Le regard du squelette

Un étrange souvenir d'adolescence. Vous n'aimez pas les TP de Biologie? Emma non plus. Enfin, jusqu'à ce jour étrange où...
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Le monde des objets est silence. Et l’immobilité  parfois signe de présence.

 

Le robinet goutte dans le silence. Ploc, ploc… Ses sons réguliers ne parviennent pas à troubler la pénombre poussiéreuse de la pièce close. Les cris des enfants et adolescents qui jouent dans la cour, juste derrière, paraissent étrangement lointains, comme étouffés, mais ils résonnent, et le son reste suspendu dans l’épaisseur de l’air.

Des étagères blanches courent le long du mur, au fond de la salle, et des meubles fermés attendent qu’on les ouvre pour exposer, dans le grincement de leurs portes, bocaux, scalpels et autres pinces de métal gris.

Des oiseaux empaillés, emprisonnés dans des cloches de verre se dressent sur les étagères, près d’un aquarium dont l’eau est croupie depuis longtemps et qui tente de capter un peu de lumière jaune sous un store gris: le soleil ne pénètre pas souvent ici, et la ménagerie surnaturelle qui y dort, yeux de verre ouverts, attend en silence de retrouver le mouvement.

 

Soudain, les néons tremblotent et tout s’illumine d’une lueur métallique. Le carrelage du sol et des plans de travail, les lavabos blancs, aussi blancs que la lumière crue et artificielle, qui tombe des néons dont le grésillement léger trouble à peine le silence.

Les images aussi ont perdu toute vie. Des panneaux de carton jauni, accrochés aux murs et au tableau, représentent diverses parties du corps humain, muscles et organes dessinés en grand et gros plan, dans des violets, jaunes et gris.

Au-dessous, d’impressionnants microscopes gris attendent, étranges insectes repliés sur eux-mêmes. Peut-être ce matin leur apportera-t-il une proie à glisser entre leurs lamelles de verre et de métal? Un frisson parcourt les étagères.

Dans plusieurs bocaux trempent des plantes maladives ; les autres, poussiéreux, sont vides. Et, posés ici et là, des cailloux de toute sorte, gris et noirs,  des ossements indistincts, animaux ou humains, d’un jaune blanchâtre. Et, de l’autre côté de la salle, couvrant tout un mur, le tableau d’un gris verdâtre, comme l’arbitre de cet étrange monde immobile.

 

Et puis il y a lui. Pendu à droite du tableau. Un squelette en suspens entre le mur, les carreaux du sol et le plafond. Immobile, il se tient là depuis toujours, avec le même sourire fixe, inexpressif, mais railleur.

 

Le tremblotement des néons indique que quelque chose va se passer. Les bruits de la cour s’effacent: les enfants retournent en classe. Alors, soudain, la porte s’ouvre à la volée et toute une troupe pénètre en chahutant dans la salle de biologie, précédée de son professeur à l’air revêche, violant le silence épais des étagères et microscopes. Indifférents au décor, les élèves s’installent dans le vacarme des règles, trousses, cahiers et des sacs que l’on pose, au milieu des bavardages et des « chut ! » du professeur. Alors, les élèves s’asseoient et, dans le silence retrouvé, le professeur en blouse blanche commence le cours.

 

Elle est assise au bord de la rangée, comme toujours. Isolée, un peu perdue au milieu des chuchotements. Elle ne rêve pas de silence, pourtant. Elle rêve de mots, d’histoires, et… de rêves, tout simplement.

Depuis la rentrée, depuis son arrivée dans ce lycée, si grand par rapport au petit collège familial où elle était, elle ne me sent jamais bien. Elle a pourtant essayé de se lier avec quelques filles de la classe, mais ce qu’elle a naïvement pris pour de l’amitié n’était en réalité que la bonne éducation de jeunes filles bien élevées, habituées depuis longtemps à cet établissement privé. Difficile de s’y intégrer.

Et puis, pour la première fois, elle doit se lever tôt, prendre le train, le bus. Des trajets qui sont l’occasion de rêver, petite coupure entre deux mondes, entre la famille et le lycée, les cours et les devoirs. D’ailleurs, en quelques mois, elle s’est fait des « amis de train », des jeunes qui prennent le même train puis le même bus qu’elle, voyageant dans le dédale de ces petites villes de banlieue. Parmi eux, un élève de Terminale, un Vietnamien qui lui réexplique parfois les maths qu’elle ne comprend pas en classe. Oui, parce que, les maths au lycée, ça n’a plus rien à voir avec le collège. Le monde est devenu abstrait entretemps. Désormais, ces bons vieux Thalès et Pythagore ont été remplacés par des « fonctions-effe-de-ixe » et les triangles par d’étranges courbes aux noms poétiques mais sibyllins. Emma a pensé qu’il y avait peut-être de la magie là-dedans, et que si elle apprenait la formule, cela irait mieux, mais elle ne l’a pas encore trouvée. Elle, pourtant si rêveuse, n’a pas trouvé la clef des songes mathématiques.

 

Et, une fois les portes de la classe franchies, elle se retrouve seule dans son univers particulier. Pour tromper son ennui, sa solitude, elle emporte dans son sac Le petit Champollion illustré qu’elle a reçu à Noël. Ses parents, reconnaissant son intérêt naissant pour l’Antiquité et les langues, avaient glissé ce livre parmi ses cadeaux de Noël. Et, par solitude, par défi peut-être (« tant qu’à passer pour une intello, autant le faire complètement »), elle s’isole durant les récréations et tente de comprendre les signes mystérieux du livre.

Les Égyptiens conféraient une valeur magique aux signes, aux mots. Ils prenaient soin, par exemple, de couper une vipère en deux, ou un lion, en en traçant le signe. Cela fascine Emma. Les hiéroglyphes sont restés vivants. Ils ne sont jamais morts, contrairement au latin, dont Emma sent confusément que, si les cours l’ennuient profondément, cet univers antique si riche est aussile sien.

 

Ce matin, assise au bout de la rangée, elle a juste envie de partir, loin, loin… Dans un monde aux portes de l’enfance. Elle n’aime pas les cours de biologie, elle n’aime pas la salle de sciences naturelles, grise, inquiétante, blanche, artificielle, quasi-surnaturelle. Elle a chaque fois l’impression de se trouver dans un univers irréel,  un décor de science-fiction. Et l’odeur de formol qui flotte discrètement, sous la lumière des néons, lui tourne l’estomac. Tout est étrange ici, et on ne peut pas rêver entre ces stores métalliques.

 

La journée n’a pas très bien commencé, déjà. Cet hiver qui traîne et fait oublier que viendra le printemps, le train gris aux banquettes beige toujours aussi plein… Quand le bus est arrivé, elle imaginait un voilier…

Voilà enfin le bus. Tous montent, poinçonnent leur ticket ou montrent leur carte, le regard vague. Ils ne se doutent pas que le voilier tant attendu arrive au port et va bientôt repartir vers le large. Ils ne se doutent pas que je rêve et ont peut-être oublié de rêver.

J’aime rêver. Je rêve sans doute un peu trop, mais moins qu’avant ; j’ai tant de choses à faire, maintenant que je suis au lycée ! Et ce matin, le nez collé contre une fenêtre, je regarde les voitures défiler de façon monotone sous mes yeux.

 

Il y avait une fille, dans le bus, qui regardait fixement ses chaussures. Comme le faisait Emma il y a deux ans, quand elle n’avait pas d’amis. Depuis, elle a appris à regarder droit devant elle et le collège s’est terminé en beauté, avec des amies qu’elle continue de voir et qui, quel dommage, sont dans un autre lycée, une autre ville. Quel âge a-t-elle, cette fille?

Je ne sais pas, depuis que je suis au lycée, j’ai de plus en plus de mal à deviner l’âge des gens.

« Sur le pont, une demoiselle en crinoline de velours vert sombre regardait, rêveuse, les mouettes voler devant l’horizon… »

J’aurais aimé lui parler, mais quelque chose m’a retenue. Comme toujours.

 

Le squelette, pendu près du professeur semble rire, de son sourire de squelette, comme toujours, comme s’il était heureux d’écouter le cours de Madame Mulot, le même cours, année après année. Combien de classes de Seconde a-t-il connues ?

Emma le regarde attentivement. Son sourire un peu ironique lui donne presque envie de rire à mon tour, d’un rire nerveux… Elle s’inquiète: est-ce parce que personne ne lui parle jamais qu’elle en vient à imaginer des trucs pareils? Ou parce qu’elle s’ennuie, simplement, entre ces murs blancs et ces microscopes… Peut-être se moque-t-il du professeur ? Emma glisse un regard vers les autres élèves : personne n’a remarqué le sourire énigmatique du squelette, ce matin. Qui pourrait le voir, d’ailleurs ? On fait rarement attention à lui ; personne ne le regarde jamais. Et qui, dans cette classe, se donnerait le temps de méditer sur ce qui l’entoure, alors qu’il y a tant à faire, le cours à suivre, la conversation avec le voisin ou la voisine et toutes les préoccupations adolescentes.

 

Soudain, les néons cessent de grésiller. Plus de lumière. Que se passe-t-il ? Emma tourne la tête. Le professeur est maintenant au fond de la classe et elle voit les verres de ses lunettes briller dans l’obscurité.

Si elle savait que le squelette rit pendant qu’elle parle, elle qui n’aime pas le bruit et croit que les sciences naturelles nous passionnent autant qu’elle…

Madame Mulot vient de lancer un film. Un rayon de poussière gris traverse le noir de la salle.

 

Emma se retourne et ne peut réprimer un frisson en regardant l’écran. Des mains jaunes, énormes, dissèquent de petites grenouilles noires… C’est maintenant une certitude: Emma déteste la biologie.

– Prenez des notes ! Répète Madame Mulot entre deux commentaires du réalisateur.

Non, je n’écrirai pas. Emma gribouille tout de même deux ou trois mots. Habitude de bonne élève. Et puis un schéma de neurones… Elle distingue à peine ce qu’elle écrit, dans cette pénombre.

– Prenez des notes ! répète la voix éraillée et fluette.

 

Détournant résolument son regard de l’écran sur lequel s’étale maintenant le corps ouvert et disséqué d’une grenouille, Emma cherche une bouée, un secours où accrocher son attention.

Elle se raccroche au squelette, et l’observe.

Non, il n’est pas heureux, finalement, pendu comme il est dans cette salle de biologie, ignoré de tous. Dressé et suspendu devant les classes, comme s’il les surveillait.

Mais qu’est-ce que je raconte ? Il ne pense rien, ce n’est rien qu’un crâne vide et des os… Peut-être même en plastique!

Il est malheureux. Emma comprend son isolement ; si je pouvais lui parler, j’aurais peut-être un ami, même imaginaire, dans cette salle affreuse? Bon, arrête tes salades, Miss. Ces os dépourvus d’expression, ce sourire fixe et railleur. Ce-n’est-qu’un-squelette ! Même pas un poisson rouge ou une grenouille ! La folie te guette, là!  Parler à des os pendus, là, imaginer un ami. N’importe quoi !

 

Un cliquetis du projecteur attire l’attention de la classe sur l’écran où… Horreur ! Des mains s’agitent avec des ciseaux, des pinces, des scalpels métalliques brillants pour disséquer… des cafards maintenant.

Des cafards énormes. Vivants. Des pinces ouvrent la carapace d’une blatte brune qui s’agite, en gros plan. Au secours ! Je veux retourner à l’école primaire !

Arrêtez le cours, je voudrais sortir, je veux quitter cette salle, je n’en peux plus de respirer cette odeur de formol qui stagne depuis tant d’années… Je voudrais sortir, voir la lumière, le soleil, les couleurs du printemps, entendre les élèves du collège qui jouxte le bâtiment du lycée rire dans leur cour de récréation. J’ai mal…

 

Emma baisse les yeux. Elle se rappelle ce que lui avait dit la maman de sa copine Roxane quand elle s’étaient vues pour faire un peu de musique, un samedi: »Tu es hypersensible, Emma ». Sans doute, mais comment faire, quand on est censé être « grande » et accepter toute la violence du monde adulte? Comme les garçons de sa classe, au collège, qui essayaient de voir des films interdits aux moins de seize ans au cinéma…

Emma se met à trembler. Toute sa solitude lui retombe dessus. Elle voudrait parler, à quelqu’un, qui l’écouterait, pour dire… n’importe quoi, en fait. Juste dire. Ou que quelqu’un lui parle, à elle.

Madame Mulot est revenue au tableau et pointe sa règle sur l’écran.

Emma détourne les yeux. Elle repense à ce moment dans le bus où elle a failli pleurer… Comment peut-on être si sensible?

 

Au premier arrêt, peu de personnes descendent et beaucoup montent, parmi lesquelles, ce matin-là, une dame plutôt âgée, accompagnée d’un enfant de six ans environ, en salopette grise, dont elle doit être la grand-mère. Elle l’emmenait certainement à l’école,d eux arrêts plus loin. Emma ne les avait jamais vus dans ce bus. L’enfant mangeait un pain au chocolat. Avait-il déjà déjeuné? Et sa grand-mère, s’occupe-t-elle de lui parce que la mère du petit garçon n’a pas le temps? Emma avait levé les yeux un moment, imaginant la joie de la maman de revoir son fils le soir, puis était revenue à son livre de latin (il y a un contrôle aujourd’hui).

« Amo, amas, amat… » J’aime, tu aimes, il aime… J’aime beaucoup ce verbe latin. Depuis des siècles et es siècles, des enfants apprennent « aimer » en latin. Depuis Rome…

– Mais vous ne pouvez donc pas faire attention !

Retour brutal en Gaule. Non, dans le bus. Qui donc a hurlé de la sorte?

Emma croise le regard de la grand-mère qui la dévisage méchamment. Et Emma de comprendre. Le pain au chocolat gît par terre, contre son sac, et elle a marché sur les baskets du petit garçon… Emma regarde la grand-mère, cherche une excuse, mais… Comment lui expliquer que son petit-fils sera un jour dans un bus en train de répéter ses conjugaisons latines ? Que sa fille sera heureuse de rentrer chez elle, ce soir, fatiguée par sa journée de travail ? La grand-mère lui lance un regard dur, sombre, méprisant, plein de haine pour « ces jeunes-franchement-on-aura-tout-vu »!

 

Comme ce matin dans le bus, Emma voudrait sortir, vivre dans un autre rêve, ailleurs que dans ce gris irréel, ces scalpels, ce carrelage blanc.

Madame Mulot traverse encore la salle et revient à côté du projecteur, laissant traîner son parfum dans la rangée. Ses lunettes brillent en passant au-dessus de la tête d’Emma, qui la suit des yeux.

« Prenez des notes ! Prenez des notes ! Suivez le film ! » s’écrie-t-elle. Est-ce à Emma que cela s’adresse ? La jeune fille lève les yeux, mais Madame Mulot est déjà repartie et commente le film, décrit les moindres gestes des mains géantes sur l’écran.

A l’aide !… Mes mains tremblent, mon stylo aussi sous mes doigts… Je voudrais…

Jamais Emma n’aura eu davantage envie de redevenir enfant. Comment donc appréhender le monde des adultes qui l’attend à la sortie du lycée?

Emma regarde autour d’elle dans la pénombre. Tous ces bocaux, ces oiseaux empaillés qui vous épient de leur regard de verre, paralysés en plein vol par quelque chose qui leur aurait ôté la vie, le bec grand ouvert, comme s’ils allaient nous adresser un reproche, à jamais muet. Son imagination aussi est muette. Elle regarde ces oiseaux l’œil vide, et son affinité pour le monde qui l’entoure est au plus bas.

Cette froideur, ces grésillements, cette bizarrerie qui fait mal au cœur, tous ces chuchotements discrets, mais comme répétés par le silence, l’entourent comme une barrière. Et l’écho de la voix curieusement lointaine de Madame Mulot résonne dans la tête d’Emma

 

J’ai froid… Si j’appelle, personne ne m’entendra. Les stylos plume grattent le papier, et ce son semble si fort à mes oreilles. Mes mains tremblent toujours. Ne pas regarder l’écran, ne pas…

Le regard d’Emma croise soudain celui du squelette : des étoiles brillent au fond de ses yeux. Oui. Il y a une petite lumière dans l’ombre de chaque orbite vide.

Emma frissonne et jette un coup d’œil à ses voisins de rangée, tous avidement happés par l’écran.

Son sourire est devenu différent.

Il me regarde.

Le cœur d’Emma fait un étrange bond, comme si elle commettait quelque chose d’interdit. Et instantanément, Emma n’a plus froid.  C’est comme si le squelette avait compris son malaise et la soutenait du regard. Comme un ami, imaginaire. Emma a même l’étrange idée qu’il pense et, surtout, que cet amas d’os comprend ce qu’elle pense. Elle pourrait lui parler par la pensée.

Squelette… Si tu pouvais faire en sorte qu’on arrête tout, que la sonnerie se déclenche plus tôt, que notre professeur décide d’ouvrir les stores… (Ce serait drôle de la voir s’acharner à ouvrir des stores dont l’ouverture est cassée depuis longtemps). Alors, elle ouvrirait la porte en grand, la laisserait claquer contre le mur extérieur et ferait entrer le soleil dans la classe en même temps qu’un vent frais qui casserait l’immobilité de la pièce. Si les oiseaux empaillés pouvaient s’envoler…

Emma le regarde, les deux lumières brillent toujours au fond de ses yeux. Peu à peu, elle cesse d’avoir mal au cœur. Et soudain, un déclic. Les néons hésitants se rallument ; Madame Mulot roule l’écran.

Les mains énormes, les outils brillants ont disparu avec les petites grenouilles. Et le stylo-plume de bonne élève d’Emma écrit sagement le cours que dicte le professeur, sans plus trembler. La voix ne résonne plus et les chuchotements ont cessé.

– On est quel jour ? glisse soudain Audrey, la voisine de table d’Emma.

– Mardi 28 février, non ? Emma jette un coup d’œil à son agenda et rectifie :

– Oups ! Ah, non ! mardi 29 février.

Le 29 février ? Emma ressent un petit coup au cœur. La date impossible, la date magique, c’est… aujourd’hui ? Et elle n’en savait rien? Trop prise par le lycée, les devoirs, elle en a oublié la magie de la vie? J’aurais grandi à ce point? devenue adulte blasée et indifférente déjà?

Emma repense alors à ce qui vient de se passer et a soudain envie de sourire. Non. En réalité, rien n’a changé. La magie de la vie existe toujours, même lorsqu’on grandit et entre au lycée. Et si… C’est comme si le squelette avait compris son malaise et l’avait aidée, d’un singulier regard plein d’amitié.

 

Soudain, la cloche sonne, stridente. Emma n’a même pas le temps de remercier (« quelle drôle d’idée ! ») son étrange squelette-ami. Elle range ses stylos, sa trousse. Contrôle de latin, maintenant. Mais les lumières de son regard sont toujours là. « Je reviendrai bientôt », pense Emma.

Et qui sait ce que lui réservera encore cette singulière journée ? Emma a tout à coup envie d’en profiter à fond, et me rue dehors avec les autres élèves.

Bon allez, je vais discuter avec les filles de ma classe au lieu de me réfugier dans un coin seule avec mon bouquin.

– Emma, tu viens avec nous? On révise les conjugaisons, avant le test, lui lance Vanessa.

Emma acquiesce et s’approche du groupe de filles, son livre à la main. Un peu impressionnée. Trop timide, sans doute.

Elle s’assied près des filles et ouvre son livre. A n’importe quelle page. « Deleor », je suis détruit ; non ! Je vais plus loin… « Desero », j’abandonne… Les pages tournent rapidement. « Habeo », j’ai, « spero », j’espère, « ne pleure pas. » Mon cœur fait un bond. Je viens de lire cette phrase, où donc ? Je tourne les pages dans l’autre sens. Peut-être ai-je mal lu…

Non, Emma sait qu’il s’agit d’autre chose. La magie de la vie est toujours près d’elle, et elle veut y croire, désormais. Cette petite phrase, c’est un message secret, pour elle, pour elle seule.

Emma se sent peu à peu se réchauffer de bonheur. Oui, les mots ont un pouvoir. Oui, les mots latins, les hiéroglyphes sont encore vivants. Elle se sent heureuse et personne ne le sait.

 

Alors, levant la tête de son livre, elle aperçoit, au bout du couloir encombré d’élèves, la porte de la salle de biologie et ses pensées s’y aventurent un instant encore.

Dans la salle immobile, le robinet goutte toujours, et les néons tremblotants grésillent, d’une lumière trop crue et trop blanche qui étouffe l’air. Les cris des adolescents qui se hèlent dans la cour semblent si lointains. Les stores gris, le carrelage blanc, les oiseaux empaillés, rien n’a bougé.

Mais, dans le silence, entre les microscopes gris et les oiseaux irréels, un squelette pendu près du tableau entre le mur blanc, les carreaux du sol et le plafond blanc, sourit, immobile. Et, au fond de ses orbites noires et vides, scintillent deux petites lumières.

Commentaires (2)

Mo

Moderato
25.11.2020

Un tout grand merci pour votre commentaire, je suis très touchée - oui l"importance de préserver notre regard d'enfant, comme vous le dites si bien. Belle continuation littéraire à vous,

Starben CASE
24.11.2020

Une histoire bien écrite et touchante. Jolie excursion dans la tête d'une enfant sensible, comme on devrait le rester. Emma est cette petite au fond de la classe, celle qui rêve, qui observe tout. J'ai aimé sa complicité avec le squelette de la classe, avec son refus de la cruauté du monde. L'importance des mots, des signes. L'importance de préserver notre regard d'enfant.

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