Tous les mercredi, un jeune homme reçoit une femme dont les motivations lui restent obscures.
Reprendre la lecture

Longtemps après, un samedi au marché aux puces, Hugo croise une femme qui, avec ses yeux indifférents et son manteau couleur cendres, lui fait penser à Caly.

Le temps d’un instant, l’envie de suivre cette inconnue est presque irrésistible, et l’envie de lui demander brutalement ce que Caly voulait vraiment tous ces mercredi après-midis où elle venait chez lui, presque insupportable.

Comme à l’époque, il baisse le regard et l’attend. Quand il lève les yeux, elle n’y est plus.

Il avait été dans sa deuxième année d’études. Avant Caly, il se rappelle de belles journées sans fin, de rêvasseries et de balades sans destination précise, d’après-midis passés assis par terre dans son studio, observant comment la fumée de sa cigarette changeait de teinte quand elle traversait les rayons de lumière, sentant sous ses cuisses la chaleur du soleil que le parquet avait absorbé.

Après elle, le froid s’était installé en lui pendant longtemps.

Il l’avait rencontrée quand il avait donné des cours pendant l’été à son fils, un garçon de sept ans qui se cachait derrière d’énormes lunettes, parlait peu et semblait souvent distrait. Le travail était facile : pendant quelques heures le mercredi après-midi, il faisait des exercices avec le petit et lui enseignait un peu d’anglais. Hugo avait l’impression qu’ils s’ennuyaient mutuellement l’un avec l’autre ; lors du dernier cours, juste avant la rentrée, il avait été étonné de constater que le garçon semblait triste de lui faire ses adieux.

Il avait toujours eu l’impression que Caly ne le regardait jamais. Il la trouvait indéchiffrable et impressionnante. Elle était toujours impeccable, élégante et froide, à l’instar de l’immense appartement à Champel où elle habitait avec son mari et son fils. Il n’osait pas lui dire plus que Bonjour Madame et Au revoir Madame. Pourtant, plus tard, ce ne serait pas les interminables heures passées avec le garçon qu’il retiendrait, mais les échos du parfum de la mère dans les pièces qu’elle venait de quitter.

Il lui semblait qu’elle lui parlait pour la toute première fois quand, après le dernier cours, elle lui avait dit, Je vous prie de m’excuser, je n’ai pas pensé prendre votre argent ce matin. Trop timide pour se plaindre, il s’était retourné, prêt à partir, plus honteux pour lui-même que pour elle, quand elle avait ajouté, Je l’apporterai chez vous mercredi prochain à quatorze heures trente.

Il n’avait pas osé répondre. Sans un autre mot, elle l’avait accompagné à la porte.

Pendant toute la semaine, il avait souffert une agitation incontrôlable à l’idée qu’elle venait. Il se disait qu’elle ne rentrerait sans doute même pas dans son studio minable, qu’elle ne resterait même pas le temps de laisser l’empreinte de son parfum dans l’air. Mais toutes ses pensées étaient occupées par elle.

Il passa le mercredi suivant à espérer qu’elle serait en retard ou qu’elle oublierait carrément de venir. Rasé et habillé avec un soin inhabituel, il avait essayé de se mettre au travail sans succès, ne voyant sur les pages que des lignes floues, impossibles à lire.

Il entendit les deux petits coups secs et précis frappés à la porte à quatorze heures trente exactement.

Elle était rentrée sans lui dire bonjour et, sans hésitation, elle s’était dirigée vers le lit, qui prenait presque toute la place dans son studio. Tout en marchant, elle avait laissé glisser son manteau, puis sa robe, de ses épaules. Elle avait enjambé les tissus abandonnés sans ralentir et l’avait regardé par-dessus son épaule sans dissimuler son impatience.

Avant de le quitter, elle avait mis une enveloppe sur son bureau. Puis elle l’avait regardé pour la première fois droit dans les yeux et lui avait dit, On se verra mercredi prochain. Il n’avait pas osé lui demander l’heure. Le mercredi suivant, il avait eu tellement peur d’avoir mal compris qu’il n’était pas sorti ; il lui avait fallu attendre quatorze heures trente sonnantes pour comprendre que déjà elle prenait leur rendez-vous pour acquis.

Dans la première enveloppe, il avait trouvé beaucoup plus d’argent que ce qu’elle lui devait pour les cours. Au début il n’avait pas compris, puis il avait essayé de se persuader qu’elle s’était trompée. Il n’avait pas dormi pendant toute la semaine.

Le deuxième mercredi, quand elle avait commencé à enlever son manteau, il avait essayé de l’embrasser pour lui montrer qu’elle n’avait pas besoin d’acheter sa tendresse. Elle l’avait repoussé brusquement.

Déshabillez-vous et couchez-vous par terre, avait-elle dit d’une voix glaciale. Une fois qu’il avait obéi, elle était venue, toute habillée, sur lui.

De nouveau, elle avait laissé une enveloppe sur son bureau. Dans une dernière tentative de les convaincre, tous les deux, qu’elle avait simplement mal compris, il avait commencé à dire, Je ne veux pas d’argent pour ça, je le fais par… Son silence glacial et sa façon de poser le bout de ses doigts sur l’enveloppe, comme si elle la fixait en place, avait gelé le mot « amour » dans sa bouche.

Elle avait claquée la porte sèchement derrière elle et il avait écouté ses talons aiguilles résonner dans la cage d’escalier. Il s’était demandé, abasourdie, pourquoi elle ne prenait pas l’ascenseur. Puis, soudain, il avait été saisi par la peur qu’elle ne revienne plus. Le mercredi suivant, il lui avait été tellement reconnaissant d’être revenue qu’il n’avait plus jamais mentionné l’enveloppe, bien que ce petit rituel lui donnait la sensation d’une chute incontrôlée et interminable.

A présent il ne se rappelle plus pendant combien de mois ces mercredi après-midis ont duré. Il lui semble que c’était toujours l’hiver, qu’il avait toujours froid, que le ciel était d’un gris pesant quand elle arrivait, et que les réverbères inondaient le lit défait de leur lumière orangée quand elle le quittait; que le lendemain, il se réveillait toujours avec les membres froids et engourdis et que l’enveloppe remplissait son champ de vision malgré tous ses efforts d’éviter de la regarder. Il ne la touchait souvent pas pendant deux ou trois jours et ensuite il dépensait le contenu dans une sorte de panique, comme si l’argent allait lui tâcher les doigts.

Et il souhaitait que le temps passe, jusqu’au prochain mercredi.

Malgré la régularité de leurs rendez-vous, elle restait une énigme pour lui. Elle ne voulait pas qu’il l’embrasse et ne lui parlait presque pas. Elle avait un rituel particulier : elle l’obligeait à la regarder pendant qu’elle se rhabillait. Il n’avait jamais vu une femme s’habiller aussi langoureusement, et pourtant c’était tout le contraire d’une séduction. Il lui semblait plutôt que, par ses mouvements sensuels, elle effaçait l’amour qu’il venait de lui faire. Après chaque rendez-vous il se sentait comme si une partie de lui avait disparu. Son incapacité à lui désobéir le dégoûtait; il se demandait si elle ressentait ce même dégoût à son égard.

Un samedi, incapable de se concentrer sur l’exposé qu’il devait rendre la semaine suivante, il était sorti dans une tentative de se changer les idées, et s’était trouvé au marché aux puces.

Il se rappelle que c’était l’automne, ou peut-être le printemps. Contre un ciel d’argent, les tilleuls nus se dessinaient avec des lignes cruelles découpées avec une précision de lame de rasoir. Il observait distraitement les gens qui manipulaient fébrilement des objets qui lui paraissaient sans sens ni fonction. La foule l’emportait là où elle voulait. Il se sentait aussi frêle et impuissant qu’une feuille dans la bise.

Devant une brocante, il s’arrêta, sans trop savoir pourquoi. Un grand miroir avait été posé contre une armoire en bois massif. Il avait l’air ancien, avec un cadre épais en bois peint pour ressembler à un métal jaunâtre. Il avait été positionné à un angle qui faisait qu’il ne reflétait pas les passants. Tout ce qu’Hugo pouvait y distinguer était un arbre nu, un ciel vague, une traînée de longs nuages indécis. Un monde parallèle, pensait-il, dans lequel il avait la force de se refuser à Caly et dans lequel c’était elle qui se rendait à lui.

A ce moment il tourna la tête et elle était là.

Elle portait un manteau élégant, couleur cendres, et tenait par le bras un homme. Hugo n’avait jamais vu son mari, mais quelque chose dans leur position lui faisait penser que c’était lui.

Elle fixait le miroir d’un regard froid, distant, calculateur ; puis, soudain, elle le fixa de ce même regard. Elle paraissait sans crainte que son mari s’aperçoive de son attention. De fait, l’homme le regarda également, mais brièvement, comme s’il avait été un objet inanimé et sans intérêt.

Hugo l’entendait dire à Caly, Mais où est-ce qu’on le mettrait, ce miroir ? – on n’a plus de place pour ce genre de chose.

Ses yeux toujours plongés dans ceux d’Hugo, elle répondit, Oui, c’était juste une petite folie. Tu as raison, nous n’en avons pas besoin.

Hugo pensa, tu n’as pas d’âme. C’est pour cela qu’on ne te voit pas dans le miroir. Puis il pensa, Alors moi non plus.

Il les avait regardés s’éloigner et ses pensées étaient comme des gouttes de sang.

Le mercredi suivant à quatorze heures trente, il n’avait pas ouvert quand il avait entendu frapper à la porte. Elle n’avait frappé qu’une fois. Il avait compté les secondes – 74 – et puis il avait écouté les talons aiguilles dans l’escalier. Les trois mercredi suivants, à partir de quatorze heures, il avait laissé la porte entrouverte. Elle n’était jamais revenue.

Il prit l’habitude d’aller tous les samedi au marché aux puces. Pendant quelques semaines, il trouvait toujours le miroir chez la brocante. Désormais il reflétait les passants, mais Hugo ne trouva jamais le courage de s’y regarder.

Puis, un jour, le miroir ne s’y trouvait plus. Il aurait voulu demander au vendeur qui l’avait acheté, mais il n’avait pas trouvé le courage.

Commentaires (1)

SV

Stella Vaime
29.09.2015

Bonsoir Hélène, ton excellent sens de la narration est toujours là. J'ai bien aimé que le miroir se fasse attendre. Merci, Miss Page!

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire