“Je ne veux point te troubler dans tes rêves , ton doux repos par trop en pâtirait. Tu n’entendras pas résonner mes pas, sans bruit, sans bruit refermons la porte. Schubert Winterreise
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Le Dr Marcau n’a pas fermé l’œil de la nuit. Il a vu dans le regard de sa fille une telle détermination lorsqu’elle a mené son interrogatoire à propos de sa mère qu’il a pris la fuite avant de s’écrouler mais il sait qu’il ne pourra plus se dérober. Sa confession va éloigner de lui la seule personne qu’il aime. Elle va le transpercer de ses yeux d’acier et il se sentira poignardé. Face à sa fille, cet homme craint et respecté retrouve les mêmes angoisses que celles qui le saisissaient lorsqu’il entendait tourner la clé de son père dans la serrure et qu’il savait qu’il n’échapperait pas aux coups. Seulement cette fois, il en connaît la raison. Et la peur qui le brûle est intolérable. Il doit à tout prix éteindre ce feu qui va consumer sa raison. Au petit matin, il enfourne quelques vêtements dans une valise dans l’idée de s’éloigner, de se retrouver seul, d’avoir le temps de reprendre ses esprits et d’élaborer des stratégies de survie avant d’affronter Violette. Il est heureux que Géraldine passe quelques jours chez sa mère qui a de nouveau prétexté quelques maux imaginaires pour attirer sa fille à son chevet. Il inventera une consultation à l’étranger car il lui arrive d’être invité chez eux par de richissimes patients ne pouvant se déplacer.

Sa décision est prise. Il ne peut renvoyer l’opération prévue dans la matinée mais dès qu’il aura terminé, il se mettra en route pour l’aéroport où il prendra un vol de dernière minute. Peu importe la destination.

Après le départ de Violette, Giovanni est resté longtemps immobile, dans un fauteuil, comme transformé en statue de pierre. Les heures ont passé et lorsqu’il s’est relevé l’obscurité avait envahi la pièce. La vision de Chantal, vivante, en face de lui, a ranimé en lui des sentiments dont la violence le terrasse. Il s’écroule sur son lit et s’endort immédiatement. Au matin, c’est avec le souvenir très précis d’un « grand rêve » qu’il ouvre les yeux. Un de ces rêves décrits par C.G.Jung qui nous mettent en contact avec les niveaux les plus profonds de notre être. Il n’a jamais porté une attention particulière à ces images nocturnes mais ce matin il est saisi par l’énergie qu’il en retireIl se trouve dans une cathédrale gothique et voit sur un vitrail majestueux une rosace dont les verres multicolores brillent au soleil. C’est un spectacle d’une telle splendeur qu’il ne peut croire que sa seule imagination ait été capable de le créer. D’où vient la source de cette lumière dans laquelle il baigne d’un bonheur surnaturel et qui continue à l’envelopper à son réveil en chassant sa tristesse ? Il ignore que cette figure en forme de cercle est une image d’équilibre qui relie le rêveur au centre de sa personnalité. Des images de mandalas se produisent spontanément dans des périodes de trouble et sont annonciatrices d’une réconciliation intérieure. L’émotion que ressent le chanteur est si profonde qu’il voudrait pouvoir en parler à quelqu’un. Mais il est seul, plus seul que jamais après le mensonge qu’il s’est senti obligé de dire à Violette. Lorsqu’il a compris l’horrible vérité au sujet de la mort de Chantal survenue des années après qu’elle lui ait été annoncée, il n’a pas voulu détruire la jeune fille par vengeance envers son père. Il veut oublier ce qui s’est passé les jours précédents et plus jamais il ne reviendra dans ce pays où les souvenirs le torturent.Il va prendre un riche petit déjeuner qui lui donnera l’énergie de quitter cet endroit et poursuivre sa route au plus vite .Dans le décor somptueux de la salle-à-manger, Giovanni choisit une table au bord de la grande baie vitrée et s’intéresse aux voiliers qui glissent dans la bise du matin. La beauté du spectacle qu’il contemple le replonge dans les images de son rêve et le berce hors du temps

Il y a dans la Bible un songe resté célèbre, celui de l’échelle de Jacob. Jacob est dans une situation désespérée. Il a trompé son père Isaac qui est aveugle avec la complicité de sa mère, Rebecca, en se faisant passer pour son frère aîné Esaü. Isaac lui a donné la bénédiction qui en fait son héritier et lui transmet les droits de maître de la maison. Mis au courant de la situation, Esaü est rempli d’amertume et décide de tuer Jacob qui s’enfuit pour échapper à sa colère. Il est condamné à errer dans le désert et ne sait s’il pourra un jour rentrer à la maison. Complètement découragé, il se couche dans le sable et fait un rêve. Il voit une échelle dont le sommet atteint le ciel. Des anges y montent et y descendent. Et Yahvé lui dit : « Je suis Yahvé, le dieu d’Abraham ton père et le dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je te la donnerai ainsi qu’à tes descendants. Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras et te ramènerai en ce pays car je ne t’abandonnerai pas. »

Ce rêve a un effet très positif sur Jacob car il lui donne la certitude que Dieu l’accompagne et l’aide. La prière et la réflexion n’auraient pu à elles seules susciter en lui le courage dont il se sent animé. Sa peur serait restée présente et paralysante. Au réveil, il est un homme nouveau.

Le rêve de Giovanni lui donne, comme à Jacob, le sentiment d’être sorti de l’abîme de tristesse dans lequel il était plongé. Il veut chanter et être source de bonheur pour ceux qui l’écouteront. C’est ainsi qu’il poursuivra sa route, même si la solitude doit être sa seule compagne.Le choc de la tasse de café que le garçon dépose sur le marbre de la table le rappelle à la réalité. Ragaillardi, il étale du beurre sur un petit pain doré et se délecte de la première bouchée. Une gorgée de café brûlant le comble de bien-être. Il ferme les yeux pour mieux apprécier ce moment et ne remarque pas la silhouette qui vient de pénétrer dans la salle-à-manger. C’est celle d’une jeune femme vêtue d’une veste rouge et d’un pantalon noir qui jette autour d’elle des regards anxieux. Elle se dirige vers le maître d’hôtel et lui murmure quelques mots à l’oreille. L’homme lui répond à voix basse et elle le remercie d’un signe de tête. Elle se retourne en direction de Giovanni et sursaute en l’apercevant près de la fenêtre. D’un pas ferme elle avance vers lui et sans y être invitée, s’assied à sa droite. Le bruit de la chaise qui glisse sur le sol sort le chanteur de son monde enchanté. Il ouvre les yeux et se dresse d’un bond. Il ne sait s’il est plongé dans un mauvais rêve ou si Chantal est vraiment là. Incapable de prononcer un mot, il finit par marmonner: « Asseyez-vous » Cette courte phrase provoque une réaction très vive chez Violette qui se relève instantanément comme piquée par une guêpe; leurs visages ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Ils restent muets durant un l’un de l’autre. Ils restent muets durant un court instant puis les bras du fiancé s’ouvrent et la petite orpheline s’y blottit à nouveau en silence. Ils peuvent enfin ressusciter le souvenir de la défunte qui leur a tellement manqué et dont ils savent dans le secret de leurs cœurs qu’elle ne les a pas abandonnés. Ils se sont trouvés, ils vont se reperdre mais ils ressentent tous deux le besoin de passer ensemble les quelques moments qui leur sont encore offerts.L’heure du départ est arrivée bien que ni l’un ni l’autre ne puisse se résoudre à une séparation qu’ils savent définitive. Lorsque l’on vient annoncer à Giovanni que le taxi l’attend, Violette se lève et décide de l’accompagner à l’aéroport. Elle veut le voir s’envoler pour le faire sortir officiellement de sa vie, pour éliminer les regrets. Le chanteur qui n’osait le lui proposer est très heureux de sa décision. Il fait descendre ses bagages, prend congé de la directrice de l’hôtel qui est surprise de le trouver en compagnie de la fille du Dr Marcau et tous deux montent dans le taxi qui va les conduire à Genève. Karl, le chauffeur est intrigué par les deux passagers qui n’ont pas prononcé un mot depuis le départ et se serrent l’un contre l’autre en ne cessant de se fixer, comme si leur sort était suspendu à ce regard. Il est impossible de déterminer la nature de leur relation mais il ne s’agit certainement pas d’un père et de sa fille. L’homme a posé sa main sur le genou de sa voisine qui appuie sa tête sur son épaule. Ils sont si magnifiquement seuls que parler devient un sacrilège et le chauffeur évite même de faire du bruit en changeant les vitesses. Il roule le plus silencieusement possible et ne sait s’il osera rompre ce silence lorsqu’il arrêtera la voiture.

Soudain du plus intime de l’être humain monte une sourde complainte tel le murmure d’un ruisseau. C’est l’homme qui chante. Et Karl dont la mère était allemande saisit le sens des paroles :

« Je ne veux point te troubler dans tes rêves,

Ton doux repos par trop en pâtirait.

Tu n’entendras pas résonner mes pas

Sans bruit, sans bruit, refermons la porte. » (Schubert Le voyage d’hiver)

La jeune fille reste silencieuse lorsque son compagnon se tait. Elle n’a pas bougé et ses yeux se sont fermés. Elle semble endormie et Karl qui la voit dans son rétroviseur la trouve très belle.

Comme si elle émergeait d’un monde imaginaire, Violette répond enfin à la mélopée de son voisin en reprenant l’air « Yesterday » que Paul mac McCartney a retranscrit après l’avoir entendu en rêve.

« C’était hier, j’étais une petite enfant sans mère, mes yeux ne s’étaient pas ouverts, ô je vivais dans le désert ! C’était hier, je ne connaissais que mon père, vous êtes aujourd’hui près de moi, ô dans vos bras il fait si clair. Chantal nous aimait mais elle avait un secret. Elle est dans nos cœurs lumière de nos destins. C’était hier et soudain vous êtes devant moi, ma vie prend un nouveau tournant, ô je veux chanter aujourd’hui. »

L’homme et la jeune femme sont à nouveau face à face et leurs regards se perdent dans un lieu où personne ne peut les rejoindre. De leurs épaules tombe une armure trop pesante qu’ils échangent contre une tunique légère. Violette esquisse un sourire que son compagnon lui rend et ils restent tous deux immobiles jusqu’au moment où la voiture s’arrête devant le quai de l’aéroport. Giovanni se penche vers sa compagne, dépose un baiser sur son front avec une infinie tendresse et sort du taxi. Elle ne le quitte pas des yeux, avec une paix immense dans le cœur. Après un bref échange avec le chauffeur, le chanteur règle le montant de la course et s’éloigne sans se retourner.Ils ne prêtent aucune attention au passager qui descend de la voiture arrêtée derrière eux, qui a tué l’amour de l’un et donné la vie à l’autre.

 

A suivre: Chapitre 28 L’amour courtois

Commentaires (1)

We

Webstory
22.02.2017

Une histoire vraie et surprenante sur l'importance des rêves dans notre vie. A commencer au début... Le rêve de Violetta: Chap.1 Le lion est mort ce soir

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