Créé le: 15.09.2021
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Mon crayon contre ton poing

Correspondance

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© 2021-2024 Catherine Le Toux

Chapitre 1

1

Je ne te nommerai pas explicitement pour te faire rester dans l’ombre ; tu ne mérites pas la lumière.
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Lettre à mon ennemi.

Un jour, l’ homme s’est mis debout  et avec sa main en visière , il a regardé devant lui, plus haut , plus loin, et il s est mis à  marcher, avancer  encore et encore ,vers des lieux obscurs et inconnus, la peur au ventre.

Alors il a  levé le bras, pris un bâton et commencé à se battre avec ses dis-semblables…

 

Mon crayon contre ton poing.

 

Je ne te nommerai pas explicitement  pour te faire rester dans l’ombre ; tu ne mérites pas la lumière.

Tu es mort depuis longtemps je pense et tes os doivent croupir en terre ; j’espère que ta dureté minérale n’a pas entamé celle de ton tombeau au risque de te voir resurgir ; qu’outre-tombe, cette lamination des jeunes âmes qui te furent confiées ait enfin cessé.

En lisant ce mot -ennemi- je n’ai pensé qu’à toi.

Je n’en ai pas eu d’autres ou ils le furent si peu que je les ai oubliés.

Tu étais grand, large, tout en gris et noir. Tes yeux gris métalliques transperçaient tes jeunes âmes victimes comme une épée acérée.

Tu parlais peu ; j’ai d’ailleurs oublié le timbre de ta voix. Oublié les mots que tu as pu prononcer.

Ils étaient toujours mesurés, durs. Seule, la violence qui les véhiculait m’est restée en mémoire.
 Il te suffisait de passer d’une allure lourde et pesante avec ton cartable en cuir fatigué, pour que s’écartent sans bruit ceux et celles qui se trouvaient sur ton chemin. Le silence se faisait et tu avançais vers le milieu de la cour, les sourcils broussailleux  froncés, la bouche dissimulée dans la barbe poivre et sel.

J’étais enfant, ou plutôt jeune ado, élève et pensionnaire attentive, passionnée, trop rêveuse et sentimentale, enfermée dans un monde clos où on ne parlait pas. On avait droit à la plume, au crayon, et cette apparente grande liberté me comblait et me suffisait. Parfois, ma plume s’envolait malgré moi et je me surprenais souvent à relire les pensées ancrées sur la feuille avec étonnement.

– Comment, c’était moi qui avait écrit cela ?

Une fois, ma naïveté m’a sans doute fait écrire des mots que tu as jugé subversifs quand ils n’étaient que tâtonnements épistolaires ! J’avais osé écrire que je remettais en cause la notion de discipline, alors que j’étais une élève sage.

C’était une réflexion philosophique avant l’heure  mais tu étais prof de maths. La dialectique n’étais pas ton fort. Tu n’as rien compris.

Et, quelques semaines plus tard, sans préavis, tu m’as appelée dans la vaste cour, frappée, cognée, mise à terre sans mots, devant une centaine de personnes. J’avais treize ans. Nul n’a bronché. Tous avaient peur et étaient abasourdis.

Tous, élèves et professeurs sont rentrés dans leur classe et je suis restée prostrée sur ma chaise, terrassée par quelque chose qui me dépassait.

Tu as tué quelque chose en moi; l’insouciance, la confiance, la joie de vivre.

Mais depuis, j’ ai toujours gardé un crayon dans ma poche.

Mon crayon contre ton poing.

J’en use encore aujourd’hui pour poser les problèmes sur la feuille, pour y voir clair.

Je t’ai assassiné, massacré plusieurs fois avec lui dans des textes ou nouvelles en jouissant de cette puissance inouïe que confère l’écriture, peut-être aussi pour me venger de toi, te narguer et te torturer comme tu le fis au long de tes longues années de directeur de collège.

L’humiliation, l’injustice, la violence semblaient te nourrir.

Tu as blessé, brisé tant de jeunes enfants; certains ont  peut-être pu se libérer de toi. Tous ceux que je connais et rencontre encore parfois ont d’abord un petit moment d’affolement quand on évoque ton nom; leurs yeux se remplissent de désespoir enfantin un instant; puis les paroles se bousculent, l’émotion ne les rend pas toujours audibles ; parfois, les bouches expurgent un flot discontinu de scènes vécues, parfois jamais évoquées.

Chacun sort vidé de ces exorcismes improvisés.

J’ai encore le cœur lourd et surtout triste en écrivant ces mots malgré mon âge.
 La violence m’effraie encore aujourd’hui et j’ai du mal à en regarder une scène, même s’il s’agit de fiction.

Je ne t’ai jamais pardonné mais j’ai appris à te plaindre.
 Je me demande comment tu as pu vivre avec toi-même en faisant  face à ce que tu as été.

Peux-être as tu eu cet ultime éclat d’intelligence.

Je ne crois ni à l’éternité ni à toutes ces espérances d’un ailleurs post-mortem mais s’il m’arrivait de te croiser sur un chemin, prends garde.

Tu n’as plus ta force brutale maintenant pour imposer ta loi. Elle t’a abandonné; elle prenait tant de place que ta carcasse doit être vide et noire.

Prends garde. Je n ai plus peur.

Je me sens le pouvoir d’envoyer ton fantôme en enfer, celui des injustes, des malfaisants et des brutes.

Tu y trouveras tes semblables.
Peut-être y aura-t-il parmi eux un moins obtus,  pour essayer d’expliquer aux autres qu’avec les coups, on injecte un poison insidieux mais qu’avec un crayon, on peut aider à éclairer le monde.

Tu es mort mais tu as enfanté des monstres.

D’autres, pires encore émergent chaque jour des entrailles de l’obscurantisme.

Mon ventre tressaillle à chaque coup donné; je frémis d’épouvante en voyant les femmes obligées, porter un linceul noir; les femmes négligées, déclassées, enfermées et brutalisées.

Les poètes craignent pour leur vie et détruisent les chants de leurs âmes. Les musiciens enterrent les « toula, dukkar , benju» et pleurent de désespoir. Les mots sont emprisonnés et lestés dans des profondeurs insondables.Les livres sont triés, éliminés.

D’autres hommes, déjà vaincus, baissent la tête.

Combien se terrent chez eux en craignant pour leur vie?

La peur a contaminé les esprits, tous les esprits.

Sur l’écran , je peux entrevoir quelques instants  le vide sidéral qui habite les prunelles  de ces robots  écervelés Je hurle au fond de moi devant cette violence insidieuse et destructrice venue du fond des âges.

Mais je suis debout encore , malgré ma sidération devant ce déferlement de brutalité.

Je regarde, je lis,  je dis et j’écris ; je parle, je parle particulièrement avec les jeunes enfants si grands, si intelligents  qu’ils comprennent la pluralité des chemins possibles.

Ces enfants ont maintenant la parole ; ils dessinent, ils taguent, ils jouent, ils échangent, ils écoutent, questionnent, dérangent et s’agitent ensemble pour changer leur monde, car ils ont compris que leur différence est leur richesse.

Demain, après-demain, ils gagneront.

Et toi, tu poseras les armes.

Quand tu n’auras plus peur des autres.

Enfin.

 

Catherine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires (2)

LK

La Klandestine
19.09.2021

Poignant! Et oui, ça rappelle beaucoup de choses... Bravo!

Naëlle Markham
17.09.2021

Cela me rappelle furieusement un directeur d'école primaire il y a cinquante ans (au secours) qui, non content de donner des fessées en public (aux garçons), humiliait les élèves en les obligeant à hurler des réponses depuis le milieu de la cour d'école. Je n'ai jamais eu affaire avec lui (il enseignait la 6ème des garçons) mais il me terrifiait

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