A chaque deuil, à chaque rupture, à chaque perte, à chaque chagrin. Dans les moments de joie, tu étais là aussi. Tu prenais soin d’écraser mes épaules pour me rappeler ton existence. J’étais chargée de tant de misère que tu me déversais. Quand je souriais trop, tu revenais. Et puis bien sûr, dans ces moments où la douleur se faisait plus intense, tu venais me frapper toujours plus fort pour que je tombe à tes pieds. Pour te rendre hommage, tu me laissais creuser sur ma peau comme pour tatouer ta présence. Au-delà du sang et des lames, tu m’as offert tant de larmes.

 

Quand je tremblais de tout mon être, quand ma respiration n’était plus, quand je ne voyais plus à travers ce trop-plein de sanglots, quand je voulais souffrir physiquement tellement j’avais mal dans ma tête, quand je voulais t’anesthésier avec ces bonbons magiques. Quelle insolence, j’aurai dû me douter que tu avais le pouvoir de passer outre !

 

Mais ma chère Darkness, amie ou ennemie, il est temps que nos chemins se séparent. En guise d’adieu, laisse-moi te rappeler quelques souvenirs.

 

Souviens-toi… Quand mes chiens ont été brutalement tués. Tu m’avais trainé vers leurs niches pour que je me roule littéralement de douleur sur ce sol boueux. Tu m’avais forcé à regarder ces deux gamelles que j’avais remplies de nourriture quelques temps plus tôt en me criant qu’elles ne seront jamais mangées. Tu encombrais mon esprit de souvenirs heureux avec eux, me rappelant ainsi que plus jamais je ne sourirais comme avant.

Souviens-toi… Quand il est mort. Tu m’as dit tant de belles choses. C’est là que je t’ai accordé cette confiance aveugle. Tu me disais qu’avec toi, je verrais le monde différemment. Tu avais raison, tout était devenu noir. Je ne pouvais ainsi que suivre tes pas qui me guideraient.

Souviens-toi… Quand ils sont morts les uns après les autres. Tu m’avais convaincu d’arrêter de m’alimenter. Tu me disais que s’ils n’étaient plus là, je devais disparaitre à mon tour. Tu me disais qu’en maigrissant, j’allais finir par m’évaporer complètement.

Souviens-toi… Quand j’ai changé d’école. Les autres enfants ne voulaient pas me fréquenter. Ils disaient que je n’étais « pas d’ici », que je n’avais « rien à faire là ». Rappelle-toi la fois où ils m’ont dit de venir avec eux et qu’ils riaient de moi : « Pourquoi elle est là ? – Elle n’a pas d’amis la pauvre fille ». C’est là que tu m’as brutalement hurlé que tu m’avais enseigné la solitude pour une bonne raison.

Souviens-toi… Quand mon premier amour m’a quitté. Tu me disais d’appuyer sur la pédale d’accélérateur et de ne pas lâcher des yeux cet énorme platane. Puis après avoir mis un coup de volant pour éviter l’impact, tu me disais que je n’avais aucun courage. Tu me disais que de toute façon, je ne le méritais pas ce garçon.

Souviens-toi… Quand ce patron en carton jouait à m’humilier devant les collègues. Tu me disais de me laisser faire. Quand je voulais pleurer, tu me forçais à aller me cacher. Tu me disais de ne rien dire à personne. Tu disais qu’il avait raison, que c’était ma faute. Tu disais que j’étais minable puisque je n’étais pas capable d’affronter un homme à l’égo surdimensionné. Tu me disais que j’étais ridicule à rougir et à remplir mes yeux de larmes à chaque échange avec lui.

Souviens-toi… Toutes ces ruptures amoureuses. Tu me disais que seule toi étais et serais toujours là. Tu me disais d’arrêter cette dépendance à l’Autre.

Souviens-toi… Toutes ces quantités d’alcool, de tabac, de drogue et de médicaments ingurgitées. Tu me disais de poursuivre cette dépendance aux produits.

Souviens-toi… Quand je me suis réveillée de ma tentative de suicide et que tu as ironisé en disant que j’étais tellement incapable que même la mort ne voulait pas de moi.

Souviens-toi… Quand je suis partie à l’autre bout du monde et que j’avais « tout pour être heureuse ». Je ne t’avais pas amené avec moi mais tu m’avais très vite retrouvé. Tu m’as rappelé que cette expression ne voulait rien dire. Tu m’as dit que toi-seule déciderais de mon existence, peu importe le reste. Tu m’as dit de ne plus jamais tenter de te fuir, que ma souffrance n’avait pas de frontière. Tu m’as menacé de provoquer mon suicide. Tu m’as alors privé de ma liberté de rire, de vivre. Tu m’as convaincu que je ne méritais pas ces instants de découverte et d’aventure, ni ces amitiés. Tu m’as empêché de croire en cet amour effrayant et excitant à la fois. Tu as ruiné ces opportunités d’avenir dans ce pays où j’effleurais enfin l’envie de vivre. Tu as brisé mon rêve.

Oui, rappelle-toi. Cette fois de trop.

 

Je te connais tellement qu’aujourd’hui quand je te sens approcher, j’accélère la cadence pour plus vite rechuter dans ton sombre vide. Cependant, je me repose moins longtemps dans tes filets. Désormais, ce n’est qu’un court passage dans le noir pour plus vite revoir le jour.

Tu vois j’ai bien grandi, bien appris. Avant je serais resté là des semaines, des mois. Les autres m’auraient supplié de revenir. Aujourd’hui je saute dans tes bras si fort que je rebondis presque immédiatement. Tout va si vite que les autres ne remarquent même plus ma chute. C’est ça qu’on appelle l’expérience, parait-il.

 

Alors voilà, ma chère Darkness, c’est fini. Tu me fais du mal, tu le sais bien. Tu as perdue de ta prestance après tout ce temps. Tu ne me surprends plus, je suis lassée de cette vieille routine entre nous. Je suis épuisée de cette nostalgie permanente, de cette mélancolie chronique. Parallèlement, j’ai gagné en force. Tu seras toujours une part de moi, sois en sûre. Tu m’as forgé, tu m’as donné les ressources pour tout affronter. C’est grâce à toi que je suis la personne que je suis. Alors reste avec moi, en souvenir. Souvent, je penserai à toi. Je parlerai de toi. Je partagerai notre histoire.

 

Certains disent que tu m’as pris mes plus belles années. Je dirais plutôt que mes plus belles années n’attendent que moi. Tu m’as enseigné la solitude, je dois désormais la vivre sans ton ombre envahissante à mes côtés.

 

J’ai guéri de ce mal dont je m’étais moi-même contaminé. J’ai contourné ma détresse en art.

 

Darkness, regarde-moi partir. Regarde ma posture, la tête haute, le regard fier. Regarde mon plus beau sourire envahir mon visage. Regarde mes yeux briller de bonheur face à cette victoire. Regarde comme je suis belle, vivante, libre. Armée de ton souvenir, j’avance sereine.

Non, Darkness, inutile de me menacer de me suicider, je ne crains plus de vivre.

 

Amy G.

Commentaires (2)

Thomas Poussard
12.08.2021

Je m'identifie totalement à la narratrice... sauf que je n'en suis pas encore à pouvoir écrire une lettre d'adieux définitifs - très bien tournée qui plus est´. Mais j'y viens, j'y viens...

Suzy Dryden
24.07.2021

C’est tellement ainsi... Merci de dire vrai :)

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