“Tous les matins j’esquissais dans un carnet un dessin en forme de rond…”Jung
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L’étang n’est plus gelé. Après un hiver qui a été si long qu’il semblait vouloir ne faire qu’un avec l’hiver suivant comment imaginer la montée de la sève du printemps et l’éclat de la lumière de la moisson ? Dans des temps où chaque bulletin d’informations, chaque magazine, chaque conversation anonyme nous menacent de l’apocalypse, comment croire encore à une saison où les oiseaux chantent, les abeilles butinent, les roses embaument et le soleil réchauffe ? Et pourtant, cette eau débarrassée de son manteau de glace qui scintille dans le petit matin donne à Jeanne le sentiment que rien n’a changé, que le jardin va retrouver bientôt sa splendeur et que la vie peut continuer. Elle peut contempler sans se lasser la surface lisse et brillante de l’étang où fleurissent des nénuphars et dansent les libellules. Mais la violence et la grandeur des cascades la fascinent. L’eau qui tombe n’est jamais la même, et rien n’est prévisible dans ce spectacle.De même pour les rêves : on ne sait jamais dans quelle direction ils nous entraînent et quels sont les risques que l’on prend. Nous pouvons être confrontés à des aspects totalement inconnus de notre personnalité qui font pourtant la loi à l’intérieur de nous et déterminent nos réactions. Avec la même passion que suscite en nous la recherche du coupable dans un roman policier, le travail sur les rêves nous entraîne à la découverte de la face cachée de notre nature authentique qui veut être reconnue. Jeanne n’a jamais oublié cette rêveuse dont il était difficile de faire une description, tant elle était anonyme. Signe particulier, néant.Elle prenait grand soin de sa petite maison, plantait quelques fleurs dans son petit jardin et recevait sa petite famille le dimanche à midi pour un repas invariablement composé d’un gâteau à la viande, qu’elle nomme tourte du berger, de légumes etd’une tarte aux pommes. Tout était en ordre dans sa vie et elle ne semblait s’animer que

lorsqu’elle parlait de son chat . Elle ne l’abandonnait que pour se rendre à sa séance de travail sur les rêves, démarche qu’elle avait entreprise au moment où ses deux fils avaient quitté la maison; l’un s’était engagé sur un bateau de pêche dans le Grand Nord et l’autre traversait les Indes sac au dos. Ils donnaient rarement de leurs nouvelles mais parfois ils étaient présents dans les rêves de leur mère et elle aimait parler d’eux avec Jeanne. Elle ne savait le faire sans se dénigrer en permanence.

« Comment pouvez-vous perdre votre temps avec quelqu’un d’aussi terne que moi » demandait-elle au début de chaque séance, sans bien sûr, écouter la réponse. « Je n’ai rien à dire, ni rien fait qui puisse présenter le moindre intérêt. D’ailleurs, je ferais mieux de ne plus revenir. Vous seriez ainsi débarrassée d’un poids encombrant ». Jeanne ne protestait même pas. Il fallait de la patience et elle en avait.Un jour Henriette arriva un peu plus vivante que d’habitude : « J’ai fait un rêve mais il est nul. Je ne sais pas si je vais vous le raconter. » Son attitude était en contradiction totale avec ses propos car il était clair qu’elle ne pouvait plus attendre d’en parler. Jeanne dut cependant la prier poliment de le faire avant qu’elle ne se mette à le raconter:

“C’est dimanche, je suis dans ma cuisine et je prépare le repas habituel pour ma famille. Vous voyez comme c’est banal. Dans la salle-à-manger, qui n’est pas celle de ma maison, il y a une grande table ronde autour de laquelle sont assis de nombreux inconnus . Ils ont faim. Je pose la nourriture que j’ai cuisinée sur un grand plat rond et je sers tout le monde. Les convives se régalent et me remercient. Ils paraissent très contents.”

Jeanne a de la peine à garder son calme et ne laisse rien paraître de l’émotion qu’elle ressent à ce récit. Elle ne lutte plus contre une sensation de découragement mais contre une euphorie qu’elle ne peut encore exprimer. Le travail sur le rêve commence, comme à l’habitude.

« Vous êtes dans un lieu que vous ne connaissez pas ? »

« Oui mais je m’y sens comme chez moi. J’y suis à l’aise. »

Découvrir de nouveaux espaces est l’un des charmes du monde du rêve. Le lieu inédit est souvent magnifique, étonnant ou spécial. C’est une image qui survient lorsqu’un aspect caché de la personnalité est sur le point de se révéler. – Les personnes qui sont autour de la table, vous sont-elles familières ? – Il me semble que les membres de ma famille sont là .Mais il ya aussi de nombreux inconnus. – Vous les nourrissez tous ? – Oui et ils sont très contents. Contacter une énergie suffisante pour nourrir à satiété toute une compagnie ne peut que réjouir le bénéficiaire du message de l’inconscient. Mais il est trop tôt pour savoir de quelle énergie il s’agit.- Pouvez-vous me dire si vous aviez ressenti une émotion spéciale dans les jours précédant la nuit où vous avez fait ce rêve ? –

Non. Ma vie se déroule sans événement spécial. C’est la routine, chaque jour ressemble aux autres. Elle va se lancer dans la description d’un programme fixé de manière définitive et auquel seuls d’hypothétiques événements inattendus peuvent apporter des modifications.

Mais Jeanne ne la laisse pas gaspiller le temps qui lui est imparti. elle répète sa question:- Êtes-vous certaine que vous n’avez pas vécu un moment particulier ? Essayez de vous souvenir de ce que vous avez fait peu avant le rêve. Henriette réfléchit puis se frappe le front du plat de la main.- Mais oui. Je suis allée à un concert d’orgue à la cathédrale avec une amie. C’était très beau. – Pouvez-vous parler de ce que représente pour vous la musique ? A ce moment, les yeux d’Henriette se mettent à briller d’une intensité nouvelle :- Lorsque j’étais jeune, je jouais du piano. Et puis, avant mon mariage je jouais de l’orgue. Le dimanche, à l’église j’accompagnais le chœur. Toute la semaine j’attendais ce moment. Avec le premier enfant je ne pouvais plus m’absenter pour les répétitions. J’ai démissionné de mon poste. Nous avons déménagé et changé de paroisse et je n’ai plus touché un clavier. Une tristesse proche de la détresse peut se lire dans le regard de la rêveuse. Elle n’en dit pas plus. Cette souffrance trop refoulée pour être exprimée doit être apprivoisée.  Mais vous avez continué à faire de la musique?  demande doucement Jeanne.Isolée dans un lieu inaccessible, la rêveuse ne semble pas entendre la question.- A la maison, lorsque vous êtes seule, vous vous asseyez au piano et vous jouez. Personne ne peut vous entendre mais vous puisez dans votre instrument la force d’être la compagne, la mère, la voisine, tous ces rôles que vous remplissez mais qui ne donnent pas de vous l’image de celle que vous êtes vraiment. Votre prière s’élève vers le ciel, c’est votre âme qui s’exprime et vous êtes heureuse.

La petite fille en vous chante et elle se sent consolée de sa terrible solitude. Henriette lève la tête. Elle est trop émue pour parler. Jeanne la trouve belle, très belle. Un être humain a pris place dans le fauteuil où se trouvait il y a quelques instants encore une consommatrice esclave d’une société matérialiste. Cette femme a une flamme dans le regard et la qualité de l’air a changé.- Pourriez-vous jouer à nouveau de l’orgue à l’église ? demande Jeanne. Elle ne pose pas cette question sans raison car l’un de ses meilleurs amis est titulaire du poste d’organiste de la cathédrale. Le rêve d’Henriette laisse clairement penser qu’elle a le talent de nourrir toute une assemblée. Il serait de toute manière intéressant de la présenter à ce musicien qui cherche justement quelqu’un pour le seconder.

Cela fait plusieurs années que la rêveuse anonyme et banale joue de l’orgue à la cathédrale. Elle accompagne les services du dimanche et donne des concerts qui sont toujours appréciés par un public qui a appris à l’aimer. Sa famille, très fière d’elle, lui témoigne une affection profonde. Sa vie a été transformée par une tourte servie dans un plat rond sur une table ronde.Ce sont ces différents cercles qui ont surtout attiré l’attention de Jeanne.En sanscrit, cercle se dit mandala. Il s’agit d’une forme basique dont les premières représentations datent du paléolithique. Ces dessins circulaires gravés dans le roc sont âgés d’environ 25 à 30’00 ans, bien avant l’invention de la roue.Lorsque des mandalas apparurent dans les rêves de Jung, il fut saisi de l’envie de trouver la signification de ces images.

“Tous les matins, j’esquissais dans un carnet un dessin en forme de rond, un mandala, qui semblait correspondre à ma situation intérieure. En m’appuyant sur ces images, je pouvais observer jour après jour les transformations psychiques qui s’opéraient en moi. Je vis que tout le chemin qu’il me fallait accomplir convergeait vers un certain point, celui du milieu. Je compris que le mandala exprime le centre , il mène vers l’individuation.” Pour lui, l’individuation fait d’un individu donné, l’être que, une fois pour toutes et en lui-même, il doit être. De ce fait,il ne deviendra pas égoïste ou égocentrique. “Dans la mesure où l’individu humain est composé d’une foule de facteurs universels, il est totalement collectif. L’individuation est aux antipodes de l’individualisme.” (C.G.Jung: Dialectique du moi et de l’inconscient.)

Jeanne est profondément touchée par les ressources insoupçonnées qui peuvent se dissimuler sous les traits les moins attirants. Lorsqu’elle croise dans la rue une personne que rien ne distingue des autres, elle doit résister à l’envie de lui demander ce que lui disent ses rêves. Et elle se met à l’aimer en imaginant une richesse intérieure l’emportant de loin sur la banalité extérieure.

 

Cela fait plusieurs semaines que Violette n’a pas repris contact avec Jeanne qui serait heureuse d’avoir des nouvelles de ses examens. Elle espère la revoir prochainement.

 

A suivre: Chapitre 5 La pneumonie de Violetta

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