Chapitre 1

1

  Monté sur le plongeoir du réel, j’ai sauté dans les eaux du fantasme. J’y ai pêché des oeuvres potentielles. Et j’ai compris que le jeune Icare n’est pas mort comme on l’a raconté.
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« Les migrants, je ne peux pas les voir en peinture ! » Voilà une phrase que je ne pourrai plus dire…

Avec sa démarche chaloupée et sa voix de brise marine, Barbara m’a bien mené en bateau. Non, ce n’était pas le radeau de la Méduse, mais une ivresse de couleurs taillées dans la gemme. Il y avait aussi la plage… J’ai compris sur le champ qu’il s’agissait d’art moderne, car les personnages portaient un maillot de bain. Cette marque d’indécence n’est apparue que très récemment dans l’histoire de l’humanité. Du temps de Calvin, on se baignait tout nu et on brûlait tout vif. Depuis, si l’on en croit Roger Penrose, l’univers serait devenu un peu plus compliqué…

À la fin de la visite, Barbara m’offrit de l’eau de feu, extraite des glandes salivaires d’un dragon japonais. Entre deux borborygmes, je me confessais.

« Ta galerie est une splendeur, ma belle, et ton expo m’électrise l’hypothalamus. Mais, vois-tu, les eaux grand public, couleur écolo, vague féministe et cadre de la loi, ça n’étanche pas ma soif. Montre-moi les eaux souterraines, les égouts de l’imaginaire ! »

Barbara me prit la main, déposa son regard sérieux sur le porte-manteau et retrouva le ton mutin de l’adolescence pour me glisser : « Viens ! »

Un vortex nous propulsa dans la cave.

« Voici Le Laboratoire ! » m’annonça l’hôtesse de l’eau. Sur la porte, un poster de Barbarella m’accueillait à jambes ouvertes.

« C’est ici que les artistes peuvent se livrer à des expériences. »

Le local était nickel. Les pensionnaires, bien éduqués, veillaient à ne pas laisser descendre de leur plafond l’araignée qu’ils abritaient. Mon regard buta contre un sauna. Barbara lut mon étonnement et m’expliqua.

« Brigitte s’enferme dans le sauna pour peindre. Elle fait grimper la température à 90 degrés. Quand elle transpire à grosses gouttes, elle trempe son pinceau dans sa propre sueur, puis dans l’aquarelle, et compose une oeuvre sur papier. Ce procédé flatte sa vanité. Il lui permet d’affirmer qu’elle gagne son pain à la sueur de son front. »

Sur une cuisinière à gaz, je découvris des casseroles. À l’intérieur de chacune stagnait un liquide coloré. Quatre nuances de bleu.

« C’est une recette d’Helena. Elle fait bouillir ces eaux bleues. En promenant sa toile au-dessus, elle offre à la vapeur le pouvoir de créer un dessin subtil, fin, léger. Cette beauté ne frappe pas, il faut l’apprivoiser en douceur, prendre le temps de l’explorer. »

Un gros chat ronronnait dans le labo. C’était un congélateur qui – je l’espérais – abritait des têtes de migrants. Barbara déçut mon attente.

« Mais non ! Les têtes de nègres, c’est encore plus démodé que les petits Suisses ! Le congélateur, c’est pour Sharon. Elle fait geler des eaux colorées. Puis elle découpe les plaques de glace selon des formes qui lui plaisent et les pose sur une toile. Une oeuvre naît de la fonte de ces glaces. »

Dans cette cave, il faisait un froid de cadavres. J’hésitais à proposer un réchauffement climatique à la maîtresse des lieux. Une installation bloqua mon élan.

« Une idée de Li-Pong. Sur ce crâne humain tombe chaque seconde, d’une hauteur de 80 centimètres, une goutte d’eau pesant 9 milligrammes. Le but est de perpétuer ce processus pendant un siècle et de photographier le crâne une fois par an. Va-t-il se former une stalagmite ou un trou ? »

Ah ! heureusement qu’il nous reste les artistes pour sauvegarder la perversité dans un monde que menace dangereusement la bienveillance ! Comme si Barbara lisait dans mes pensées, elle plissa les yeux pour me distiller son regard le plus sauvage et me balança :

« Tu veux une dose de gore, pour bien dormir ? »

Galant, je répondis :

« Vas-y, ma belle ! La seule eau qui me flanque des insomnies est l’eau de rose. »

Elle approcha son visage à dix centimètres du mien pour me chuchoter :

« J’ai une vidéo terrible… Même Rambo s’évanouirait en la voyant… »

Je sentais son souffle chaud. J’avais envie de lui voler un baiser, mais elle avait déjà reculé d’un mètre et pointait sur moi un doigt foudroyant.

« Que se passerait-il si on te larguait en parachute d’une altitude de 20’000 mètres ? »

Je réfléchis (oui, ça m’arrive…).

« Eh bien… par une température d’environ moins soixante degrés Celsius, il vaudrait mieux que je sorte bien couvert… Et je manquerais d’oxygène… Mais le pire… le pire… est qu’à cette altitude, la pression est si faible que ma propre température suffirait à mettre en ébullition les liquides de mon corps… J’imagine que ça ne doit pas être très agréable… »

Barbara, irrésistible de cruauté, me dit lentement :

« Les Chinois ont réalisé l’expérience… et ils l’ont filmée… J’ai la vidéo… Veux-tu la voir ? »

Commentaires (2)

Starben CASE
29.01.2022

Des cubes de couleurs congelées, l'eau de la sueur de l'artiste, une goutte d'eau de 9 milligrammes qui tombe du plafond à chaque seconde sur un crâne, les eaux souterraines, les égouts de l'imaginaire... Tu nous as emmené dans le royaume de Perséphone en traversant le Styx.

Webstory
26.01.2022

Une soirée avec Barbara Polla, à la Galerie Analix Forever – Les textes inspirés par cette rencontre sont visibles dans Histoires > Catégories > D'écrire l'artiste (25.01.2022)

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