“Je ne pensais jamais que tu disparaitrais si vite, tu as disparu comme notre amour qui n’a duré qu’un jour, un seul jour.”
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Lorsqu’elle avait entendu le déclic signifiant la fin de la conversation avec Giovanni, après qu’il lui ait raconté son horrible rêve des oisillons étranglés, Violette avait pensé qu’il avait une personnalité étrange et que, comme beaucoup d’artistes, il ne montrait aucun intérêt pour ce qui ne le concernait pas directement. C’est elle qui l’avait appelé, il aurait au moins pu s’enquérir des raisons de sa démarche. Mais il avait raccroché son téléphone, brusquement, sans même lui demander comment elle allait. Elle s’était alors promis de tourner cette page d’un passé appartenant exclusivement à sa mère ; elle allait mettre toute son énergie dans l’organisation de son avenir : obtenir son diplôme de médecin et croire à la musique. Les révélations des dernières vint-quatre heures l’avaient convaincue de sa détermination à partir à la découverte de sa voix. Mais elle ignorait encore qu’elle ne pourrait extraire ce trésor enfoui sans l’aide de quelqu’un qui l’aurait reconnu en elle.

Quelques mois plus tard, ayant obtenu son titre de docteur en médecine, elle informa son père de sa volonté de se consacrer à la carrière de chanteuse lyrique. L’héritage que lui avait laissé sa grand-mère lui permettait de vivre agréablement. Elle fut extrêmement surprise du manque de réaction de Jules face à cette décision. Il s’était contenté de murmurer qu’elle devait faire ce qui lui plaisait et qu’elle savait mieux que quiconque ce qui était bon pour elle. Heureuse de n’avoir pas à justifier son choix, elle l’avait quitté en ne sachant quand elle le reverrait. Leurs rapports étaient devenus très distants depuis son retour d’un voyage dont il n’avait jamais parlé. Il avait rompu avec sa maîtresse et vivait seul, entièrement absorbé par son travail, sans rechercher la compagnie de sa fille qui avait à lui demander des éclaircissements du passé. L’homme qu’elle avait en face d’elle n’était plus celui qu’elle avait aimé d’un amour absolu, plus fort que la mort. Ils étaient devenus deux étrangers l’un pour l’autre et il n’était jamais venu l’écouter chanter.

Au cours des trois années suivantes, grâce à un travail assidu avec un professeur reconnu, elle perfectionne sa technique et développe sa personnalité d’artiste. Elle traverse une période de doutes à l’âge de vingt-sept ans et envisage sérieusement de retourner dans la profession médicale. Sans nouvelles de Giovanni, elle pense parfois que si elle le croisait dans la rue, elle ne le reconnaîtrait même pas. Tout a été si rapide, il est apparu puis disparu en un seul jour. L’émotion avait été si forte entre eux qu’elle lui en veut beaucoup de l’avoir oubliée et se désintéresse de la carrière qu’il mène avec succès. Elle entend souvent parler de lui mais ne retient pas les informations. Il est venu la sortir de son aveuglement filial et puis il est reparti. Tout ceci était-il bien nécessaire ? Dans des moments de lucidité, Violette reconnait que sans lui elle n’aurait pas eu le courage de suivre sa route. Mais est-ce vraiment sa route ? Malgré la reconnaissance que lui témoigne le public, elle n’est jamais satisfaite de ses prestations. Il manque toujours cette vibration colorée de la pureté. Parfois il lui semble frôler cette dimension où ce n’est plus elle qui chante mais où elle a accès à une source universelle, infinie et éternelle. Le bonheur qu’elle en retire est si lumineux qu’elle ne vit plus que pour le ressentir à nouveau. Et le résultat se fait attendre…Ces instants de perfection lui sont octroyés en-dehors de toute prévision. Parfois elle est de mauvaise humeur ou fatiguée ou découragée et renonce à toute idée de performance. C’est alors qu’elle donne le meilleur d’elle-même, dans un abandon total et reprend confiance.

Violette pense avoir définitivement rayé de son esprit l’image du chanteur lorsqu’elle se trouve un soir face à lui sur son poste de télévision. Il n’a pas changé. Incapable de détacher les yeux de l’écran, Violette reste figée devant cet homme qui occupe encore une telle place dans sa vie. On lui pose des questions sur sa vie privée :« Je ne me suis jamais marié car la femme que j’aimais m’a été ravie. La musique est ma compagne et je m’estime privilégié d’avoir grâce à elle une vie si remplie. » Comment peut-on prononcer ces paroles avec autant de tristesse dans le regard ? se demande la jeune femme. Elle est submergée par un immense sentiment de tendresse et ressent l’envie de se serrer contre lui en lui murmurant qu’il n’est pas seul, qu’elle est là. Mais elle se reprend très vite ; elle ne va pas développer à nouveau des sentiments maternels envers un homme qui a le double de son âge ! Dès sa plus tendre enfance, elle a voulu protéger son propre père et ils ne se parlent plus. Que chaque génération reste à sa place ! Giovanni a fait son choix de vie, elle a encore tout à construire.Cette nuit-là elle rêve d’une petite pierre blanche, toute ronde qui roule sur un chemin en pente. Elle avait déjà vu cette image des années auparavant mais elle l’a oubliée. Jeanne le lui aurait peut-être rappelé mais elle ne travaille plus ses rêves car elle a décidé de son avenir et n’a plus le temps ni l’énergie de se remettre en question, pense-t-elle.

Le lendemain matin, Violette se rend très tôt au conservatoire et décide d’y passer la journée. Elle veut chanter jusqu’à l’épuisement de son corps et chasser définitivement les fantômes du passé. Plus rien n’a d’importance pour elle que son art auquel elle veut tout donner et dont elle attend tout.

Le grand hall est encore vide lorsqu’elle y pénètre et son œil est attiré par une affiche sur le panneau d’informations. C’est l’annonce d’un stage d’été sur la musique lyrique italienne à Saint Petersbourg. Elle ne peut y croire ! Dès son plus jeune âge, elle a été fascinée par la Russie. Lorsque son père lui avait demandé quelle était la capitale où elle désirait fêter son quatorzième anniversaire elle avait répondu sans hésiter : Moscou. Il avait été très surpris par sa détermination et avait voulu connaître les raisons de son choix. Elle s’était alors lancée dans une description enthousiaste des étendues de neige que l’on parcourt emmitouflé de fourrure dans des traineaux tirés par quatre chevaux qui galopent, des églises à coupoles dorées où brûlent des cierges dans un parfum d’encens, de l’odeur des pains confectionnés à Pâques par les paysannes dont les cheveux sont ornés de longs rubans multicolores, du loup que l’on entend hurler au loin. Jules avait souri et n’avait pas eu de peine à la faire changer d’avis en brossant de Moscou un tableau beaucoup moins magique. Il n’était pas attiré par ce pays et vanta à sa fille les charmes de Bruxelles où se tenait un congrès de médecine auquel il désirait participer. Il n’avait d’autre solution que d’y emmener Violette pour sa fête et avait déjà tout organisé. Selon son habitude, il se comportait en parfait égocentrique et il ne fut plus jamais fait mention de la Russie entre eux. Mais Violette gardait secrètement en elle son rêve de visiter le pays de la sorcière Baba Yaga dont sa grand-mère lui racontait l’histoire. Cette sorcière effrayante a des dents en fer et un immense nez, elle est beaucoup plus méchante que la belle-mère de Blanche-Neige mais elle ne peut pas faire de mal à ceux qui ont le cœur pur, comme la belle Vassilissa, sa prisonnière. Ces mots enchantaient l’enfant et elle ne se lassait jamais de les entendre prononcer. “S’il -te-plaît, Grand Maman, raconte-moi encore

Baba Yaga. ” Elle aurait pu répéter ce mot inlassablement et en retirer toujours le même plaisir sensuel. Baba Yaga et Vassilissa la transportaient dans un monde imaginaire où elle se sentait en sécurité et avait sa place de petite fille. Le temps s’arrêtait tandis que sa grand-mère la faisait voyager dans ce pays où le paysage est toujours blanc, les forêts immenses et noires, les hommes vêtus de chemises blanches brodées de rouge et les jeunes filles coiffées de longues tresses blondes. Aussi n’hésite-t-elle pas un seul instant à la lecture de ce stage d’été à Saint Petersbourg. Elle se précipite chez son professeur pour lui demander des renseignements et ceux qu’il lui donne confirment la décision qu’elle a déjà prise. Elle n’a pas pu visiter la Russie à l’âge de quatorze ans, elle le fera donc à vingt-huit et le soir même elle dépose son inscription. Kakalin et Kalinka !

Quelques mois plus tard, Violette débarque à Saint Petersbourg. Elle est si heureuse d’être enfin sur le sol russe que l’air lui semble plus bleu et plus fin et le soleil plus clair que partout ailleurs. Dans ce taxi qui l’amène à son hôtel, elle voudrait déjà commencer à chanter. Dès son arrivée, Violette fait la connaissance d’Amélia, une jeune étudiante anglaise et les deux jeunes femmes décident de découvrir ensemble la ville. Elles comprennent vite qu’elles n’auront pas beaucoup de temps pour jouer les touristes car la directrice du stage qui leur présente le travail à effectuer au cours de la semaine est une personne exigeante et très autoritaire.

« On verra bien ! D’ici demain ! Si elle embête, on en fera qu’à not’ tête ! » chantonne Violette .Lajournée du jeudi est réservée à une master class donnée par un invité surprise dont le nom ne sera pas révélé. Violette pense y participer mais elle veut d’abord savoir quel est l’artiste qui sera présent pour décider de son emploi du temps. Elle a tant de trésors à découvrir dans cette ville magnifique où elle se sent déjà chez elle.Lorsqu’elle s’enquiert auprès de la secrétaire de l’identité du visiteur inconnu, il lui est vertement répondu qu’elle attendra, comme les autres, le moment voulu. Cette manière un peu enfantine d’entretenir un mystère inutile a le don de la mettre hors d’elle.

« Puisque c’est ainsi, ils se passeront de moi » décide-t-elle. Or, sans grande surprise, Violette est sélectionnée pour être l’une des élèves qui interprètera un air pour ce fameux ténor fantôme. Elle ne peut évidemment refuser car elle sait que les enseignements et les conseils donnés lors de telles classes sont toujours très précieux et ne s’oublient jamais. C’est une chance d’être choisie et elle ne va pas la laisser passer. Elle décide alors de prolonger son séjour pour visiter à sa guise l’Ermitage et le Musée Russe. Heureuse d’avoir été remarquée, Violette est la première, le jeudi, à pénétrer dans la salle qui ne tarde pas à se remplir, personne ne voulant manquer l’événement. Chacun a son idée sur l’identité de l’inconnu et certains n’hésitent pas à faire des paris. Violette ne s’intéresse pas à ce jeu et se concentre sur l’air « Non credea mirarti. » de la Somnambule de Bellini qui lui a été attribué lorsqu’un nom vient frapper ses oreilles.

– Je mise mille roubles sur Pavese ! dit une jeune fille, très sûre d’elle.

– Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il se serait dérangé pour nous ? lui demande un jeune homme d’un ton sceptique.

– Vous verrez bien, se contente-t-elle de répondre.Ces mots viennent frapper Violette avec une violence inouïe. Elle vacille et se raccroche au bras de son voisin qui la regarde avec étonnement.

– Que t’arrive-t-il, Violette ? Tu as le trac ? Tu es impressionnée par ce maître que nous cherchons tous à imiter ? Mais rassure-toi, il est sûrement sensible au charme des jolies filles !

Si l’enfer s’ouvrait devant les pieds de Violette , elle s’y  précipiterait avec soulagement. Hélas, ce ne sont pas les flammes qui surgissent mais l’amant de sa mère qui pâlit en la découvrant.

« Il ne va pas de nouveau s’évanouir » s’énerve-t-elle pour apaiser son angoisse.

Face au public qui applaudit l’arrivée du chanteur, elle doit se ressaisir et elle plante son regard dans celui de Giovanni qui reflète un tel bonheur qu’elle détourne aussitôt la tête. Il semble très ému mais se reprend aussitôt et l’invite à chanter.

« Je ne pensais jamais que tu disparaîtrais si vite, tu as disparu comme notre amour qui n’a duré qu’un jour, un seul jour, un seul jour. »Violette est profondément habitée par le sentiment de tristesse de l’héroïne dont elle chante la plainte avec le dénuement le plus total. Lorsque la dernière note s’éteint et disparaît dans l’atmosphère, tout l’auditoire reste figé. Fait très rare, le maître n’a pas interrompu l’élève et l’a écoutée jusqu’à la fin du morceau. Il a été saisi par cet instant de beauté pure. Violette a exprimé ce que depuis si longtemps elle s’efforce de dissimuler. Elle n’était plus l’interprète d’une amoureuse abandonnée, elle pouvait enfin être cette jeune femme aimante face à celui dont l’absence la fait souffrir à chaque seconde. Elle vient de le comprendre.Ce jour-là, l’artiste qui est en elle s’est révélée avec une totale liberté et une dimension d’éternité. Ce jour-là le destin de deux êtres qui avaient traversé tant de zones d’ombre se réalise dans la lumière.

 

A suivre : Chapitre 36 La bible d’Adèle Beausillon

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