Et puis lui reviennent les images insoutenables d'oisillons égorgés
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Au moment de franchir la porte de sortie de l’hôpital, Giovanni Pavese a fait demi-tour dans un élan incontrôlé. Une impulsion soudaine l’a conduit jusqu’au médecin de garde auquel il a fait une déclaration alarmante. « Le docteur Marcau est très fatigué. Je suis si heureux qu’il ait pu sauver Daniel. C’est un vrai miracle. Mais son évanouissement après l’opération prouve son état de faiblesse. Laissez-moi le temps d’informer ses proches qui se font beaucoup de souci pour lui car il est victime d’une grave dépression. Surtout, ne le laissez pas partir car il est capable du pire. »

Il a ajouté que s’il a pu le faire venir pour l’opération, c’est parce qu’il était au courant de sa présence à Lisbonne par un membre de sa famille. Surpris lui-même par sa réaction qui n’est qu’une amorce de la vengeance qu’il médite contre cet homme haï, le chanteur peut enfin prendre du repos après une journée qu’il n’oubliera jamais. Il a retrouvé une Chantal ressuscitée et il a failli perdre son filleul. Mais malgré  toutes ces émotions bouleversantes, c’est un sentiment de haine qui domine et qui provoque en lui une tempête dévastatrice. Il s’endort totalement épuisé dans un lit qui n’est pas le sien.

« Le ciel bleu se met à briller au-dessus de lui et il court dans un pré derrière son ballon rouge qu’il était si triste d’avoir perdu et qu’il vient de retrouver. Il le lance et le rattrape avec un plaisir tout neuf. Il y a si longtemps qu’il ne s’est pas senti aussi léger ! Et puis ses pieds quittent le sol et il se met à voler tout en restant proche du sol. Un petit lièvre détale devant lui et il s’amuse à le poursuivre. Sur la branche d’un arbre il remarque un nid où s’égosillent trois oisillons. Avec un parfait sang-froid il les saisit l’un après l’autre et les tue en serrant leurs cous minuscules entre ses doigts. Puis il continue à jouer avec son ballon. Un monstre  ressemblant à un homme préhistorique, tout nu, qui brandit une hache apparaît tout-à-coup et le menace en poussant des grognements effrayants. Totalement affolé, il cherche à s’enfuir mais reste bloqué, incapable de faire un mouvement. Au moment où le monstre va le saisir, il se réveille, mouillé de transpiration et reste immobile, terrorisé, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il ne court plus aucun danger. »

Il est sept heures du matin, il n’a dormi que quelques heures mais il se lève car il n’ose se rendormir, de peur de se retrouver face à ce terrible géant. Et puis lui reviennent les images insoutenables des oisillons étranglés. Il ne s’est jamais intéressé aux rêves car sa vie réelle accapare toute son énergie et ses journées très chargées ne lui laissent pas le loisir de se pencher sur les rares images de la nuit dont il se souvienne. Mais ce matin il doit absolument raconter celui qu’il vient de faire pour s’en libérer. Sans même prendre le temps de s’habiller, il descend dans la cuisine où Rosalia est en train de préparer du café.

– “Casimir dort encore, dit-elle après avoir salué Giovanni. Nous avons beaucoup pleuré hier soir et il a besoin de repos.”  Elle ne demande pas à son hôte comment il a passé la nuit et il comprend que Daniel accapare toutes ses pensées. Elle a déjà appelé l’hôpital et elle est rassurée ; son fils a bien réagi à l’opération et semble récupérer peu à peu ses fonctions vitales. On lui a demandé de ne pas venir ce matin car il se trouve encore en salle de réanimation mais elle pourra passer l’après-midi avec lui. Pour éloigner d’elle l’image de son petit garçon si actif qui doit apprendre l’immobilité, elle concentre toute son attention sur les gestes quotidiens de la préparation du petit-déjeuner. Si seulement elle pouvait souffrir à sa place!

Lorsqu’elle verse le café fumant dans la tasse du chanteur qui doit donner ce soir même un récital dans l’un des plus beaux théâtres de la ville, elle remarque ses traits tirés et son regard apeuré.

– Sans toi, Daniel serait….

Elle ne peut terminer sa phrase et se détourne brusquement pour dissimuler son émotion.

– Tu étais notre meilleur ami mais tu es maintenant un membre de la famille, poursuit-elle. Jamais nous ne pourrons te témoigner notre reconnaissance. Tu as trouvé l’homme qui a sauvé….

Giovanni l’interrompt brusquement.

– Oublions cet homme ! Je ne veux plus entendre parler de lui ! Le ton de sa voix est si rude que Rosalia se sent attaquée. Elle le regarde avec stupéfaction et lit le désespoir dans ses yeux. Il a l’air si triste qu’elle ne sait comment poursuivre la conversation car elle a peur de le voir s’effondrer. Elle n’a plus d’énergie pour le malheur. Toutes ses forces lui sont nécessaires pour se raccrocher à la vie qui continue.

– Ce soir, Rosalia, je vais chanter et je veux tout donner. Mais je dois chasser de mon esprit l’image des petits oiseaux morts. Laisse-moi te raconter, s’il-te-plaît.

Pour la mère si éprouvée, cette image n’est pas la bienvenue. Son petit à elle lutte contre la mort et elle devrait entendre des histoires de « petits oiseaux morts ». Cette fois la coupe est pleine et c’est sur un ton très sec qu’elle répond à celui qui n’est pas capable de la ménager que son mari a besoin d’elle. Elle sort de la cuisine en abandonnant un rêveur désorienté qui ne sait plus à qui se confier et laisse tomber sa tête entre ses mains.

Giovanni reste prostré, à moitié inconscient, entouré d’oiseaux qui volent autour de lui et qui tombent sans vie à ses pieds. Lorsqu’il veut se pencher vers eux pour les ramasser des clochettes se mettent à sonner qui bloquent son geste. C’est un carillon qui résonne dans la pièce et dont il ne peut discerner l’origine. Est-il en train de perdre la raison ? Puis il reconnaît l’air de la Flûte Enchantée de Mozart, ces quelques notes d’allégresse qu’il a toujours du plaisir à entendre. Cet air qu’il a choisi comme sonnerie de son…..téléphone ! C’est bien son appareil qui se manifeste. Qui peut bien l’appeler ce matin ? Il a tellement besoin de raconter son rêve qu’il décide que quel que soit son correspondant, il devra l’écouter.

– Allo ! Ecoutez-moi bien. Ce que j’ai à dire est très important. Et surtout, ne raccrochez pas ! Les petits oiseaux….

Violette qui perçoit ces paroles incompréhensibles n’a aucune intention de mettre fin à la conversation. Elle n’a pu s’endormir après l’énigmatique appel de la veille, elle veut en connaître les raisons immédiatement. La patience n’est pas sa vertu principale et lorsqu’un sujet la préoccupe, elle agit dans l’urgence. L’affection que lui a témoignée celui qu’elle considère toujours comme le fiancé de sa mère lui donne le courage d’entreprendre cette nouvelle démarche difficile. Mais les propos incohérents qu’elle entend ne lui facilitent pas la tâche. De quels oiseaux s’agit-il et que viennent-ils faire dans un dialogue qui n’a même pas débuté ?

– Giovanni, c’est Violette, a-t-elle le temps de glisser dans le silence qui suit les derniers mots du chanteur.

– Violette ! Mon petit ! Je suis si heureux de t’entendre ! Tu vas écouter mon rêve, n’est-ce pas ?

Sans lui laisser le temps de répondre le chanteur lui fait le récit du cauchemar qui le hante. Elle frissonne lorsqu’il étrangle les oisillons et l’horreur que lui inspire cette vision est plus grande que la terreur provoquée par le géant monstrueux. Mais sa propre expérience de travail sur les rêves avec Jeanne lui permet vite de comprendre que Giovanni se trouve confronté à des côtés inconnus de sa personnalité qu’il a toujours refoulés et dont il est en train de prendre conscience avec beaucoup d’effroi.

– Mises à part la peur et l’angoisse que vous ressentez, y a-t-il d’autres sentiments dans ce rêve ?

– Je suis très heureux d’avoir retrouvé mon ballon rouge.

Violette sourit et se plaît à penser que cette boule ronde, symbole de la totalité, de couleur rouge qui est celle de la vie pourrait bien la concerner. Mais ce n’est pas à elle à le suggérer.

– Avez-vous, dans les jours qui précédent le rêve, repris contact avec quelque chose que vous aviez perdu ?

Le silence qui suit la question est éloquent.

– Je t’ai retrouvée, toi, ma chérie.

Giovanni comprend que cette joie de vivre présente dans son rêve est bien réelle.Mais il ne peut en rester à cette image positive.

– J’étrangle des petits oiseaux, Violette, gémit-il

– Quel est le côté de vous que vous ne voulez laisser grandir ? Un aspect qui vient de naître et que vous étouffez ? En vous provoquant à vous-même une immense souffrance ?

– Je ne sais pas… Il a besoin de réfléchir en silence. La jeune femme n’est pas au courant des événements de la veille et il ne sait comment l’en informer. Mais il commence à y voir plus clair. En la quittant, il a pris la décision de tourner la page sur son passé et de ne plus jamais chercher à la rencontrer. N’est-il pas en train de se punir lui-même en ne s’accordant pas le droit d’aimer ? Au décès de Chantal, il s’était si violemment reproché de l’avoir abandonnée qu’il s’était jugé trop coupable pour connaître une nouvelle fois le bonheur d’une passion partagée. Il s’était condamné à la solitude. Mais rompre définitivement tout lien avec Violette dont il se sent si proche n’est-ce pas tordre le cou à un espoir tout neuf de renaissance ? N’est-ce pas ignorer une fois de plus le petit enfant en lui en le condamnant à une tristesse mortelle ? Giovanni est totalement abasourdi de constater le changement qui s’opère en lui à la suite de la question toute simple de Violette. L’horreur des images se dissipe car il sent que son énergie se concentre sur les soins qu’il veut donner à cet enfant qu’il ne cesse d’étouffer. Il a été si heureux d’entendre le nom de la jeune fille il y a quelques instants qu’il réalise à quel point il était cruel pour lui de la rayer de sa vie. Peut-il être pour elle le père attentif qu’il aurait pu devenir ou l’amant capable de la conduire vers son destin ?

Son long silence n’a pas été interrompu par celle qui a suffisamment de compétence pour respecter le processus qui se déroule dans l’âme du rêveur. Aussi n’est-elle pas surprise par la question qui suit.

– Le monstre, qui est-il ?

– Je ne peux que vous poser la même question, Giovanni. Les rêves sont construits sur les émotions récemment ressenties. Avez-vous eu l’impression de découvrir un aspect de vous qui vous a fait peur car vous ne l’aviez encore jamais rencontré ? Avez-vous eu un comportement que vous condamnez aujourd’hui ? Etes-vous effrayé de constater que vous êtes capable d’actes répréhensibles ? Je ne veux pas vous juger, vous savez, mais votre rêve semble le dire. Le monstre qui vous fait si peur se cache à l’intérieur de vous. Et si vous apprenez à le reconnaître, il deviendra moins dangereux. Aussi longtemps que vous n’êtes pas conscient de sa puissance, il agira dans l’ombre et vous dévorera. Lorsqu’elle se tait, le chanteur est accablé. Il constate qu’elle le soupçonne d’ignominies et en déduit que si elle a de lui une opinion si négative, il n’a aucune raison de poursuivre avec elle une relation vouée à l’échec.

– Elle tient ce côté méprisant et supérieur de son père, conclut-il. Elle n’est pas seulement la fille de Chantal mais aussi celle de cet homme qui ne recule devant rien pour arriver à ses fins. Et bien, maintenant, allez-y Docteur Marcau ! Là où vous êtes, vous ne pouvez plus nuire à personne !

A cette minute précise, les questions de la jeune femme prennent une brûlante actualité et les réponses sont d’une brutale évidence. Quelle est cette force maléfique qui l’a poussé à faire interner celui dont le talent unique a sauvé une famille du désespoir et de la mort ? Celui qui a redonné à un enfant une vie qui allait lui être ôtée? Quel plaisir monstrueux et primitif a-t-il ressenti en savourant à l’avance les tourments dans lesquels il a subtilement plongé le responsable de son malheur passé mais aussi de son bonheur d’aujourd’hui ? Il est atterré par la honte qui l’étreint face à ce comportement démoniaque, lui qui s’est toujours considéré comme un être de paix et de lumière. Incapable de répondre à la jeune femme dont il se sent à nouveau si proche, Giovanni marmonne quelques mots incompréhensibles :

– Pas réalisé ce que je faisais, hôpital.. opération… Daniel….merci Violette. Tu m’as beaucoup aidée. Sans toi je n’aurais pas pu chanter ce soir. Je t’embrasse très fort. Et il raccroche le téléphone. Abasourdie mais bien consciente du bouleversement provoqué par ses questions, Violette décide de laisser passer un peu de temps avant de rappeler. Elle a compris que le chanteur doit donner un récital et ne le dérangera plus.

 

A  suivre: Chapitre 34 Le concert de rock

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