L'existence est faite de malentendus, parfois entretenus par intérêt et de façon sournoise. Que serait le quotidien, sinon une pétaudière, si chacun livrait en permanence et sans précautions ses pensées ? Le présent récit est celui d'un malentendu qui met en présence un naïf et un manipulateur.
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Rodolphe PANNATIER
Chemin des Prêles 48
1007 LAUSANNE

Lausanne le 12 juin 2021

Arsène,
Pourquoi t’écrirais-je puisque la page est tournée ? Peut-être pour « vider les poubelles de ma mémoire » ? Voilà bien une métaphore trompeuse. S’agissant de souvenirs pénibles, l’effacement est un leurre. Ne disparaît de notre mémoire que l’insignifiance, comme par évaporation.
Qu’il soit bien clair que mon propos n’est pas de me justifier, encore moins de renouer pour refaire l’Histoire et la corriger. Non, je ne désire pas rebobiner : j’ai fini par prendre acte, mais avec d’autant plus de peine que mes illusions ont duré des années.

En un sens, l’erreur fut mienne : j’ai voulu croire qu’entre deux personnes foncièrement différentes il serait possible de tirer à la même corde.
Toi, issu de ce que l’on nomme « la bonne société », de ce que mes grands-parents nommaient non sans respect « la Haute », pour distinguer l’ascendance nobiliaire, la fortune, les relations. Moi, n’ayant rien d’autre à faire valoir que de possibles qualités. Toi, l’avisé. Moi, le naïf, prompt à prêter vertu à autrui. Moi, appartenant au magma où s’entassent les anonymes. Tu as su m’utiliser, devinant que j’étais flatté d’assumer un rôle, que je croyais à une féconde complémentarité. Tu m’as félicité, couvert de flagorneries, remercié, cité en exemple dans tes allocutions, convié à des tablées distinguées ; tu as présenté au beau monde la petite marionnette qui travaillait bravement dans la soute.
Je ne lésine pas à reconnaître ta puissance de travail, ta faculté d’occuper tous les fronts. Je te prête cette forme de brillante intelligence qui ne prend pas en compte l’essentiel.

Du jour au lendemain, lorsque tu as accédé à la plus haute fonction, à la faveur de ce qui ressemble fort à un complot, le vent a tourné, mais d’abord imperceptiblement. A de multiples signes, j’aurais dû en faire le placide constat ; il est cependant parfois difficile de s’avouer des vérités qui établissent que l’on a cédé à l’égarement. La lucidité connaît des éclipses.
Assez vite, parce que j’en savais trop, je suis devenu l’homme à flinguer : d’abord en l’isolant, le discréditant, ne distillant à son sujet que des informations tronquées, le salissant, avant de porter l’estocade.
Belle réciprocité : toi, ma bête noire ; moi, ton clou dans la chaussure.
Si je refusais l’idée d’une guerre des tranchées, c’est en fait parce que j’étais trop attaché à la Cause pour elle-même. Les causes vraies nous dépassent, nous interdisant d’exhiber nos égratignures.
Vint le jour où la diffamation, les provocations, marquèrent un point de non-retour. Malheur au joli coeur qui n’avait pas deviné le scénario !
Dos au mur je t’ai écrabouillé, avant que tu ne m’écrabouilles, avant que par tes sévices tu ne recueilles de nouveaux triomphes. J’avoue avoir minutieusement préparé l’assaut.
Tu ne m’aurais jamais cru capable de te défier un jour. On ne conçoit pas qu’un chien fidèle, tout soudain, saute à la gorge de son maître et s’acharne avec la dernière sauvagerie.
Dès le moment où j’ai franchi le pas, pour quelques temps, j’ai vécu dans un silence ouaté ; j’ai traversé la crise ainsi qu’un funambule qui ne verrait plus le sol. Curieusement je me sentais étranger à moi-même.

Nos chemins ne se sont plus jamais croisés depuis lors.
Ta réputation désormais est ruinée ; tes fidèles, dont aucun ne s’est porté à ton secours, ont feint d’ignorer ta disgrâce ; feutrés qu’ils sont, ils redoutent plus que tout l’échauffourée. L’élémentaire prudence veut qu’on ne se brouille avec personne, qu’on reste tapi dans sa sournoiserie.
Tu ne montes plus sur les estrades, plus personne ne te tend de micro, tu n’apparais plus dans la presse people. De cet épisode tu auras au moins appris que souvent les amis ne sont qu’ennemis en embuscade ; Jean de la Fontaine en aurait-il fait le sujet d’une fable ?
Voltaire, quant à lui avait eu maintes occasions d’éprouver la perfidie: « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis je m’en charge. »
Te pardonner ? Cela serait à nouveau céder à la candeur. Le mal reste le mal.  On ne saurait s‘en accommoder et se construire tout exprès, pour préserver sa dignité, toute une philosophie de la capitulation, déguisée en sagesse.

Prenant quelque distance, je me suis efforcé de comprendre ce qui dictait ta conduite, de prendre la mesure du paradoxe selon lequel la tyrannie peut s’exercer sur fond de parfaite urbanité.
Les psychologues, depuis peu, évoquent l’archétype du « pervers narcissique », en détaillent les signes cliniques. Je ne serais pas surpris que tu appartiennes à cette catégorie. Si j’ai bien compris la signification de ce nouveau vocable, il désigne des individus dont l’unique motivation est l’affirmation personnelle, autrui n’étant que satellite. L’absolutisme du « moi » ne s’embarrasse alors d’aucune éthique.
Celui qui est affligé de cette malédiction déploie un talent peu commun : c’est un virtuose du mensonge, à l’intelligence fulgurante, un éblouissant manipulateur. Par-ci par-là un petit zeste de christianisme dans sa conversation ; quelques discrètes pincées de sagesse orientale avec Confucius, Rabindranath Tagore font aussi tout leur effet. Etre odieux c’est possible, mais pour autant qu’au préalable on ait su se faire passer pour charitable.
On reconnaît les vraies crapules à ce qu’elles croient à leur impunité. A ce qu’elles peuvent mentir avec « une sincérité qui ne trompe pas ». Le fourbe, à son habileté à s’exprimer sans excitation, posément, sur un ton professoral, pour donner à penser que son propos ressortit à l’évidence.

A leur façon les sots et les méchants nous apprennent vie. Tu excelles à illustrer, par ton avidité de pouvoir, ce qu’il faut ne pas être.
Tu m’as administré, quoi qu’il m’en ait coûté, une leçon qui, recul pris, me conforte.
Serais-je tenté, à présent de t’écraser sous mon talon comme un insecte nuisible ? Certes non. Il reste que, même si je mesure tout le poids de mon propos, même si je n’ai aucunement qualité pour condamner, je le dis haut et clair : Tu es une verrue, un chancre de la société.
Ecoute mon soliloque Arsène.
L’humain cherche à tirer les leçons de ses expériences. Dans le cas présent, tout mûrement réfléchi, j’en écarte l’idée. Je risquerais d’abord de réécrire l’histoire selon ce que je veux lui faire dire, de la dépouiller de sa multiplicité vivante. Prévenir les mêmes déboires reviendrait, face à autrui, à céder à la méfiance qui obscurcit le regard et restreint son champ. Tant que bien des êtres s’ingénient à paraître ce qu’ils ne sont pas, j’assumerai le risque de lui faire crédit de la loyauté ; d’accepter ma vulnérabilité.

T’enverrai-je cette lettre ? Je ne le sais. Peut-être un jour, sans t’agresser, t’adresserai-je, à fin de ton improbable reconstruction, un éloge de l’insignifiance.

Il n’est de formule de salutations qui convienne à ces lignes, écrites en toute égalité d’humeur.

Rodolphe

Commentaires (1)

Thomas Poussard
14.09.2021

Une belle histoire de poignard dans le dos et léchage de bottes. Oserais-je un jeu de mots : Arsène loupé ?

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