Créé le: 18.09.2013
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Les Mémoires de l’absence

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© 2013-2024 Fabienne Bugnon

La vie d'O., scientifique réputé et célibataire endurci semblait toute tracée; ses récentes découvertes allaient lui permettre d'obtenir le titre convoité de professeur dans une université renommée. Pourtant un évènement inattendu allait changer le cours de sa vie et ce n'est que trente ans plus tard qu'il accepterait de dévoiler son mystère.
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Les Mémoires de l’absence

J’aurais dû faire marche arrière, tout indiquait que c’était le dernier moment pour le faire, et pourtant cet irrépressible besoin d’aller de l’avant avait toujours guidé le moindre de mes gestes, conditionné le plus anodin de mes actes et interdit systématiquement tout retour en arrière.

J’acceptais donc la proposition de cet éditeur de rédiger mes mémoires pour une coquette somme, mais dans un délai totalement déraisonnable.

J’aurais sans doute dû me poser la question de cet intérêt subi et disproportionné pour la publication de mon passage terrestre.

J’aurais dû questionner cette circonstance qui l’avait mis sur mon chemin alors que je ne connaissais personne dans cette ville.

Il m’avait abordé dans un bar où je buvais mon cinquième café, absorbé par la lecture des journaux.

Il avait feint de me connaître avec un de ces grands saluts dont les américains ont le secret, puis se ravisant devant ma mine interloquée, il s’était présenté.

Il était éditeur, établi à New-York depuis une vingtaine d’années, par amour d’abord, puis par habitude ; il était le représentant d’une grande édition française et publiait des romans et des essais qu’il faisait traduire en France.

Grâce à de nombreux contacts, il s’était construit un joli carnet d’adresses qui l’avait amené à rencontrer R., auteur talentueux et prolifique qui n’avait pas tardé à faire sa fortune.

Il m’expliquait que désormais, l’âge avançant, il ne publiait plus qu’un ou deux ouvrages par an, pour le plaisir s’empressait-il de préciser.

Je l’avais trouvé sincère et sympathique et il apportait un peu de chaleur et de contact dans l’étrange vie que je menais ces derniers mois, si bien que j’acceptais de déjeuner avec lui le jour-même.

 

Les Mémoires de l’absence

Était-ce mon dénuement passager, la persuasion de mon interlocuteur, la chaleur de cet échange ou tout simplement un reste d’égocentrisme qui m’avait poussé à accepter sa proposition ?

Je ne saurais le dire. Je me souviens juste qu’à un moment j’avais dit oui; j’avais signé le contrat en quatre exemplaires, accepté et rapidement dépensé une partie de l’avance financière.

Et voilà que les jours passaient, puis les semaines et que je n’avais pas encore réussi à coucher la moindre ligne dans ce magnifique bloc en papier Vélin acquis fiévreusement le jour de la conclusion du contrat.

J’allais sur mes soixante-dix ans, même si je ne les faisais pas comme on dit, je sentais tout de même le poids des ans, de cette vie certes riche en aventures et en rencontres, mais si étrange que j’avais parfois de la peine à croire moi-même que j’avais bien vécu tout cela. Avec ce sentiment constant que mes décisions ne m’appartenaient pas totalement. Combien de fois avais-je été stupéfait de me retrouver dans telle ou telle situation, mettant ma vie en danger, flirtant régulièrement avec le risque.

Comment expliquer cette incapacité à renoncer quel que soit le risque encouru ? Et aucun domaine de ma vie n’y avait échappé.

Je me souviens encore de cette femme magnifique d’une beauté profonde et énigmatique, dont j’étais follement amoureux, que je quittais au petit matin d’une douce nuit au cours de laquelle nous avions pris la décision de nous marier…

Et ce poste de professeur que le rectorat souhaitait enfin me confier et qui me permettrait de mener une vie académique confortable à laquelle j’avais tant aspiré et pour laquelle j’avais sacrifié mes plus belles années en travaillant comme un fou.

Je me revois encore titubant dans le bureau du recteur à qui j’annonçais que je n’avais que faire de cette reconnaissance, que je détestais les étudiants et que je ne souhaitais pas rester une minute de plus dans son université. Je suis obligé de rire aujourd’hui à l’évocation du visage de ce vieux recteur austère, auquel tout le monde s’adressait avec déférence, blêmir et me jeter sans ménagement hors de son bureau me disant qu’il n’avait que faire d’un ivrogne dans son Alma Mater mondialement cotée. Je l’entends encore suffoquant et hurlant alors que j’étais déjà dans le couloir.

Quinze années d’efforts intensifs venaient de trouver un épilogue peu glorieux à cause de cette bouteille de whisky ingurgitée la veille pour répondre à je ne sais quel pari fumeux.

Encore une fois j’aurais dû faire marche arrière, enrouler le fil de ma vie, “rétropédaler” comme on dit aujourd’hui et m’excuser ! Il aurait sans doute suffit de prétexter un terrible chagrin d’amour noyé dans l’alcool dont l’effet avait été dévastateur sur l’abstinent que j’étais devenu.

Bien au contraire, je fus, je crois, soulagé de voir que ma vie professionnelle qui s’annonçait assommante, rythmée par le ronronnement de thèses plus ou moins médiocres à corriger et de ces cours à donner dans des amphithéâtres bondés et surchauffés, prenait une autre tournure grâce à ce respectable recteur. Je lui en étais reconnaissant.

Le déménagement de mon bureau ne prit qu’une heure. Quinze années de réflexion intense et de travaux multiples entraient facilement dans dix petits cartons transportés dans la cave de mon frère d’où ils ne ressortiraient jamais; mais cela je ne le savais pas encore.

J’avais juste quarante ans et tout à construire. Je ne m’étais jamais stabilisé affectivement et j’avais renoncé à toute velléité de fonder une famille, ce qui me donnait un sentiment de totale liberté. Mes parents étaient décédés depuis plusieurs années déjà et hormis ce frère, lui aussi célibataire, taiseux

et distant, je n’avais pas vraiment d’attaches. Ma santé était resplendissante, je n’avais pas le souvenir d’avoir consulté depuis au moins dix ans.

J’allais donc bien, même très bien et cette absence totale de contraintes me plongeait dans une sorte d’état second, proche de l’extase.

Je décidais de fêter cette nouvelle naissance avec mes vieux potes de toujours que j’avais délaissé ces dernières années, occupé que j’étais à donner des conférences aux quatre coins du monde et à publier des dizaines d’articles, souvent brillamment récompensés.

Au début, mes amis me sollicitaient régulièrement, m’écrivaient de gentils messages pour saluer mes distinctions et proposer que nous les fêtions ensemble. Je répondais à peine, pris que j’étais dans le tourbillon d’une gloire éphémère.

La surprise de mes amis fut donc totale quand ils reçurent ces quelques mots énigmatiques par le biais de leur messagerie : “O. souhaite vous faire part de sa renaissance et vous convie à la fêter sans modération ce dimanche dès 15 heures “.

Je m’amuse à imaginer aujourd’hui quelle fut leur réaction, mais sur le moment je pus mesurer leur attachement, sans doute non dénué de curiosité, puisque les voici chargés de victuailles et des meilleurs crûs sur le pas de ma porte, à l’heure indiquée sur mon bref message.

Les rires de cette soirée mémorable, où le temps s’était figé, résonnent encore dans ma tête, ponctués de cette perplexité amusée affichée par certains, de l’envie perçue dans quelques regards et de la réprobation affichée de S. qui s’était longtemps imaginé une possible collaboration professionnelle et qui voyait ses projets si ce n’est disparaître, au moins être différés. Mais en réalité, aucun d’entre eux ne croyait vraiment à mon abandon de cette carrière prometteuse sans un projet

précis que d’évidence je ne souhaitais pas encore leur dévoiler.

C’est, je pense, la dernière fois que j’ai vu la plupart d’entre eux, apprenant au gré de mes voyages, les turpitudes de l’un, les succès de l’autre, les mariages, les naissances et les deuils, sans que cela ne me procure la moindre émotion.

Combien de temps m’ont-ils cherché après ces chaleureuses retrouvailles, combien de fois le téléphone a-t-il résonné dans le vide, combien de messages électroniques accumulés dans cette boîte que plus personne ne relevait et que j’avais négligé de désactiver ? Ils se sont peut-être inquiétés de mon silence, puis de mon absence; si je les ai fait souffrir, avec le recul bien sûr je le regrette.

Au moment où j’essaie de reconstituer jour après jour, heure après heure, les épisodes de ma vie qui m’avaient amené à prendre ce nouveau départ, je sens déjà que cette reconstitution ne sera pas facile et sa simple évocation provoque en moi des sentiments contrastés qu’il va falloir que j’apprenne à maîtriser.

J’étais tenté de mettre fin à ce mystère et de permettre à mes proches de prendre leur part de responsabilité dans cette aventure mais le risque était grand de raviver des douleurs enfouies et de rallumer des braises endormies.

Trente années ce n’était pas rien, trente années de silence, trente années d’absence, sans le moindre signe; sans doute avaient-ils fini par me croire mort, seul moyen de mettre un terme à leur attente ou alors, pour les meilleurs d’entre eux, à m’imaginer très heureux au faîte d’une gloire improbable, sous d’autres cieux, et que je ne souhaitais pas partager avec eux pour toutes sortes de raison incompréhensibles, mais qui m’appartenaient. Ou peut-être m’avaient-ils simplement oublié, pris qu’ils étaient dans le tourbillon de leurs propres vies.

Finalement je ne saurai jamais rien de leurs sentiments et c’est peut-être mieux ainsi.

A mon tour de les imaginer, heureux, vivants, riches ou pauvres de ces trente années de vie qui s’étaient inéluctablement écoulées. Leur souvenir m’est doux, mais l’idée de les retrouver m’effraie même si elle est bien peu probable. Qui pourrait en effet imaginer que leur vieux pote O. se cache derrière ce pseudonyme énigmatique que mon éditeur avait eu la finesse de me proposer et qui avait achevé de me convaincre ; six lettres qui reprenaient à elles seules les moments les plus excitants de mon existence. Dans quelques semaines, sous ce pratique nom d’emprunt, je mettrai enfin un terme à mon secret, je dévoilerai ma part de mystère. Mais d’ici-là, je devais continuer à mettre de l’ordre dans mes souvenirs.

Je me rappelais avec une précision étonnante les jours qui avaient précédé mon départ où tout avait été si méthodiquement planifié. A commencer par le rangement de mon appartement le lendemain de la fête ; je revois encore les sacs remplis de bouteilles ornant mon paillasson et cette remarque amusée de mon voisin de palier “alors vous, quand vous faites la fête, c’est du sérieux !”. Aucun reproche dans sa voix, alors que nous l’avions sans doute empêché de dormir une grande partie de la nuit, avec nos rires, nos performances musicales particulières dont la cacophonie était proportionnelle au taux éthylique des musiciens. Cet aimable voisin que je n’avais pris soin ni de prévenir, ni d’inviter, ne semblait en aucun cas avoir pris ombrage de cette soirée mouvementée. Il faut dire qu’il avait dû être rassuré de découvrir à cette occasion que j’avais une vie sociale, lui qui avait confié à la gardienne de l’immeuble qu’il était effaré de me voir travailler jour et nuit, penché sur des piles de feuilles et de documents de toutes sortes. Pour lui, quoique je fasse, j’étais déjà un mystère. Je me souviens avec émotion, quelques semaines avant la fameuse fête, de ces quelques

lignes écrites de sa main fixées sur ma porte un matin où mon incessante activité intellectuelle était en train de me faire perdre pied. Avec des mots très simples, il me suggérait de prendre soin de moi. Lui, un inconnu que je n’aurais sans aucun doute pas reconnu à deux mètres de chez moi, se préoccupait de ma santé mentale! Et moi, obnubilé par cette recherche qui tournait en rond et dont je n’arrivais pas à produire un résultat probant que pourtant je sentais proche, j’avais détruit rageusement ce petit mot que j’avais perçu comme une intrusion inadmissible dans ma vie privée. Quel imbécile j’étais, tout s’éclaire à présent et petit à petit ces évènements mineurs prennent tout leur sens. Lui aussi, ce voisin dont j’ignore jusqu’au nom, s’était sans doute étonné de ne plus me croiser dans l’escalier, de ne plus voir ma lumière allumée de jour comme de nuit et de ne plus entendre le cliquetis fiévreux de mes doigts engourdis sur le clavier. Il avait dû comprendre, en croisant ce jeune couple rayonnant à qui j’avais remis mon appartement quelques jours auparavant, que ma vie était désormais ailleurs et, j’en suis certain, tissé des relations des plus harmonieuses avec ses nouveaux voisins. Comment s’appelaient-ils ? Je suis incapable de m’en souvenir, mais je vois avec précision les yeux rieurs de la jeune femme lorsqu’elle visitait mon appartement, courant de pièce en pièce à l’affût du moindre recoin; il n’y en avait que quatre, mais tout lui semblait si spacieux pour accueillir l’enfant qu’ils attendaient. Il me plait de penser qu’eux au moins ont été les bénéficiaires de mon départ précipité. Que sont-ils devenus, trente ans plus tard, j’ai envie de les imaginer heureux, ici ou ailleurs, au mitan d’une vie paisible et moins tourmentée que la mienne. Combien de temps avaient-ils gardé mon mobilier qui leur avait semblé bien désuet, comme hérité d’un autre temps, mais dont l’acquisition était la condition impérieuse de la reprise de l’appartement,

comme je l’avais signifié dans l’annonce. Ont-ils gardé ce bureau, usé par tant d’écriture, cette poubelle en osier débordant en permanence d’épreuves toujours recommencées, je ne peux me l’imaginer. Peut-être la bibliothèque a-t-elle été vidée de ces volumineux ouvrages scientifiques et restaurée pour y accueillir les livres d’une vie nouvelle, de leur vie. J’aimais finalement penser que tout avait disparu au fil du temps et qu’il ne restait plus trace de mes quarante premières années, si ce n’est mes travaux scientifiques, qui, par la magie de l’internet, étaient appelés à ne jamais totalement disparaître.

Je me rappelais toutefois qu’au moment de les laisser s’installer, souhaitant écourter ce moment de séparation avec mes biens matériels et alors que je m’apprêtais à dévaler une dernière fois ce traitre escalier dans lequel j’avais si souvent chuté, l’homme m’avait suivi et me serrant la main avec une familiarité que j’avais trouvé déplacée, il m’avait indiqué que je serais toujours le bienvenu et que mes effets personnels seraient consignés avec soin dans le vaste grenier qui jouxtait l’appartement. Avec finesse et sensibilité, il m’avait fait comprendre qu’il n’était pas dupe de ma générosité et qu’on n’abandonne pas ainsi à des inconnus, sans se retourner, les éléments d’une vie qui lui apparaissait bien remplie à lui qui ne faisait que commencer la sienne. L’évocation de ce très bref moment me parait tout à coup revêtir une sincérité totale et me questionne sur la capacité que j’avais à déclencher chez les autres cette empathie dont j’étais, pour ma part, plutôt dépourvu.

Je revois aussi ma logeuse, sorte de gardienne du temple, affable et serviable, me gratifiant d’une accolade affectueuse et me souhaitant dans une phrase non dénuée de sous-entendus, le meilleur pour la suite.

Elle était, je crois, heureuse de savoir que sa maison résonnerait bientôt des cris joyeux d’un enfant, alors que pour ma part je l’avais habituée à un silence pesant et à une discrétion hors norme pendant presque quinze ans ! Quinze ans de voisinage et je peinais à retrouver avec précision les traits de son visage. Je me rappelais qu’au début elle me parlait sans cesse lorsqu’elle me croisait et même encore lorsque j’avais, avec une impolitesse inqualifiable, gravi quatre à quatre l’escalier qui allait me mettre à l’abri de ce flot de banalités.

C’est à la même époque, une ou deux années plus tard au plus, que le jeune homme s’était installé dans le studio qu’elle gardait inoccupé au cas où l’un de ses fils reviendrait. C’était bien grâce à ce voisin que j’avais été libéré de son contact devenu envahissant. L’homme était normal, avait le contact aisé et semblait même prendre un certain plaisir à deviser avec la logeuse. Mes dernières années dans cette maison furent parfaites, au point que j’avais presque oublié l’existence de cette femme. C’est dire si le jour de mon départ, son affection m’avait surpris alors qu’elle n’était sans doute pas feinte ; je réalise non sans un certain humour qu’elle restera et de loin, la femme avec qui j’aurai cohabité le plus longtemps !

Elle devait être aussi le dernier contact de cette période de ma vie et c’est sans doute grâce à son effusion que j’avais ressenti une bouffée de bonheur en tournant pour la dernière fois l’angle de cette petite rue que j’avais arpentée quotidiennement dans les deux sens, quinze années durant.

A quoi ressemble-t-elle aujourd’hui cette petite rue, a-t-elle résisté à la construction de l’agglomération dont on pouvait à l’époque déjà voir se dessiner les contours ? J’ai peine à croire que cette maison cossue qui avait résisté à au moins trois plans de développement qui n’avaient jamais abouti, soit encore sur ses fondations.

De quels soutiens avait pu bénéficier cette femme face à des promoteurs avides de gains ? Je m’énervais et me sentais tout à coup spolié de ce lieu bienveillant que je n’avais pas suffisamment su apprécier. Au fur et à mesure que mon esprit divaguait, mes souvenirs revenaient avec une précision étonnante; des détails enfouis au plus profond de ma mémoire endormie, s’imposaient à moi avec tant d’acuité que cela finissait par me tourmenter. Était-ce l’âge qui m’amenait à percevoir avec tant de réalisme une époque si lointaine que je m’étais soigneusement appliqué à oublier pendant presque trente ans ?

Cette impression, je l’avais déjà ressentie il y a quelques jours, lorsque mettant de l’ordre dans des papiers récents, je peinais à me concentrer sur le présent. Il me devenait plus facile de me rappeler ce que j’avais fait il y a trente ans que ce qui avait occupé mon temps la semaine dernière.

C’est cette crainte de sentir mes facultés intellectuelles m’abandonner qui me fit prendre la décision – au mépris de toutes les consignes de sécurité auxquelles je n’avais pas une fois dérogé -, de retourner dans cet endroit que j’avais quitté il y a trente ans.

Ce projet m’excitait et m’angoissait tout à la fois. Je venais de comprendre que sans ce retour sur mes pas, je n’aurais jamais les réponses aux questions que je m’étais cent fois posées.

Au crépuscule de ma vie c’était le dernier moment, mais pour cela il fallait d’abord que je donne suite à mon engagement et que j’écrive mes mémoires.

Les notes que j’avais prises durant ces jours d’intense réflexion allaient me permettre aisément de raconter ma jeunesse, mais pour la suite il allait falloir que je me rappelle exactement les conditions dans lesquelles mon départ s’était déroulé.

C’était un mardi je crois et il devait être 15 heures, car si je me souviens bien de cet instant, la rue était déserte comme le sont les artères aux heures caniculaires de l’été. Je venais de tourner l’angle de ma rue, oui c’est exactement cela, je portais encore sur moi l’odeur de ma logeuse et de ses effusions, lorsque j’ai entendu cette clameur qui allait changer le cours de ma vie. Je revoyais soudain l’instant avec une telle précision que j’en fus bouleversé, tous mes sens contribuaient à me renvoyer l’instantané de ce qui n’avait dû durer que quelques minutes, mais qui m’apparaissait soudain hors du temps. Moi d’ordinaire si calme, voilà que mes mains tremblaient et que des gouttes de sueur se mettaient à perler sur mon front et dans mon cou.

Avec une certaine maladresse, j’arrachais la fourre de plastique entourant mon bloc de papier et commençais à écrire le feuilleton de ma vie.

Combien de jours, combien de nuits ai-je ainsi couché sur le papier cette aventure un peu folle, ajoutant ici et là des détails qui surgissaient de ma mémoire à des moments inattendus et dont parfois j’avais de la peine à me convaincre de l’exactitude. Était-ce toujours la vérité, je finissais par en douter et remettre en question mes propres souvenirs.

Au bout d’un temps indéfinissable, épuisé par les insomnies, je décidais de mettre un point final à cette histoire. Les cent pages du bloc s’étaient remplies de patte de mouche plus ou moins lisibles, de ratures et de notes dans les marges; quelle idée j’avais eu d’écrire à la main, comme si je n’étais pas encore prêt à partager ce passé, même avec un ordinateur! Malgré l’épuisement, je ressentais à nouveau ce bonheur inexplicable et proche de l’extase que j’avais ressenti il y a trente ans, ce sentiment d’avoir bouclé une nouvelle boucle et de pouvoir enfin passer à autre chose.

Mon mystère était dévoilé, ce petit cahier en détenait désormais tous les contours et il allait être publié. Je serai peut-être reconnu avec toutes les conséquences que cela impliquait, mais au lieu d’être envahi par une quelconque angoisse, je ressentais un immense soulagement.

Peut-être aurais-je dû faire marche arrière et relire ces pages avant de les remettre à mon éditeur visiblement surpris et ému de serrer contre lui ce qu’il considérait dès à présent comme son bien, mais sur le moment, je ne souhaitais pas m’attarder de peur de renoncer.

Conscient de la gravité du moment, il osa tout de même me demander ce que j’allais faire désormais et si nous nous reverrions, ce qu’il semblait ardemment souhaiter. Après une longue hésitation, je lui fis part de ma décision de retourner sur mes pas et plus précisément au cœur de l’Europe, dans une petite ville suisse qui avait bercé ma jeunesse.

Il connaissait bien la Suisse pour y avoir lui-même vécu une dizaine d’années. Il me confia qu’il vivait dans la même maison qu’un scientifique de renom; un homme bourru qui parlait peu. Il ne l’avait jamais oublié car il avait totalement disparu peu après l’unique fois où ils avaient échangé quelques mots.

Il sourit et me souhaita un bon voyage.

FIN

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