Créé le: 19.11.2014
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Les feuilles mortes, réécriture

Musique, Nouvelle

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© 2014-2025 a André Birse

Variations sur la vie d’une chanson dans la vie. Le premier texte (1 à 3) est une réécriture plus apaisée du second (4 à 6) écrit la veille de façon plus immédiate et spontanée (écriture nerveuse sur la fin). Un autre et semblable exercice (7 à 9) , Almeria, Léveillée (10), Louise Forestier (11 et 12).
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1 (réécriture)

« C’est une chanson », des mots et une mélodie qui souvent me reviennent, « Les feuilles mortes ».

Je la fredonne, je l’ai en tête. Elle me revient autant qu’elle m’échappe. C’est vrai depuis longtemps.

Je n’avais pas pris la peine jusqu’à récemment de la mémoriser et la chantais intérieurement par bribes et de façon désordonnée. C’est envoûtant mais aussi irritant que de chercher à s’accrocher à ces mots ancrés dans le temps et dans la vie. Une chanson pleine de sens et d’émotions qui revient sans crier gare puis disparaît. Elle avait en moi le statut d’un air que l’on fredonne imparfaitement. Une chanson dans mon orbite personnelle. L’un de ses retours fut plus imprégnant que les précédents. J’ai dû être sur le moment plus réceptif à cette vérité – en voilà une – selon laquelle « la vie nous sépare », avec la précision que cela se passe « tout doucement sans faire de bruit ». En imposant une sorte de mélange de tristesse et de rudesse au fil du temps et des relations, la brève chanson intérieure se transformait en confirmation sonnante de la réalité. Une émotion empreinte de la lucidité du poète qui a osé ce texte tout à la fois simple et profond. Elle est fameuse cette chanson, inscrite dans le patrimoine inconscient de la langue française, une référence discrète au fond de soi,

accessible à tous. Serge Gainsbourg en a fait une autre chanson, bien à lui, en rappelant que

l’original « est de Prévert et Cosma », un prolongement comme il l’a fait avec le vent mauvais

de Verlaine. Tout autre chose, Lionel Jospin, l’avait chantée lors d’une émission télévisée à l’occasion

de je ne sais quelle campagne politique et, plus récemment, Charles Aznavour s’y était expressément

référé en la citant pour évoquer son propre départ, la vie qui nous sépare.

 

2

Cette citation a provoqué chez moi un retour de ces mots dits en chantant, doucement.

Et j’ai creusé, en allant revoir sur nos écrans disponibles l’extrait d’Yves Montand dans

son spectacle de l’Olympia à l’automne 1981. J’y étais. J’avais assisté solennellement à ce moment.

C’était un dimanche en début de soirée. Après le spectacle, Montand est rentré chez lui, moi aussi.

Dans l’écrasement des jours, les siens et les miens, j’avais oublié ce moment fort auquel notre très

actuel internet nous permet d’assister à nouveau. Montand aussi, je m’en aperçois mieux aujourd’hui

lors de ces visionnements, évoquait son départ, depuis lors survenu, avec sa voix et son regard diffus.

Ces recherches sur internet dans le passé des images et des sons brûlent le cœur. C’est un exercice

équivoque que j’ai poursuivi pour mieux comprendre d’où viennent « Les feuilles mortes ».

On retrouve Montant en 1946 dans un film de Marcel Carné. Il est un jeune chanteur au regard noir

et déjà diffus qui se produit dans un bal où dansent les amants en l’écoutant chanter que la vie

les séparera. Une simple scène de bal d’un film en noir et blanc à la fin de laquelle le chanteur

disparaît derrière les danseurs, sa chanson avec. Elle est revenue, enregistrée par lui

et par d’autres telles Juliette Gréco et Cora Vaucaire. Elle a aussi filé vers l’Angleterre, même mélodie

mais mots différents, pour être chantée sous le titre « Autumn Leaves », en perdant de sa force

et de son attristante saveur. Ainsi, trois générations ont connu cette chanson d’après-guerre.

La première en dansant et en regardant le film, la deuxième en écoutant Montant la chanter

encore sur microsillons, puis la troisième en l’oubliant un peu pour la laisser revenir.

 

3

C’est une chanson d’hier et de demain. « La vie sépare ceux qui s’aiment » m’a parfois saisi le cœur en flagrant délit de contemplation et plus encore l’évidence de « la nuit froide de l’oubli ». C’est simple et c’est beau, mais c’est insupportable. Les danseuses et les danseurs m’ont paru bien insouciants. Je l’ai enfin mémorisé ce petit texte fuyant. Cela me permet de comprendre que Prévert a opposé nuit froide à soleil « plus brûlant qu’aujourd’hui ». A qui s’adressait-il ? Qui devait se souvenir ? Celle qui l’aimait et qu’il aimait. C’est un passage difficile du poème dans l’exercice de mémorisation. Ne pas se tromper dans les « toi qui » et « toi tu » opposés aux « moi qui » et « moi je » avec le verbe aimer au milieu. Ne pas se tromper. Dans la vie aussi le passage est difficile,

et l’on se souvient de tout.

17 novembre 2014

 

4 (première version)

Je reviens aux feuilles mortes, à leur propre retour, toujours, à l’image qu’elles laissent

en nous, parfois, mais aussi à la chanson : « Les feuilles mortes » avec la voix d’Yves Montand.

Il était sur la scène de l’Olympia à Paris en 1981, dans un habit brun, je l’y avais vu et le revois

sur une séquence accessible sur internet. Prévert et Cosma l’ont écrite en 1945.

Elle a été chantée en 1946 dans un film de Marcel Carné, par Montand et beaucoup l’ont reprise

dont Cora Vaucaire et Juliette Gréco. Elle a filé vers l’Angleterre avec la même mélodie

chantée mais une autre mélodie des mots car traduite. C’est une chanson française d’après-guerre

simple, langoureuse et lente. En assistant au spectacle de l’Olympia, un dimanche soir, j’avais

retenu mon souffle, fort de la certitude que je prenais part à un moment essentiel, Montant chantant

« Les feuilles mortes ». J’y étais. Le plaisir était dense et inaccessible. Et je n’y ai plus pensé,

dans l’écrasement des jours, les siens et les miens. J’ai avancé, dans le temps ou laissé celui-ci

avancer en moi. Lionel Jospin l’avait chantée à a télévision à l’occasion d’une campagne politique

et Serge Gainsbourg en a fait une chanson, en réponse ou en hommage, en s’y référant et s’inscrivant

dans son prolongement. Aznavour évoque à l’interview cette séparation, « tout doucement

sans faire de bruit ». Elle revient parfois. Je la reconstruisais, mais n’y arrivais pas.

J’avais des blancs. « tu vois je n’ai pas oublié », et j’oubliais. C’est un petit poème

simple, que je chantonne toujours par bribes imparfaites. Il faut prendre la peine de l’écrire,

version poème ou version chanson et de le mémoriser sérieusement. Pas pour la galerie, pas pour

l’Olympia pour soi. « C’est une chanson … », qui nous revient à telle ou telle occasion très ordinaire,

récurrente et vraie.

 

5

Ces mots sont tout de même implacables et cruels, « mais la vie sépare ceux qui s’aiment ».

On en fait l’expérience, avec ou sans chanson. C’était vrai après la guerre pour nos parents

et c’est encore vrai. C’est une chanson d’hier et de demain. Où le vent emporte-t-il les souvenirs

et les regrets sinon « dans la nuit froide de l’oubli » ? On le sait, on trouve beau de le dire ainsi

puis on laisse le temps s’échapper et donner lieu à d’autres « tous les deux ensemble » avec la suite

connue de la vie et de la chanson. J’ai dû penser cela ce dimanche soir d’automne 1981 et je comprends

cela du pareil au même ce soir d’automne 2014 après avoir retranscrit à la main le texte dit et chanté

par Montand et par Gréco. A la sortie du spectacle on reprend ses billes pour aller jouer dans la suite

des jours. Prévert avait opposé « jours plus brûlants qu’aujourd’hui » à « nuit froide de l’oubli ».

Il voulait une chanson facile et simple. Il a fort bien réussi. Un petit texte mélodique très bien fait

qui dit tout, qui comprend tout. Quelques mots sur l’amour, la séparation, le souvenir et l’oubli

chantés depuis trois générations. Le poète, disparu, le chanteur, disparu. Tant de ceux

qui l’ont chantée, sont oubliés. Non la nuit de l’oubli n’est pas froide, c’est le présent qui est brûlant.

Oh, je voudrais tant que tu anticipes, les jours à venir où nous serons déjà séparés.

Les bourgeons du prochain printemps seront soufflés avec un appareil infiniment bruyant.

Les projets et les espoirs aussi. Tu verras, je n’aurai rien su de toi. La tristesse ne sera pas chantée.

Le vent, le sable et l’oubli sont à l’affût. Rien ne s’est passé et le présent a mieux à faire.

Je n’aurais pas dû la mémoriser cette chanson qui parle si constamment du passé indépassable.

 

6

La sortie du spectacle, le moment de la chanson, le souvenir du sentiment du souvenir, à venir.

« Les feuilles mortes » ont été entendues et aimées par ceux dont nous nous souvenons et qui ne

se souviennent plus de nous. Le chanteur a quitté la scène, le poète aussi. Je cherche à vivre les feuilles

mortes au présent de mes souvenirs et à me dire que ce n’est qu’une chanson qui traverse les vies.

16 novembre 2014

Référence: “Les feuilles mortes” Prévert et Cosma 1946

 

Almeria 7

Les initiales BB m’ont surpris durant l’enfance. Rien à voir avec les chansons d’avant. D’avant 1967. « Une nuit que j’étais ». Je me souviens de la mini-cassette à bande magnétique avec une étiquette verte qui regroupait des succès et que j’avais écoutée sans fin et sans mesure. « A me morfondre… ». Serge Gainsbourg n’était pas de la famille, aucun souvenir de lui. Il était nouveau, étrangement venu et ne cherchait pas à être sympathique, bien que pourvu d’une vive sensibilité. « Dans quelque pub anglais ». Il ne fut pas mon idole, mais cette chanson est restée et son talent a vaincu les années dans la tête de bien des gens. « Au cœur de Londres » Les mots prononcés étaient surprenants. Il y avait « clochettes d’argent », un cœur nasillard, et beaucoup de répétitions. A la fin j’entendais « Alleluhia ». Cette écoute préadolescente, superficielle et répétitive, fut la mienne, en toute occasion, au fil du temps, sur les ondes, dans ce bar, en roulant, avec des mots comme imprimés dans mon esprit. C’était Gainsbarre le doué avec sa chanson bien faite et incompréhensible. Incompréhensible ? « Jusque z’en haut des cuisses elle est bottée ». Puis l’idée que les mots étaient puissants et musicaux au-delà de leur signifiant, autre mot de l’époque. Le son des mots prenait du sens dans ma tête, longtemps après. Était-ce Gainsbourg ou moi qui n’allait pas bien ? L’un et l’autre vraisemblablement, mais les mots, bien que prononcés et non chantés, prenaient sens avec leur mélodie propre. « Le platine lui grave, d’un cercle froid, la marque des esclaves à chaque doigt ». Est-ce le son ou l’image qui frappe si fort ? Il paraît sincère avec sa brillance « d’Imperator ». A nous d’écouter, longtemps après.

 

Almeria 8

BB, c’est confirmé, était son amie. Ils se sont quittés, l’Internet me le glisse à l’oreille. Elle lui avait remis auparavant un livre de Pauwels, « L’amour monstre », qu’il parcourt à Londres dans la chanson. C’est un hymne à la séparation. Elle le plonge dans un livre monstrueux sur l’amour puis le quitte. Le mot de la fin si l’on n’y prête une oreille plus attentive que celle d’un adolescent distrait, n’est pas « Alleluhia » mais « Almeria », ville d’Espagne où elle se rendait pour tourner un western d’Europe avec Sean Connery. C’était impétueusement superficiel, par les mots, les actes et les comportements, mais c’était une séparation. Et tristement il se souvient des bottes « comme un calice à sa beauté ». Il fait rigoureusement attention, en play-back à la télévison, à la façon de prononcer le « o » de bottes et le « eau » de beauté, deux mots qu’il a magnifiquement rapprochés. On la voit sûre d’elle, de sa beauté, médaillée, pimpante et faisant tinter « ses grelots », probablement les mêmes clochettes d’argent, pour avancer vers lui et lui annoncer son départ, à jamais. Il y avait de quoi se morfondre et répéter ses initiales, éprouver un violent désarroi amoureux. Il ne se désarçonne pas. Il se souvient qu’elle ne portait rien « d’autre qu’un peu d’essence de Guerlain, dans les cheveux ». Tout a disparu. Tout absolument tout, sauf la brillance du désarroi, sa solidité, sa fixité, sa répétitivité. « Elle prononça ce mot », la ville d’Espagne inconnue de beaucoup, un vrai décor pour un western. Lui se souvient et ne la rappelle pas. Il écrit cette chanson qui restera. Les images aussi restent, mais c’est le texte qui triomphe et survit à la séparation qui est une chose triste par son caractère définitif.

 

Almeria 9

La chanson revient, se réinvente et réinvente celui qui l’écoute. Si j’en crois l’Internet,

mais il faut se méfier, c’est la chanson d’amour préférée de BB. « A chaque mouvement, on entendait … »,

le son, le mouvement, l’instant présent, au passé, à Londres et en Espagne, dans les années soixante,

et le miroir récurrent de l’eau de Seltz qui en effet provoque quelques visions.

La séparation créé une ivresse intérieure qui gèle au vent froid venu du fond de la terre.

Il faut rester fier. Savoir où il reste, savoir où elle va et d’où elle repartira. Il habille son

amour dans la chanson. Le met en mouvement, le fait tinter et s’en aller. On entend des pleurs

intérieurs. On voit des sourires retenus. Il y avait de l’avenir en eux. Et c’est la chanson qui revient.

15-20 décembre 2014

Référence: Initial BB, Serge Gainsbourg, 1967

 

Léveillée 10

Te souviens-tu de la chanson Frédérique – le monde entier ?

La voix de Claude Léveillée. Elle était un espoir paradis où la nostalgie

baignait dans une lumière intériorisée. Il y avait un avenir devant, une solidité derrière,

ça tenait. Me rappelle les amours de mes vingt ans, à vivre dans cent ans.

C’était jovial et intemporel, la tristesse à l’intérieur, vainqueur. La faible force de la voix.

Le piano, le succès, la promesse. J’ai cru à la résurrection de Frédérique, par Frédérique,

quelques mots et quelques notes ont suffi. Et du chanteur par le chanteur, la mémoire

et la mélodie. Je ne leur en veux pas, ni à Claude, ni à Frédérique, d’avoir existé en moi.

Il y a certes quelques erreurs ici ou là, mais dans une chanson qui chante en soi on ne les compte pas,

ou plus. Le monde entier dont il se fout comporte plus de réalité que ne le dit la chanson

et moins encore d’émotion disparue que n’en emporte le chanteur avec lui. Auditeur, je reste,

auditeur je suis. Sans voix et sans nostalgie.

10 février 2014

 

L’accompagnement de Louise

Il semblait bien s’amuser avec ses paroles voyageuses d’aviation et d’aéroports, le chanteur qui retrouve Sophie dans son lit avec son meilleur ami et son pot de biscuits. Ils l’ont beaucoup passé à la radio à la fin des années soixante. C’était un succès venu du Québec. Dans l’air du temps et de l’époque, une évidence, une facilité, un moyen mis en œuvre par le présent pour se manifester. Personne n’était surpris. C’était nouveau parce qu’il fallait du nouveau et les années cinquante s’éloignaient de ces délires aéroportuaires, avec guitare et voix en échos débranchés. Je ne saurais dire si j’appréciais ou non cette chanson qui avait fait sa place. Pas sûr non plus que ma mère l’ait apprécié. Elle la laissait passer sans vraiment l’écouter. Robert Charlebois nous conte son aventure extraordinaire et une voix de femme lui répond. Une voix très claire, aimante et dépourvue de toute suffisance appuie le « chui r’parti » et en fait une action bien déterminée. Un départ à venir. C’était comme ça. La voix de femme, une amie valorisant son compagnon, une chanteuse qui devait passer par là s’est mise à danser, corps et voix. Ce n’est pas sérieux. Des noms de compagnies aériennes sont énoncés par saccades et en cœur. J’en étais resté là. Un disque d’enfance. Je n’avais pas perçu combien le jeu, l’amusement de cette voix, qui fait la folle et qui vole avec et comme les avions, m’est resté en mémoire. En mémoire musicale. Le hasard d’une balade internet, en passant par Beau Dommage, le phoque, les rues de New-York et Maxime Le Forestier, a fait que je retombe sur cette voix qui accompagne Charlebois, chante avec lui. C’était en 1968, Lindbergh.

Un succès qu’il aura repris, beaucoup plus souvent que l’avion. Avec elle, parfois, Louise Forestier, chanteuse et comédienne canadienne qui a une rue à son nom à Sainte-Eulalie et qui a reçu aussi une haute décoration étatique. Elle est septuagénaire. Elle aime peindre et écrire mais ne chante presque plus. 1968, c’était, il y a quelque temps. Son sourire de femme et d’artiste très digne ayant passé outre ses anciens délires, espoirs compris. Elle mène de beaux combats. Elle a mené celui de la vie aussi, comme tous les québécois et les gens des provinces aux alentours et plus loin encore. Tout autour de ce monde au sud du sud que visite Charlebois dans la chanson. « ché plus où chu rendu » chantait-elle avec lui en s’amusant. Elle doit le savoir désormais avec une sorte de joie autre que celle qui émanait de son chant spontané sur le disque. Une voix de 1968 qui accompagne et qui surprend. Une improvisation plus fertile et plus aimante du réel dont elle joue superbement. Un beau dialogue de douce folie psychédélique non par le contenu sémantique mais par la présence ludique, amicale et amoureuse. Un matin, ils ont chanté. Le disque fut gravé, vendu, cassé, remastérisé. Ils se sont retrouvés sur scène, en studio de télé. Ils ont changé d’apparence et leurs voix ont perdu de la force, celle de la femme surtout. On peut les voir et les entendre, dans un enregistrement, reprendre l’avion en commençant doucement par « des hélices » puis faire surgir à nouveau l’univers étrange de cette chanson pour deux qui n’est pas une chanson d’amour. J’ai fait ce week-end, la connaissance visuelle et nominale d’une femme dont la voix était inscrite en moi, par quelques notes et quelques mots depuis plus de quarante ans sans que je m’en fus aperçu. Le temps de frissonner à l’écoute des vivantes promesses du passé, je ressens et mesure le caractère ondulatoire de la spontanéité et la perpétuelle imminence des allers-retours.

 

Sauvage

C’était au début des années quatre-vingt, deux ou trois, peut-être quatre, pas plus. J’ai dû prendre cette deux-chevaux orange qui me menait loin après avoir lu dans un journal du matin que Catherine Sauvage chantait le soir dans un village de la campagne genevoise. La Croix-de-Rozon, à la frontière, une salle de restaurant à l’étage. Nous étions deux ou trois dizaines. Un nom me revient, pas sûr, attention : Serge Orlov. Il avait été barman et confident des artistes dans les années cinquante et se fit l’organisateur de cette soirée. Ils les connaissaient tous ces chanteurs et ces chanteuses qui commençaient à disparaître. Parmi eux Catherine Sauvage dont le nom et la voix ne m’étaient pas inconnus. Elle était là, debout, en artiste tremblante et fière, tout en maîtrise acquise avec les grands, devant un piano. Elle nous a chanté Léo Ferré. Ce ne fut qu’un soir, un bref instant de vie, je ne l’ai plus revue ni réentendue; écoutée quelque fois. La force de son chant est restée en moi, Ostende, « ni gris ni vers … on s’demande … si ça vaut l’coup ». Lorsqu’elle a chanté cela je me souviens m’être dit, « vis cet instant, retiens le, il est unique ». Puis « est-ce ainsi que les hommes viveent » avec la profondeur dont je prenais conscience de ce chant et de ce poème. Elle était vivante et je l’étais aussi. La salle était petite, très modeste, on ne pouvait plus. Ce n’était pas, ce ne fut jamais peut-être, pour elle la gloire. Elle semblait l’avoir déjà fuie. Mais elle chantait tout un siècle, toute une vie, une infinité de vies. Les chansons de Ferré, les années cinquante, les cabarets et les maisons de disque. On nous l’a beaucoup raconté. Elle ne transigea pas avec le caractère aléatoire et malencontreux du hasard. Ses chansons sortirent de son corps comme aux plus parfaits instants d’avant et possiblement d’après. Elle ne connut plus le succès.

Je ne le savais pas mais le vérifie artificiellement. Une puis deux et d’autres chansons qu’on laisse venir en soi, une source de réalité qui se fait belle sur le moment. Il est rare qu’elle le soit si essentiellement. Mais un essentiel qui bien sûr nous échappe. J’ai assisté au spectacle de certains ou certaines de ses collègues, Barbara et Montant, une ou deux années auparavant, d’autres, au Cirque d’hiver ou à l’Olympia. Des souvenirs que l’on pose comme des bibelots sur un meuble. Catherine Sauvage me fit à cette occasion, perdue mais pas tant que ça, un effet beaucoup plus puissant qui reste en moi. Je l’entends, je l’entends mal, moins bien que lorsqu’elle était là et que j’y étais aussi, dans ce temps, les années quatre-vingt, qui se voulait nouveau et qui est « Avec le temps », qu’elle chantait si bien devenu ancien. Les chansons disent tout, celles de Ferré plus encore, chantées par Sauvage, elles sont des petits bouts de vérité éternelle. J’ai écouté. J’ai aimé. Je n’ai pas pleuré en moi. Pas tout de suite. Pas encore. J’ai repris ma deux-chevaux, je me suis éloigné de la frontière et suis revenu en ville. J’y vis encore, avec la voix de Catherine Sauvage dans le corps. Années suivantes, années combien. Celles qui filent, celles qui viennent. Ce soir de je ne sais plus quelle saison, en amateur de spectacles de tous temps, j’ai assisté à l’édification d’un pont fait de notes, de paroles et de présences dressé entre toutes les plus belles années que fait le monde. Mais les touches du piano ne sont plus jouées par le pianiste qui les magnifiait et la voix a également quitté l’endroit et traversé l’une ou l’autre frontière. Sauf pour moi, qui l’entend encore, avec quelques autres parmi les dizaines, que je ne connais pas. Je ne veux pas quitter Catherine Sauvage et ce ne fut qu’un moment.

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