Chapitre 1
1
Le bruit des voitures noie le bruit de la vie qui passe. La vitesse nous emporte, le présent nous échappe.
Jusqu’à ce sentiment d’étouffement où une bouffée d’oxygène devient primordiale pour survivre à cette apnée. Une apnée sociale, confinée entre les devoirs et les diktats.
Reprendre la lecture
Pour moi ce moment est venu, je me débats pour atteindre cette bulle d’air. Comme épuisé de cette course poursuite après des chimères.
Je fais mes valises. Empaquette ma vie. Moment de lucidité où l’on réalise que nous fondons nos essentiels sur du matériel. Je prends le strict minimum. Je m’octroie le droit à l’impulsivité. Je m’octroie le droit de régir cette vie par mes sentiments.
Un besoin d’ailleurs. De tout sauf d’ici, où, soyons honnête, je me suis moi-même acharné à construire mon enfermement.
Une fuite. J’assume !
La recherche d’une explication, d’un sens. La poursuite de rêves.
Se perdre en espérant trouver sa vérité, se dépayser en espérant trouver ses racines.
Quitter ses repères en espérant trouver un quotidien.
Et je suis là. Debout. Sur le quai de la gare.
Mon sac à mes pieds. Happé par la course des gens autour de moi. Le regard dans le vague, j’attends.
Je suis juste là, seul. Se sentir exister dans son immobilité.
J’essaye de contenir l’impatience et l’excitation de l’inconnu. A cet instant tous les « peut-être » et « un jour » sont réalisables.
Dans le rien, tout est envisageable. Dans le néant, la possibilité de se réinventer.
Les ambitions non confrontées à la réalité prennent leur envole.
Alors j’embarque dans ce train aux allures de passé qui me conduit vers mon futur et c’est dans un nuage de fumée, sur un à-coup un peu trop sec, que nous prenons le chemin.
J’erre entre les wagons, entre les fauteuils, cherchant une place, ma place.
Un peu perdu, je titube jusqu’à trouver un espace presque vide.
Juste un vieil homme est assis dans un coin.
Je m’assois sur une banquette en bois recouvert de coussins rouges et glisse mon sac sous mes jambes.
Les paysages défilent sous mes yeux. Nous zigzaguons entre les montagnes, le vert de la forêt n’est nuancé que par le bleu du ciel. La luminosité s’assombrit avec les feuillages.
Plus nous nous enfonçons dans ce décor primitif loin de toute agitation, plus le poids qui pesait sur ma poitrine disparaît
Je sens m’envahir un sentiment de liberté, un bonheur intense. La sensation enivrante de faire partie d’un tout, l’excitation de l’inconnu.
C’est un univers primal qui nous entoure, une jungle humide qui défile sous mes yeux. J’imagine ce qu’elle abrite, ce qu’elle cache et protège : le bonheur brut du non superflu.
Une course irrépressible après la vie : la survie.
Ça peut paraître terrible vu d’ici, mais que faisons nous d’autre sinon survivre nous aussi ?
Notre quotidien n’a de sens que dans cette urgence ancrée dans un instant furtif : le présent.
Tout ce qu’il y a en plus n’est qu’hypocrisie et source de mal être.
N’a -t-il pas été écrit que “la vie oscille, comme un pendule, de la souffrance à l’ennui”* ?
Dans la survie il n’y a ni envie, ni désir, il n’y a que le moment présent. Et c’est ce présent que nous avons égaré sur le chemin de l’évolution et du confort. Le temps s’est accéléré et nous tentons de fuir ce qu’il reste de moments libres en s’abrutissant d’un défilement frénétique d’images sur écran.
Notre maison se remplit de mobilier, notre porte-monnaie de billets, notre armoire de vêtements, mais notre raison d’être se vide de sens.
Nous courons vers une finalité inconnue où il n’y a pas de ligne d’arrivée, pas de trophée ou de foule qui applaudit tout ce que nous avons accumulé : matériel, richesse, pouvoir.
Une lumière aveuglante prend soudainement possession du wagon. La forêt, les voies sinueuses le long de la montagne et l’humidité font maintenant place à une étendue de sable à perte de vue.
Seules quelques dunes coupent parfois la ligne d’horizon.
L’atmosphère est devenue plus lourde et plus sèche. Le train prend de la vitesse, s’élançant naïvement sur cette ligne droite et sans obstacle.
Le vieil homme en face de moi ferme les yeux pour ne pas être ébloui. Il semble calme.
Un calme sans crainte, comme s’il avait résolu le mystère, son mystère.
Je le regarde et je l’envie.
Sa peau est plissée par toutes les émotions vécues, chaque pli contenant le souvenir de rires, de larmes, de joie et de peur.
J’observe son dos voûté, courbé par les inquiétudes, les responsabilités, l’effort..
Voûté par la fatigue d’avoir donné tant d’énergie.
Il a survécu.
Au bon et au mauvais.
Les yeux fermés, le visage tourné vers la chaleur des rayons du soleil, ses deux mains posées devant lui sur une canne en bois qui l’aide à présent pour continuer à avancer, il se délecte de ce moment sans se poser de question.
Le paysage défile. Toujours le désert, donnant une impression de sur place, d’une inutilité dans le mouvement.
Je suis perdu dans mes souvenirs. La vue ensablée reste la même depuis des kilomètres. Mes yeux n’ont rien sur quoi s’arrêter et mes pensées en profitent pour s’égarer. Je caresse distraitement l’échiquier incrusté dans le bois de la table juste devant moi.
Mes doigts suivent le contour des cases gravées dans la matière et en un instant je suis précipité dans mes souvenirs.
Je me revois alors, assis à une table dans une pièce sans âme, mon adversaire en face de moi, l’échiquier alternant le blanc et le noir, le blanc et le noir, le blanc et le noir.
Deux opposants qui combattent pour la victoire.
C’était ça mon quotidien finalement : trouver le coup en plus, celui qu’on ne voit pas venir, me positionner avant, avant lui, avant vous, avant l’autre.
Devant pour entrer dans la rame de métro, devant pour aller au restaurant, au théâtre, au cinéma. Même mes passe-temps étaient devenus des compétitions pour avoir une place.
Trop de gens, trop de monde dans cette ville immense qui a perdu ses dimensions humaines. Une bataille incessante du réveil au coucher où les cauchemars prennent le relais.
Mais dans la jungle urbaine, si on n’est pas devant alors c’est perdu. On se fait manger, gober par le vortex des névroses des autres. On est bousculé à droite et à gauche comme une balle de flipper qui lutte pour rester dans le jeu.
Lorsque je revis ce souvenir je revois la partie. Le chrono était enclenché.
Je lui bloque le passage avec mon pion. Je ne risque pas gros.
Après tout, les pions sont faits pour aller au front, gardant bien en sécurité l’élite de l’échiquier. Que signifie une vie de pion ? Rien, on le sacrifie sans y penser. On se protège avec.
Considéré sans valeur, abattu sans remords.
Le cavalier me paraissait trop rigide pour ce coup : il saute de deux en un, survole le peuple et ne s’arrête que pour la justice. La justice de son roi et de ses avantages. Il décapite puis bondit en sens inverse pour disparaître à nouveau derrière la ligne des dociles soldats.
Je me rappelle que je ne voulais pas non plus mettre la tour dans une sale position. Elle est plus calme, plus droite. Pas d’entourloupe avec elle. On sait où elle va. Elle ne méritait pas d’être sacrifiée en début de partie.
Fière, elle se dresse en travers des dangers pour protéger les plus petits comme les plus grands.
La tour est aux antipodes de son cousin le fou et favoris des rois. Virevoltant dans toutes les directions. Perfide, le fou surgit derrière un pion pour effrayer la reine du clan adverse. Distrayant, il offre un spectacle dont se délecte la dame. Un espion un peu dingue et sans pitié. Il voue à sa maîtresse une loyauté qu’il paiera de sa vie.
De là où je suis je vise la dame, cette reine sans cœur. On se méfie du roi, mais c’est de la reine dont il faut avoir peur.
Bien que ce soit un tir sur le roi qui mette fin à cette guerre, c’est à elle qu’appartient la croix d’attelle qui contrôle le roi.
Lui n’est plus qu’un pantin dont les ficelles commencent à être bien trop usées.
D’ailleurs, son périmètre s’amenuise. Juste une case. Une toute petite case. Il n’a plus envie de partir en croisade. Toujours les mêmes ennemies, les mêmes batailles.
Il rêve de paix, de légèreté, de passer sa vieillesse au bord de la mer. Il ne veut plus de stratégie à mettre en place dont le seul but est de lui éviter la mort. Et qu’obtient-il si il gagne ? Rien. Tout recommence. C’est à en perdre la raison. Devenir fou. Mais il n’est pas fou, il est roi et avoir comme but premier d’éviter la mort n’est pas une vie. Lui il veut voir le temps passer sereinement, sans avoir peur de découvrir un pion du clan opposé dans son dos. Il aspire à entendre les bruits du vent, voir les vagues caresser la plage et les mouettes rire à n’en plus finir.
Il n’en peut plus du blanc et du noir, du blanc et du noir, du blanc et du noir.
Il veut du bleu immense, du jaune aveuglant et du vert qui respire. Il veut des courbes à la place des droites et des angles droits du plateau sur lequel on l’oblige à vivre.
Déjà le temps imparti s’est tari. Son fou a poignardé ma tour qui gît sans vie et sans sang au milieu des rangs.
Mon roi se fait tout petit au bout de l’échiquier sauvé par le roque qui a coûté une vie. Et c’est au milieu de cette scène dramatique que je me suis rendu compte que la bataille ne faisait que commencer.
Trouver l’énergie pour continuer.
Surtout ne pas s’arrêter.
Je suis tiré de mes pensées par de grosses gouttes qui s’écrasent sur les vitres du train.
Le paysage uniforme du désert sans fin et le ciel bleu sans nuage ont laissé place à un ciel menaçant, grondant sa colère contre l’océan qui s’agite de plus en plus pour faire entendre sa voix.
L’immensité de sable se transforme en bâtisses de pêcheurs longeant la mer.
L’air semble s’être rafraîchi, les nuages se préparent à la tempête.
L’atmosphère change constamment de tonalité, s’enchaîne des temps opposés. Je commence à comprendre que l’important est surtout de trouver la beauté cachée.
Malgré la déferlante d’eau et les éclairs déchirant les nuages, je me sens apaisé d’avoir laissé derrière moi ce désir de conquête, cet égo qui me chuchotait des mensonges et des folies de grandeur, me faisant croire que j’avais à justifier mon existence.
C’est un soulagement d’avoir déposé ce sac devenu trop encombrant qui me fatiguait et me ralentissait. Ne voyant finalement plus que la douleur qu’il m’infligeait.
L’orage gronde. Je me demande ce qui m’attend maintenant. Quelle sera ma prochaine destination ? Et si finalement je ne suis rien de plus qu’un métro, boulot, dodo ? Et si je me trompe ? Si je ne trouve rien de plus grand que ce que j’avais, si je ne suis rien ?
Changer est terrifiant. Avancer est terrifiant. Se jeter dans l’inconnu et dans tout ce que mon futur pourrait être me donne le vertige.
Risquer de passer à côté de quelque chose me désespère.
Mais c’est dans cette succession de choix et de non choix que je vais dessiner les contours de ce que je suis, de mon sens à moi.
J’espère être à la hauteur, j’espère ne pas me décevoir et j’espère un jour pouvoir me retourner et ne rien regretter.
Alors oui, je saute dans l’inconnu et j’espère que l’atterrissage sera doux.
Un fracas de tonnerre fait tressaillir légèrement le vieil homme. Il remue doucement, semble être bercé à la vue des vagues qui s’écrasent sur les rochers.
Il semble confiant et amusé par cette nouvelle atmosphère. Une esquisse de sourire fait grimacer son visage.
Les maisons colorées de vert, de rouge, de bleu, de rose, de jaune défilent. Les couleurs ressortent sur le fond de ciel noir. Les lumières à l’intérieur sont allumées, j’imagine tous ces habitants, seuls ou à plusieurs, dans un silence reposant ou au milieu de cris d’enfants, continuer la vie qu’ils ont commencée. Ils font de leur mieux, chacun s’applique et c’est passionnant à regarder.
Le vieil homme est captivé par ce qui défile, je n’arrive pas à détourner mes yeux. Il émane de lui un tel calme, un tel aplomb, une confiance aveugle en ce qui vient et en ce qu’il est.
Je continue de le regarder quelques instants. Il déteint sur moi, après l’excitation d’un nouveau départ, la peur de ce qui vient, je me retrouve à présent empli d’un apaisement grandissant.
Je décide alors de m’accorder un moment de repos. Appuyant ma tête contre la vitre, je ferme les yeux.
Rassuré et apaisé.
Impatient à l’idée de découvrir la prochaine étape du trajet.
Je me laisse bercer par les mouvements du train, enfin confiant que tout ira bien.
* Schopenhauer, citation extraite du Monde comme Volonté et comme Représentation
Carte tirée : Le Chariot
Représente le mouvement, les déplacements et les voyages. Il est symbole de triomphe et de réussite. Rien n’est facile à atteindre. Une belle opportunité se présente : rester fidèle à soi-même et ses propres valeurs.
En guerre contre les obstacles de la vie et du quotidien. Confiance en soi.
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire