“je ne croirai qu’en un dieu qui s’entendrait à danser” s’exclame Zarathoustra
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Après s’être laissé déshabiller comme un enfant, Jules Marcau se retrouve seul dans un lit froid. La terrible réalité qui le poursuit l’épouvante et cette chambre d’hôpital où il a feint l’évanouissement lui sert de refuge. Il est affamé mais n’ose réclamer à manger. Pour la première fois depuis très longtemps, il invoque le nom de Dieu. Le ciel est son unique recours et bien qu’il n’ait aucune habitude de ce genre de supplique, il lance une prière éperdue à qui l’entendra :

« Délivrez-moi de ce cauchemar ! Aimez-moi, mon Dieu ! » Ses propres paroles le surprennent à un point tel qu’il en est frappé de stupeur. A-t-il bien demandé de l’amour ? A une divinité totalement absente de son univers restreint ? Mais de qui peut-il bien attendre un tel sentiment, lui qui n’a jamais eu besoin de personne et qui sait depuis toujours que l’on naît seul, vit seul et meurt seul. ? Que toute autre attitude est dérisoire ? Lui qui s’est toujours senti tellement supérieur à tous ces pauvres gens qui refusent d’être maîtres de leur destin et rejettent sur un créateur céleste la responsabilité de tous leurs problèmes ?Pour se rassurer, il met son comportement insolite sur le compte des événements inattendus vécus ces dernières vingt-quatre heures et sombre dans un sommeil lourd.

Lorsqu’il rouvre les yeux et découvre le décor surprenant dans lequel il se trouve, il presse sur la sonnette pour appeler à l’aide. Il veut voir un visage, parler à un inconnu qui lui dira qu’il fait toujours partie du monde des hommes. Il ne peut détacher son doigt du bouton en métal qui faitretentir une alarme dans le couloir. Des pas précipités se dirigent vers sa porte et une infirmière essoufflée se dresse maintenant à côté du lit où il se sent si petit. Le regard de cette étrangère trahit une profonde inquiétude face à un patient inhabituel. Elle a appris le succès de l’opération difficile qu’il a effectué durant la nuit mais elle a simultanément été informée que cet homme pouvait être dangereux et qu’elle ne devait sous aucun prétexte le laisser repartir. « C’est vrai qu’il a besoin de soins, pense-t-elle en découvrant la position recroquevillée du docteur sous le drap. Mais de quoi souffre-t-il ? » On n’a pas eu le temps de le lui dire et elle attend des instructions précises. A ce moment, Jules se redresse, la faim recommence à le tenailler ; il y a plus de vingt-quatre heures qu’il n’a rien mangé et il est convaincu qu’une entrecôte grillée accompagnée d’une bouteille du meilleur vin redonnera à la réalité une dimension qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Il se lève et se dirige vers l’armoire où il pense trouver ses vêtements mais l’infirmière se met en travers de son chemin et lui montre le lit d’un geste impératif. Elle prononce quelques mots incompréhensibles. « Na cama ! Na cama !». Le docteur Marcau qui se sent faible en position verticale vacille et retombe sur le matelas où il reste à nouveau prostré. Comme un petit enfant, il se laisse border et ferme les yeux. Il a encore l’énergie de faire le geste de manger et la femme disparaît tout aussitôt après avoir fait un grand signe affirmatif de la tête, comme si elle avait compris le message. Le bruit de la clé qu’elle tourne dans la serrure résonne comme une condamnation définitive dans la tête de celui qui n’a plus la force de se révolter et se rendort

A son réveil, les lumières de la ville sont allumées et Jules qui les contemple depuis son lit se sent totalement isolé dans cet océan de bâtiments inconnus où personne n’est concerné par sa présence. Lui qui passe une grande partie de son temps à visiter ses malades dans des  chambres identiques à la sienne n’a jamais imaginé les sentiments que pouvait éprouver celui que les circonstances ont contraint à une immobilité douloureuse. Il s’est toujours contenté de vérifier l’état du patient, sa manière de réagir à l’intervention pratiquée, de donner ses instructions au personnel, et de se retirer au plus vite, souvent sans même saluer celui qui aurait voulu lui témoigner sa reconnaissance et recevoir quelques paroles d’encouragement. Sa misère est si grande et il se sent si fragile que pour la première fois, une grande tendresse pour lui-même l’envahit. Tout au fond de lui résonne un cri qu’il n’entend pas encore mais qui veut s’échapper. Comment lui, le grand docteur dont la réputation n’est plus à faire, peut-il se retrouver dans une situation aussi pitoyable ? Jules Marcau n’est plus qu’un enfant perdu dont l’univers structuré est en train de s’écrouler et il a peur.A ce moment la porte s’ouvre et un homme en blouse blanche pénètre dans la chambre. Il se présente en français :

– Docteur Renaud. Je suis le psychiatre de l’établissement. Je viens vous féliciter pour votre brillante intervention de la nuit dernière. Vous avez redonné des chances de vie normale à un jeune garçon et nous allons vous soigner pour que vous puissiez bientôt rentrer chez vous. Vous avez besoin de beaucoup de repos et votre famille qui se fait du souci pour vous nous a donné les renseignements concernant votre état . Laissez-vous faire, cher collègue et vous serez sur pied plus vite que vous ne le pensez. En prononçant ces mots, le docteur Renaud enfonce une longue aiguille dans le bras de Jules qui retombe dans une profonde léthargie avant même d’avoir pu réclamer à nouveau son repas.

Les instructions de Giovanni qui est un ami personnel du professeur Fernandez sont scrupuleusement respectées, le patient sera pris en charge jusqu’à ce que le traitement agisse. Et Casimir qui voue un culte au sauveur de son fils payera les frais de son hospitalisation.Cela fait trois semaines que le patient de la chambre 314 se laisse soigner sans protester et passe la plus grande partie de son temps à dormir. Il ne pose plus de question sur la date de sa libération et ne manifeste pas le désir d’appeler sa famille. Le docteur Renaud le rencontre tous les jours pour l’aider à surmonter son état dépressif. Mais Jules ne parle pas. Il a parfois de violentes crises de violence où il hurle sa volonté de s’enfuir de l’hôpital, ce qui aggrave son cas aux yeux du personnel soignant. A d’autres moments, il raconte un rêve, sur un ton détaché, comme si c’était le rêve d’un autre. Il ne semble pas concerné par les images effrayantes ou glacées qui viennent le visiter la nuit. Il est toujours le spectateur impassible des scènes qui se déroulent devant ses yeux où des personnages subissent les pires tortures, tombent dans d’infinis précipices ou sont dévorés par des gueules gluantes ; il lui arrive aussi de planer au-dessus de paysages enneigés ou de visiter des temples de marbre. S’il reste sans émotion durant le rêve, il consacre néanmoins une partie de la matinée à l’écrire dans un cahier en s’efforçant d’en rapporter tous les détails mais il est incapable d’expliquer pour quelle raison il tient à s’en souvenir. Seul dans un lit où il est immobilisé contre son gré, il se raccroche désespérément à ces images qui lui rendent son identité, même s’il n’en comprend pas le message. Sans pouvoir encore le formuler, il ouvre la voie vers son véritable centre, où âme et corps ne font qu’un.

Il fait une nuit un rêve très différent de ceux dont il commence à avoir l’habitude et qu’il considère avec une indifférence froide. Ce rêve le replonge dans l’univers sinistre de sa jeunesse, lorsqu’il habitait chez son père et qu’il avait pour chambre une pièce obscure et mal aérée, aux murs gris et au mobilier composé d’un lit dur et d’un bureau en bois inconfortable. A l’âge de quinze ans, il avait réussi à récupérer et à faire fonctionner un magnétophone dont un camarade d’école voulait se débarrasser. Lorsqu’il était seul, il écoutait une musique très violente qui lui donnait la force de continuer à vivre et écartait ses idées suicidaires. Son père qui rentra un jour à l’improviste avait été si impressionné par la fureur des sons qui envahissaient sa maison qu’il avait eu pour seule réaction de lui interdire de provoquer à nouveau un tel vacarme, sans même détruire l’installation. Jules pense souvent que cette musique lui a sauvé la vie.

Dans son rêve, il se prépare à sortir pour aller assister à un concert de rock dont les musiciens ont très mauvaise réputation. Son père entre dans sa chambre et lui demande où il va. Il répond sans mentir. A sa grande surprise, son père rit et lui propose de l’accompagner. Ils partent ensemble. L’attitude de ce père indigne qui passe de celle du bourreau à celle du complice bouleverse Jules. Que signifie ce changement qui semble s’accomplir en lui de manière clandestine car au réveil, la haine enracinée dans son cœur est toujours aussi violente. Il est victime d’un tremblement incontrôlable en cherchant à trouver une parcelle de sentiment positif pour ce géniteur qui ne l’a jamais aimé.

Jules ignore que ce tremblement lui permet de reprendre contact avec des émotions tellement refoulées qu’elles le laissaient de marbre. Une volonté faite de raisonnement implacable lui a toujours permis de se tenir à distance de ses blessures. Il a rayé son enfance, changé de nom, oublié ce père détesté jusque dans son cercueil. Mais grâce à ce rêve, un long et difficile travail de réconciliation avec lui-même peut commencer à s’accomplir. L’essentiel est de savoir qu’une énergie paternelle positive s’installe et que la métamorphose est envisageable en lui. Il ne s’agit pas de pardonner à cet homme les tourments infligés mais de ne plus se laisser dévorer par des sentiments négatifs. Cette image de son père l’accompagnant au concert l’apaise et lui sert de refuge dans les moments d’extrême solitude, bien que le sentiment de haine sur lequel il a construit sa vie soit toujours aussi fort. Il refuse de penser que l’orphelin battu et méprisé puisse devenir un fils aimant par un simple caprice de l’inconscient. Mais ce que ce rêve lui transmet, c’est le désir de sortir. Sortir de cette chambre où il est retenu contre son gré et participer au concert de la vie. Il émerge de sa torpeur mais les mots qu’il trouve ne sont que des mots de révolte car ce sont les seuls qu’il connaît. Il veut prouver à ceux qui ont décidé de faire de lui un homme normal » qu’ils ont accompli leur mission mais il ne parvient à se faire entendre jusqu’à une nuit où ” il se trouve au bord d’un fleuve. Sur l’autre rive se trouve une femme inconnue qui danse et lui fait signe de le rejoindre. Elle est très belle et lui sourit. Puis il entend sa voix : « Vous devez danser Gilbert, sinon vous allez vous endormir ». Il ne peut résister à cet appel et s’engage sur un pont pour traverser le fleuve. Arrivé au-milieu du parcours, il se trouve devant un grand trou. Le pont est détruit et il est obligé de retourner en arrière tandis que la femme continue à l’inviter à la danse.”

Pourquoi ne peut-il répondre à cette invitation qui crée en lui une tristesse extrême ? Les rêves l’invitent à se débarrasser de ses masques de mort et à devenir vivant mais les blessures profondes et cachées ne sont pas guéries. Il risque toujours de disparaître au fond des ténèbres du désespoir. Durant la journée les paroles de la belle inconnue tournent dans sa tête. « Vous devez danser, Gilbert, sinon vous allez vous endormir. » Jules se souvient clairement qu’elle l’a appelé Gilbert. C’est pour lui une cause de grand désarroi. Il s’est débarrassé pour toujours de ce prénom trop douloureux. Il a perdu son identité de Gilbert. Il ne marchera jamais plus sur les tessons de bouteille qui blessaient ses pieds nus. Il s’est enfin chaussé de lourdes bottes qui lui permettent d’avancer sur des chemins de boue et de gravats où  la rosée du matin ne peut rafraîchir ses pieds fatigués, ni le va et vient des vagues au bord de la plage caresser ses chevilles. Ses bottes ne l’invitent pas non plus à danser. Son corps n’est pour lui qu’un objet de douleur qu’il a toujours cherché à protéger du contact dangereux des autres corps. Totalement occupé à fixer dans sa mémoire l’image de la jeune femme qu’il ne supporterait pas de voir s’estomper, Jules ne perçoit pas les paroles surprenantes qui sont prononcées par une voix inconnue à côté de son lit. Il ne réagit pas non plus lorsque s’élèvent dans la chambre les sons rythmés d’un instrument à percussion. Il se laisse prendre la main et tirer hors du lit sans résister. Il est debout, comme un automate et commence à se balancer d’un pied sur l’autre, porté malgré lui par la musique. La belle inconnue du rêve est en face de lui et l’invite à le suivre dans des mouvements légers du corps.

 Il n’a pas ouvert les yeux et dans son monde de rêve, il est seul, sans pensée morbide et sans peur.

La thérapeute qui a été appelée par le docteur Renaud pour tenter avec ce patient si difficile un traitement à l’aide des percussions est heureuse de ce résultat inespéré. Jules va-t-il enfin se réconcilier avec ce corps si longtemps méprisé ? De sa collaboration future dépend sa guérison. Lorsqu’il ouvre les yeux et constate que ce n’est pas la figure féminine de la nuit qui lui a pris la main pour l’entraîner dans la ronde mais une infirmière d’âge mûr, il se sent une fois de plus abusé. Sa déception est telle qu’il se jette sur le lit et ne retient pas les larmes de désespoir qui lui viennent aux yeux. Il quitte le monde de l’amour pour celui de la contrainte. Ce moment de lumière à la rencontre de son âme le rend si vulnérable que les bras maternels de la thérapeute deviennent un refuge pour l’enfant retrouvé. Après de longues minutes de silence, Jules qui ne connaît plus son prénom, prononce quelques mots d’une voix très faible. « Encore danser. »Danser de la terre aux étoiles, danser sa peine, danser sa joie, danser l’inexprimable et danser les retrouvailles. Il n’y a jamais de terme à la danse.

Dans son livre « The three only things », Robert Moss raconte le rêve que fit Arnold Steinhardt, premier violon du Guarneri String quartet. L’une de ses amies, encore très jeune, venait de mourir de manière tragique et la famille lui avait demandé de jouer la Chaconne de Jean Sébastien Bach lors des funérailles. Il connaissait bien ce morceau pour l’avoir interprété à de nombreuses reprises mais sa douleur face au décès de cette jeune fille le conduisit à se demander quelle était la manière dont la musique désirait être jouée. Il répéta le morceau durant de longues heures à l’aide d’un fac similé de la partition originale, écouta les enregistrements d’autres grands violonistes et rechercha des avis auprès de ses amis musiciens. Puis il rêva qu’il se trouvait dans le grenier de son amie où il avait l’habitude de jouer pour s’exercer. Petra, la jeune morte, monta l’escalier avec Bach et le lui présenta.Le musicien ne portait pas sa perruque et était vêtu de manière contemporaine mais son identité était claire. Quelle chance ! pensa le rêveur. Le maître lui-même pourra me conseiller. Steinhardt prit son instrument pour exécuter le morceau mais Bach écarta le violon. Il saisit les bras de l’interprète et commença à danser avec lui dans l’espace exigu du grenier. Il évoluait lentement, avec grâce, guidant les pas du violoniste tout en fredonnant le rythme de la Chaconne. Il apprenait à Steinhardt à danser la Chaconne.

 

A suivre: Chapitre 35 Saint-Petersbourg

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