Créé le: 15.08.2022
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Le vent contraire
Événements extraordinaires d'une femme ordinaire durant deux années de sa vie. Choix ou destin ?
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La maison avait été construite à l’époque en haut de la rue. A la lisière de la forêt. La construction au toit à deux pans et aux façades recouvertes de lierre se tenait un peu à l’écart des autres habitations. Chiara pénétra dans le jardin. Le portail était resté ouvert. La jeune femme portant une robe d’été légère aux motifs géométriques – vert, orange, blanc – regarda les glaïeuls multicolores plantés dans les bordures de l’étroit chemin conduisant à l’entrée. Sur la porte était posé un papier où il était écrit : « Prenez place dans le jardin, je reviens tout de suite. »
Une dame corpulente légèrement essoufflée arriva par l’allée ombragée. Ses cheveux gris montés en un chignon décoiffé faisaient écho – par la couleur – à sa jupe plissée mi-longue. Le pull de même couleur à l’encolure en V était en coton tricoté. Elle s’écria :
— Venez, venez, nous allons nous installer au salon. J’ai un peu de retard, j’ai dû me rendre aux Urgences. Rien de grave, rien de grave…
La cartomancienne avait installé Chiara sur une chaise en face d’elle. Les cartes posées sur la table basse furent mélangées, tirées, posées. Trois chats campés sur les rebords du canapé semblaient dormir ou observer la scène. La dame inspirée prononça d’une voix douce :
— Pensez très fort à la question qui demande une réponse, mais surtout ne dites rien. Un long silence s’ensuivit et elle reprit :
— Vous souhaitez un enfant. Vous aimeriez savoir s’il arrivera… Est-ce bien juste ?
— Oui, répondit Chiara quelque peu décontenancée.
— Voyons ces trois cartes de plus près. Les deux premières sont retournées et annoncent des obstacles et des difficultés. « La Roue de la Fortune » indique que vous subirez les événements. Vous n’aurez aucune prise sur eux. Je vois dans « l’Arcane sans nom » des épreuves à venir peut-être même violentes qui pourraient agresser, blesser. Mais ne craignez rien,vous surmonterez l’adversité et il semblerait qu’avec « Le Jugement » votre chemin de vie rencontre votre destinée…
« Comme l’indique mon prénom – Chiara – je suis d’origine italienne. Je suis arrivée ici à l’âge de six ans. A l’école on m’appelait « la Tchink, la Spaghetti ». J’ai appris le français, j’ai gardé la tête haute et c’est ainsi que j’ai obtenu mon diplôme de commerce. Je travaille dans une gérance immobilière. J’ai rencontré un Suisse, un ingénieur, Pascal Monod et nous nous sommes mariés. J’aime et je suis aimée. Nous avons construit notre maison et même un studio indépendant qui accueillera ma mère habitant à Bergame. Elle gardera notre enfant, nos enfants quand je travaillerai. Nous avons tout pour être heureux, mais nous ne parvenons pas à avoir un enfant… »
***
Le froid s’installa au sortir de l’automne et s’intensifia en février. Chiara cachait sa longue chevelure brune sous un bonnet de laine. Elle marchait au bord du lac. Elle ressentait le souffle glacial de la bise traversant son manteau brun pourtant épais. Elle était inquiète. Peu bien ces derniers temps, sa mère résidant à quelques rues du dôme de Bergame ne répondait plus au téléphone. Elle appellerait ce soir encore son oncle qui habitait le quartier.
Le soir, au téléphone, la voix de l’oncle Giuseppe laissait entendre une vive émotion. Il parlait vite, les phrases étaient saccadées, les mots hachés. N’ayant plus eu de nouvelles de sa sœur depuis quelques jours, il s’était rendu chez elle. Il était inquiet. Il l’avait trouvée couchée dans son lit, le front brûlant et respirant avec peine. Il appela une ambulance. A l’hôpital, on lui interdit l’accès à la chambre de la malade. Du corridor où il se trouvait, il voyait les infirmiers et les infirmières s’affairer autour du lit. Les soignants portaient des masques, des gants et un survêtement bleu transparent. Un infirmier lui demanda de se rendre en salle d’attente. Deux heures plus tard, on lui annonçait la mort de sa sœur.
« Maman est morte. Seule. J’aurais voulu être à ses côtés, lui tenir la main, la serrer dans mes bras une dernière fois. Je culpabilise même si je sais que seuls les soignants ont accès aux chambres. – La contagion. Je ne réalise pas. Je me sens dans un état second. Je ne parviens pas à pleurer. Je ne peux pas faire mon deuil. »
Malgré le décès de sa mère, jour après jour, des heures durant, Chiara s’installait à la table de la salle à manger. Elle suivait sur son écran l’évolution de l’épidémie. Le soir du 18 mars, une journaliste de la chaîne de télévision italienne se trouvant devant l’hôpital « Papa Giovanni XXIII » commenta son reportage :
— Dans la commune de Bergame – de nuit – des camions militaires transportent une septantaine de cercueils vers les villes de Bologne, Ferrare, Modène où ils sont incinérés. L’église du cimetière de la ville aligne déjà plus de cent trente cercueils devant son entrée. D’autres convois emportent directement les morts enveloppés dans des sacs noirs depuis la sortie de service de l’hôpital. Nos cameras ont filmé ces scènes macabres qui font déjà le tour de monde…
Chiara ferma son écran. Elle passa au salon. Elle se coucha sur le canapé, se mit en position fœtale. Elle sanglotait. Ce fut ainsi que Pascal la trouva en rentrant. Il venait de terminer une partie de tennis avec son ami Grigory. La jeune femme demeurait inconsolable et dut s’aliter plusieurs jours. L’image de sa mère emballée dans un sac noir ne la quittait plus. Elle avait compris que l’être cher avait perdu jusqu’à son nom. Ses cendres répondaient à un numéro…
***
L’automne arriva tôt cette année-là. La population n’était pas partie en vacances d’été. Le virus se propageait toujours. La peau des gens était restée blanche et les corps telles des batteries vides n’avaient pas profité des rayons du soleil. Le ciel était bas, gris. Les manteaux et les vestes chaudes faisaient leur apparition. La sensation de froid et d’humidité se ressentait. Le moral de Chiara était au plus bas. Pascal voyant que son épouse ne retrouvait pas sa joie de vivre décida d’aborder à nouveau le sujet de la maternité. Après le souper, il proposa à son épouse d’allumer un feu dans la cheminée et de se détendre sur le canapé :
— Chiara chérie, tu ne peux pas continuer à vivre dans le souvenir. Tu te fais du mal, tu me fais du mal. Notre amour, même, risque de s’éteindre. J’ai réfléchi. Une naissance seule peut te faire surmonter ton deuil. La vie succède à la mort. La vie est plus forte que la mort…
— Mais Pascal, ce que tu dis est bien beau mais c’est irréaliste. Et tu le sais ! Nous avons tout essayé : l’insémination artificielle, la fécondation in vitro. Sans succès. Et la GPA est interdite sur notre territoire.
— La GPA, justement, parlons-en ! Chiara, tu me connais, je ne renonce jamais. Je suis ingénieur et le moteur de la profession c’est la recherche de solutions. Chiara, je me suis renseigné, j’ai établi des contacts… Rien n’est impossible mais nous devons être deux pour avancer dans cette direction.
— Laisse-moi y réfléchir. Tu es merveilleux, mon amour. Embrasse-moi…
***
« Je me sens mieux. J’ai l’impression de renaître à la vie. Comme la nature au printemps. Je rentre d’une magnifique promenade dans la forêt. J’ai cueilli quelques hépatiques et je m’apprête à les mettre dans un vase. Toutefois, malgré les événements qui se précipitent, je ne peux m’empêcher de penser à ce deuxième moment de vie difficile dont la cartomancienne m’a mise en garde. D’ici quelques jours, nous partons pour Kharkiv, ville située à quelques centaines de kilomètres de Kiev. En avion. »
Chiara et Pascal sortirent de l’aéroport en milieu d’après-midi. Une neige mouillée s’abattait sur la ville. Ils ouvrirent leurs parapluies et se précipitèrent vers un taxi. Le chauffeur chargea les valises dans le coffre de la voiture. L’hôtel était situé à proximité de la clinique où ils avaient rendez-vous le lendemain. Vers dix-huit heures, en cette froide journée de fin-mars, ils prirent le métro les conduisant dans un autre quartier de la ville. Ils étaient attendus pour le souper chez les parents de Grigory, l’ami ukrainien et collègue de bureau de Pascal. – Lors d’une pause, Grigory avait évoqué la Clinique dans sa ville natale où son père avait travaillé. Il avait d’ailleurs conseillé à Pascal de prendre un rendez-vous, de se rendre à Kharkiv et par la même occasion d’aller rendre visite à ses parents qui pourraient lui être bien utiles. Pascal et Chiara suivirent ces conseils amicaux.
Donc, ce soir-là, la table avait été mise pour quatre personnes dans la maison individuelle des Paoustovsky à Kharkiv. L’hôtesse avait préparé la traditionnelle soupe à la betterave – le Borsch. L’hôte avait sorti de sa cave un cru de la région d’Odessa – le Tetli-Kuruk – qu’il vanta à ses invités :
— J’apprécie les vins blancs de qualité. Je les déguste maintenant que je suis à la retraite. J’en recevais souvent de la part du rectorat et des étudiants de l’Université Nationale de Médecine. D’ailleurs demain, à la Clinique, vous serez reçu par le meilleur de mes anciens élèves. Excusez mon franc-parler mais vos spermatozoïdes et les ovules de la donneuse anonyme effectueront un beau travail. N’en doutez pas. Ne vous souciez de rien ! Bientôt l’embryon sera implanté dans l’utérus de la mère porteuse. Ljudmilla. C’est une jeune femme charmante, célibataire et mère d’un garçon de dix ans. Vous serez rapidement mis en contact avec elle si tout se passe comme prévu. Peut-être que je dévoile trop de choses, mais je suis votre personne de contact…
La soirée se termina joyeusement. Chiara et Pascal avaient retrouvé confiance en la médecine. Ils embrassèrent leurs hôtes et promirent aux vieux parents d’en faire autant avec leur ami russophone Grigory dès leur retour en Suisse.
***
« Je ne sais comment contenir ma joie en cette journée du mois d’août. Je saute. Je chante. La Clinique vient de nous confirmer par courriel que les premières semaines de grossesse de notre mère porteuse Ljudmilla se déroulent normalement. Le terme est prévu le 14 avril. Pascal et moi avons une fois de plus renoncé à partir en vacances. La procréation médicalement assistée nous coûte cher – 40.000 Euros – alors nous devons économiser. Le virus aussi nous retient à la maison. Il rôde encore mais il semblerait moins virulent en période chaude… »
***
La grossesse suivait son cours lorsque l’armée russe franchit la frontière de l’Ukraine en cette froide et grise journée du 24 février 2022. Chiara et Pascal étaient inquiets. Que se passerait-il d’ici un mois et demi à la naissance de l’enfant ?
Le jeune couple se tenait au courant de l’actualité. La ville de Kharkiv, située à quelques dizaines de kilomètres de la frontière russe était bombardée. Ljudmilla les rassurait en envoyant régulièrement des courriels. Elle habitait un quartier tranquille, la grossesse était suivie à la Clinique et le fœtus grandissait normalement. Les Russes ciblaient les entrepôts de munitions et les fabriques d’armements. Seuls les quartiers résidentiels aux habitations de style et d’époque soviétiques avaient été détruits. D’ailleurs d’ici peu, c’est à la Clinique qu’elle se rendrait pour être en sécurité jusqu’à la naissance de l’enfant.
« Je viens de voir à l’instant des images effrayantes à la télévision. Elles font comme à l’accoutumée le tour du monde. Une maternité a été bombardée à Odessa. On nous montrait une jeune femme enceinte sur un brancard que l’on sortait des débris et des gravats. Je ne peux pas m’empêcher de penser à Ljudmilla. S’il lui arrivait quelque chose…
Une nouvelle fois, les prévisions de la cartomancienne semblent se réaliser. Elle ne parlait pas directement de la guerre. Mais je vois ces feux, ces violences, en direct, sous mes yeux. Je dois rester calme et avoir foi en cet avenir qui devrait m’apporter bonheur et joie. Elle me l’a prédit et je veux y croire. »
Ljudmilla mettait de l’ordre dans le petit appartement que la Clinique avait mis à sa disposition. Elle quittait les lieux définitivement. Elle prépara sa valise et celle de son fils qui irait vivre quelques semaines chez sa tante. Elle devait partir le lendemain.
***
« Mon dieu, je n’ai plus de mots, plus de force, je suis anéantie. Je pleure, je sanglote… Comment dire l’inénarrable ? Une frappe de missile s’est abattue sur l’immeuble résidentiel appartenant à la Clinique. Un trou béant a remplacé le sol de la chambre où dormait notre mère porteuse. Seul Duma a survécu. Un orphelin d’à peine dix ans… »
***
« En l’espace de deux ans, mes cheveux ont blanchi. Mais je ne suis pas pour autant une vieille femme. Je cours à gauche, à droite, je veille au bien être de ma famille. Pascal et moi sommes les parents adoptifs de Duma. – De toutes façons, j’aurais dû adopter l’enfant de Pascal porté par Lujdmilla.
Même si Duma poursuit un suivi psychologique dont il a encore besoin, c’est un garçon résilient qui parle déjà bien le français et qui sait s’entourer de camarades. Mes blessures à moi se referment. Elles ne guériront jamais mais elles m’ont appris à consoler Duma de la mort de sa maman. Quant à Pascal, c’est notre bout–en–train. Nous rions beaucoup tous les trois. Et parfois Pascal se moque gentiment de moi en disant qu’au final c’est un sort dont je me suis désenvoûtée que la cartomancienne m’a jeté… »
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