Créé le: 18.04.2024
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L’Enfer des Versets

NouvelleAu-delà 2024

Il ne suffit pas de mourir pour sauver sa peau, ni de tuer pour sauver sa foi.
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– Bonjour Petersen, vous allez bien ?

– Bonjour Monsieur Alighieri. Rien ne change, je suis gai comme une porte de prison.

Je souris en signant le registre.

– Quel ange gardien va m’accompagner dans le couloir de la mort ?

– Aujourd’hui, c’est Virgile.

J’attends deux minutes et je vois arriver un colosse de cent kilos, avec un grylle de Bosch tatoué sur la main droite.

Les intestins de l’Enfer sont d’une propreté impeccable. Ils sentent le détergent. Le silence provisoire de ces espaces réduits m’effraie un peu. J’engage la conversation pour dissiper le malaise.

– Pas de problème avec Bilal cette semaine ?

– Non. Il a de la chance d’avoir encore ses roustons. J’en connais beaucoup qui les lui couperaient avec plaisir.

– La loi du talion est inscrite dans le Koran.

– Avec Bilal, vous allez devenir un spécialiste, Monsieur Alighieri. J’ai une question à vous soumettre. Elle me hante depuis plusieurs jours. Puisque Dieu est omniscient, il savait en dictant le Koran que ses propos susciteraient parfois des difficultés d’interprétation. Or il me semble naturel de supposer que Dieu avait la volonté d’être compris de tous les humains, y compris des moins instruits. Dès lors, pourquoi ne s’est-il pas exprimé avec un maximum de clarté ? Pourquoi a-t-il choisi de dicter le Koran en arabe, langue souvent équivoque, et non en latin, langue beaucoup plus claire ?

– Je l’ignore, Virgile. Mais votre interrogation me titille les neurones. J’y réfléchirai.

J’entre dans le salon de thé. Je laisse mon espérance sur le porte-manteau et je rejoins Bilal qui grignote un congolais d’un air impassible.

– Bonjour Bilal. Prêt pour une causerie entre gentlemen ?

– C’est toujours un plaisir, Monsieur Alighieri.

– Depuis la dernière fois, avez-vous subi des désagréments ?

– Votre Enfer pavé de bonnes intentions est presque un Paradis. Vos frères approuvent un cosmos où la pornographie enduit les rétines de semence gluante ; où deux barbus peuvent s’enfiler… la bague au doigt ; où Bernard a le droit d’exiger que tout le monde l’appelle Bernadette ; où les drogues sont des friandises que les hommes de loi proposent aux bambins ; où les lieux de pénitence offrent délicatesse et confort dignes d’un palace helvétique. Et c’est moi qui suis déclaré fou ?

– Je n’ai pas de frères et je déchire tous les bulletins d’adhésion que m’adressent les chorales d’Anges.

– Les talibans veulent interdire la musique. Si j’étais un chef, je me contenterais d’interdire la mauvaise musique. Sans le rap, nos oreilles retrouveraient le sens de l’équilibre.

– Et moi je décapiterais volontiers les Roms qui jouent de l’accordéon dans le tram…

Bilal regarde ses mains et remue les doigts.

– Nous autres Arabes sommes moins radicaux. Il suffirait de leur couper les mains, comme aux voleurs.

– Sourate 5, verset 42 dans la traduction de Savary.

– Le Koran est un corps vivant. Les sourates en sont les organes et les versets des cellules. Le noyau de chaque cellule est une fenêtre d’où rayonne la lumière divine.

– Dans la cellule que la justice laïque vous procure gratuitement, la lumière des siècles provoque-t-elle au sein de votre raison chevelue quelques franges d’interférences ?

– Qu’allez-vous imaginer ? N’oubliez pas que vous parlez à Bilal, un assassin fanatique !

Il lève le menton pour cabotiner. Je commence à bien le connaître. Et je l’apprécie, malgré l’horreur de ses crimes. Il le sait.

Le décorateur de ce boudoir carcéral ne manque pas de fantaisie. Au mur, le dessin d’une bouteille de Klein invite à s’évader en réalisant que l’esprit sait créer des formes qui abolissent la dualité intérieur-extérieur ; et des gravures d’Escher font emprunter des escaliers qui mettent sens dessus dessous la géométrie euclidienne. Un livre de Rudy Rucker est posé sur un guéridon. Son titre : « La quatrième dimension ». Je l’ai lu naguère. Il explique comment les mathématiques peuvent résoudre les mystères d’une chambre close.

– Chaque fois que je lis le Koran, j’ai envie d’envahir l’Arabie Saoudite. Cet ouvrage m’assome avec son refrain : le Paradis pour les Soumis, l’Enfer pour les Incrédules. L’Ange Gabriel ne se lasse pas de répéter ce message à tout bout de verset. À qui s’adresse-t-il ? À de braves guerriers ? À des virtuoses de la pensée ? À des érudits ? Non, cette idée archaïque n’est bonne qu’à féconder des cervelles de gosses, de minus habens, d’ignares.

– Les Musulmans attachent beaucoup d’importance à l’Au-delà, contrairement à nombre de Juifs qui rejettent son existence. Ces Juifs subiront les tortures infernales, comme les Athées, les Polythéistes et les Chrétiens qui n’auront pas renié la trinité. Un verset de la sourate 5 est clair : « Ceux qui soutiennent la trinité de Dieu sont blasphémateurs. Il n’y a qu’un seul Dieu. S’ils ne changent de croyance un supplice douloureux sera le prix de leur impiété. »

– Alors dites-moi, Bilal, que va-t-il m’arriver quand je mourrai ? Est-ce qu’une substance immatérielle, mon âme, va quitter mon corps et rejoindre, je ne sais comment, un Enfer situé je ne sais où ?

– Bien sûr que non ! Dans la sourate 4, un verset déclare : « Ceux qui refuseront de croire aux vérités que nous annonçons seront précipités dans les flammes. Leur peau à peine consommée se renouvellera, et ils seront en proie à de nouveaux tourments. Dieu est puissant et sage. » Pour que vous puissiez brûler, il vous faut un corps. Pour que vous puissiez éprouver des sensations, avoir des souvenirs, penser, vous avez besoin d’une merveille que l’évolution a mis des centaines de millions d’années à perfectionner : votre cerveau. L’Au-delà, aussi bien dans sa version paradisiaque que dans sa version infernale, ne peut être qu’un univers parallèle tout à fait matériel. Voici comment je vois les choses. À votre mort, Dieu allumera dans l’Au-delà un double de votre corps, pourvu d’un cerveau identique au vôtre, mais sans les éventuels dégâts qu’auraient produits des maladies ou des accidents. Mémoire, sensations, pensées : tout sera comme avant. Votre conscience habitera ce corps. Ensuite, comme vous avez été incrédule au cours de votre existence, le supplice du feu commencera, puis se répétera, encore et encore.

– Bon, le fonctionnement de l’Enfer a le mérite de la simplicité. Qu’en est-il du Paradis ?

– Un monde assez semblable à la Terre, à la différence qu’y règne la félicité. Chaque mort reçoit un corps presque identique à celui qu’il avait de son vivant, mais en bon état. Et Là-haut se poursuit une vie telle que Dieu l’aime.

– Admettons ! Cet Au-delà est-il soumis aux mêmes lois logiques, physiques, chimiques, biologiques, psychologiques que notre univers ?

– Pas tout à fait. Le monde que nous connaissons est régi par l’entropie. Les organismes se dégradent, les étoiles s’éteignent, tous les astres finiront par disparaître. Dieu ne peut permettre qu’il en aille ainsi dans l’Au-delà, puisqu’il a promis une vie éternelle. Un autre problème tient à la psychologie humaine qui semble inadaptée à un bonheur permanent. Comment les lois sont corrigées ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux que reprendre une formule qui vous agace, cher Monsieur Alighieri : « Dieu est tout-puissant ».

– Dans ce Paradis, les handicapés mentaux conservent-ils leur déficience ?

– Au début oui, pour assurer une continuité avec l’existence terrestre. Sans cela, l’identité serait perdue. Puis Dieu transforme peu à peu le cerveau pour qu’il fonctionne parfaitement.

– Les morts ressuscités dans cet autre univers peuvent-ils concevoir des enfants ?

– En principe non. Les hommes de l’Au-delà savourent des plaisirs charnels avec les houris (sourates 44, 52, 55, 56), mais celles-ci n’enfantent pas, puisqu’elles redeviennent vierges après le commerce intime. Et sur la sexualité post-mortem des femmes, le Koran ne dit mot.

– La sourate 4 véhicule un féminisme éclairé. Il est dit que la soumission des femmes doit les mettre à l’abri des mauvais traitements. Leur mari n’a le droit de les punir ou de les frapper que si elles désobéissent. Et dans les questions d’héritage, un homme vaut deux femmes. Alors ça ne m’étonnerait pas que le Paradis musulman soit peu propice aux orgasmes féminins… Quel est le destin d’un être humain mort à l’état de fœtus ?

– Sa vie au Paradis débute dans le corps d’un bébé. Il grandit jusqu’à devenir adulte. Mais un délai doit être respecté. La vie de ce bébé ne peut commencer qu’après la mort de ses parents. Si ceux-ci sont admis au Paradis, ils auront la joie de s’occuper de leur enfant.

– Un enfant peut-il être damné ?

– Je ne le pense pas, même si je suis d’avis que certains sont d’insupportables petits diables…

– Dites-moi, Bilal, la vie sur Terre ne se résume pas aux êtres humains. Il y a aussi les microbes, les végétaux, les animaux. Quand ils meurent, Dieu les fait-il revivre au Paradis ?

– Bien sûr ! La sourate 52 précise que les Justes habiteront les jardins de la volupté, auront à souhait les fruits et les mets qu’ils désireront, boiront du vin délicieux, etc. Donc cet Au-delà suppose une présence de la vie sous toutes ses formes, y compris les bactéries nécessaires à la digestion.

– Mais pour qu’un Juste puisse manger de la viande, il faut que des animaux soient tués.

– Il se peut que l’éternité soit réservée aux humains ; ou que les animaux soient ressuscités indéfiniment ; ou que la viande soit produite artificiellement.

– Vous avez réponse à tout, Bilal. Mon esprit, j’en ai peur, n’est pas doté d’une liberté de croire que votre Dieu, s’il existe, ait pu inventer un système aussi pervers, aussi farfelu. En résumé, il y aurait, pour les humains, une première vie, limitée dans le temps, qui permettrait d’opérer un tri entre les Soumis et les Incrédules ; puis une seconde vie, éternelle, où les uns seraient récompensés, les autres punis. Voilà qui pour moi relève du délire le plus tordu que des théologiens entretiennent depuis l’invention de l’écriture, au bas mot. Je suis incapable d’y accorder foi.

– C’est pourquoi vous finirez dans les flammes, Monsieur Alighieri, conclut Bilal, dont les lèvres dessinent un croissant.

Est-il sérieux ? Se moque-t-il de moi ? Cet échafaudage intellectuel est cohérent ; d’aucuns peuvent même le trouver séduisant. Mais y croire, est-ce raisonnable ? Jusqu’au dix-huitième siècle, je veux bien, mais aujourd’hui… À mesure que le savoir progresse, cette vision devrait apparaître de moins en moins crédible. L’Univers, la Terre, la vie, l’intelligence ont des histoires complexes qui s’étirent sur des temps immenses. L’origine de l’homme est récente. Dans le calendrier cosmique de Carl Sagan, l’aventure humaine commence le 31 décembre à 23h56. Alors un Dieu qui aurait fabriqué un Au-delà calibré pour un homo sapiens sapiens si peu sapiens et si tardif, cette idée heurte ma raison.

– Bilal, franchement, tout ce que vous venez de me raconter, y croyez-vous ?

– Non. Comme vous l’avez si bien exprimé, cette fable n’est bonne qu’à féconder des cervelles de gosses, de minus habens, d’ignares…

– Alors pourquoi… ? Pourquoi tuer ? Pourquoi tirer dans une foule en criant « Allahu akbar » ?

– Quoi de mieux pour séparer qu’une volonté de relier ? En reliant les fidèles, on forme le camp du Bien. En reliant les infidèles, on forme le camp du Mal. Et c’est parti pour une guerre entre les deux ! À travers ses contorsions intellectuelles, ses grimaces morales, la foi est monstrueuse. Par ennui, par jeu, par folie, je livre bataille. Comment agir pour dégoûter les hommes de la foi, pour les inciter à rejeter cette pollution de l’esprit ? Une réponse m’est venue : commettre une tuerie au nom de la foi. J’ai caressé nuit et jour ce phantasme pendant trois semaines, avec au bout du compte une preuve géométrique du théorème : la foi appelle au massacre. Corollaire : si vous condamnez le massacre, vous devez condamner la foi. Mais la force d’un raisonnement rigoureux ne suffit pas à convaincre. L’art d’enchaîner les déductions ne séduit pas les foules. Un passage à l’acte s’imposait. Tuer ne fut pour moi qu’une opération publicitaire.

 

* * *

 

La foi n’est pas mon fort. Le fond de la foi, c’est la faiblesse. Le fidèle se fiance à des fantômes, se fâche avec la physique. La philosophie est fragile face à la fiction facile. À force de se farcir le front de fadaises, de fables fumeuses qu’ont façonnées des faussaires, le fêlé finit en fauve féroce. Qui fornique avec la Faucheuse féconde la faute. La fatalité de la fosse funèbre est le ferment d’un feuilleton fétide où la féerie se frotte au fumier. Le fer et le fiel du fantassin de la foi me font flipper. Je fuis le fou qui se félicite de foutre au feu le fric et les froufrous. Je feule. Favorable aux fêtes du phallus et de la foufoune, à la foire où foisonnent fricassées, fruits et fromages, je fustige le fossoyeur de la fringale, le furieux qui se flatte de foudroyer les farceurs. La foi du fervent funeste frappe la foule. Le fanatique au fusil fiévreux flanque la frousse aux Français. Vous frémissez ? Faut-il fermer les frontières ?

Foin de ce fléau, de ce fardeau fécal ! Moi, le firmament me fascine ; le frivole et le futile me fortifient ; la farandole me fertilise. Au festival des phrases fantastiques, je forge ma félicité. La finesse est mon fief. Les fenêtres me fournissent la fraîcheur. Avec les fleurs de la forêt, je flirte. En phase avec les foulques, je frétille. J’ai faim de figues, de fraises, de framboises. Ma fantaisie est une fontaine de friandises. De Fribourg à Philadelphie, je folâtre en funambule.

Que le Fourchu me fasse frire !

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