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Chapitre 1

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Lecture audio par Emeraude pour Webstory

Il balaye le cours de sa vie d'un regard à demi-cercle: sa destinée était donc cela? Cette plaine dévastée, ces forêts incendiées, ces morts innombrables, cette fumée acre et opaque qui part à l'assaut du ciel ? Lui, l'Empereur, il n'a pas su empêcher le désastre... mais ce n'est pas fini.
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Je ne voulais pas être Empereur. J’ai tout mis en œuvre pour échapper à cette malédiction. Je n’avais que trop bien vu et compris les intrigues, les mensonges, les trahisons, les coups bas. Je ne pouvais pas supporter l’idée d’être obligé de vivre dans l’impossibilité de faire confiance à qui que ce soit, surtout pas aux plus proches. Plus personne n’aurait jamais pu m’être « proche » ou « ami »… et encore: comment vivre dans la suspicion qui s’infiltre dans tes cellules en regardant les êtres que tu aimes le plus au monde? Le pouvoir m’aurait fatalement séparé d’eux aussi.

 

Non, je ne voulais pas être Empereur. Je suis parti aussi loin que possible pour respirer l’air des forêts, écouter les oiseaux, cultiver mes champs, capter les ruisseaux, aimer ma femme et mes enfants. Je voulais les protéger, les voir grandir, forts et confiants. Je voulais lire en paix mes auteurs adorés, ceux qui ouvrent les fenêtres de l’esprit, ceux qui ont peut-être trouvé la possibilité d’un sens à nos existences.

Mon père m’a regardé. Il s’est tu. Il m’a laissé partir.

 

De loin en loin, des échos de l’histoire qui se déroulait me sont parvenus pendant des années: encore et toujours, inlassablement, rivalités, conflits, guerres, violences et massacres… rien ne changerait donc jamais… Comme j’avais eu raison de partir! Je revoyais le regard de mon père, silencieux, au moment de mon départ: il m’avait compris. Il me souhaitait plus et mieux que sa vie à lui, alourdie par l’exercice du pouvoir, entravée dans les contraintes politiques, prisonnière du système. Il me souhaitait tout simplement la liberté et le bonheur.

 

J’ai vécu ainsi une parenthèse de ma vie, sans savoir qu’il ne pouvait s’agir que d’une parenthèse. Heureuse inconscience, où se sont logés amours et réussites. Insouciance légère, berçant les enfants et les champs de blé qui ondulent au vent dans le soleil couchant.

 

Un jour la parenthèse s’est refermée. Les messagers, tout de noir vêtus, sont apparus au portail de la cour: les chiens se sont redressés, immobiles, ils n’ont même pas aboyé, comme si l’aura des inconnus les avait figés.

Le soir tombait, sous un ciel lourd de nuages: la nuit s’annonçait opaque.

Plus rien ne serait comme avant.

 

L’effroi s’empara de la maison et nous recouvrit tous de son ombre. Les messagers dirent ce qu’ils devaient dire: la mort indicible, innommable, de mon père, tué par des traîtres, les deux factions en train de mettre à feu et à sang tout ce qui restait d’humain…    ils  firent appel à moi pour exécuter la vengeance, pour rétablir la paix. Absurde binôme…

Je t’ai prié, père, je t’ai invoqué, j’ai supplié ton conseil, j’ai espéré ta lumière.

Tu es resté silencieux. Était-ce un signe de confiance?

J’ai pleuré de désespoir en ressentant en moi la marée montante de la colère et de la fureur. Je croyais les avoir écartées de mon esprit pour toujours: elles me rattrapaient au galop, me jetaient à terre et plantaient leurs griffes dans mon ventre.

Ma femme et mes enfants m’ont regardé à leur tour sans un mot, éperdu-e-s de douleur et de chagrin: c’est dans leurs yeux que j’ai revu la confiance de mon père.

 

La suite est indigne d’être racontée. La banalité de l’histoire a repris son cours, en m’emportant avec elle, cette fois. Elle ricanait, elle m’avait bien eu. J’ai dû prendre à bras le corps tout ce que j’avais refusé de voir, de comprendre et de faire. Concessions, ruses et calculs: je suis tombé aussi bas que tous ceux que j’avais tant méprisés. Le but justifiait les moyens, n’est-ce-pas? Moi, l’Empereur, désormais j’avais tous les droits.

Tous les droits.

 

Et je les ai pris, ces droits, tous, sans exception. Je le reconnais, je ne me suis pas encombré de scrupules: j’avais empoigné le sceptre, revêtu les habits, le manteau et la couronne de l’Empereur, à la demande de mes sujets. J’étais légitime, absolument convaincu de bien faire, pour le bien de tou-te-s. Cela est passé, entre autres, par des guerres dites « justes », destinées à affirmer et installer le droit et la justice, pour défendre tous ces nobles idéaux. J’ai fait des alliances douteuses, guidées par l’astuce et la rage.

 

Je n’ai pas la force de tout raconter: je regarde le résultat; mes rêves « d’avant » défilent devant moi, m’imposent la comparaison, me défient… j’ai envie de mourir. Mon regard balaye à 180° le paysage: je ne vois que désolation. Les guerres ont dévasté les campagnes, brûlé les champs et les villages, provoqué les famines. Et encore d’autres morts, de toutes les générations, et des survivants traqués, inconsolables, pâles de désespoir. Voilà ma gloire d’Empereur: risible, ridicule, abjecte. Là où s’étendaient nos forêts, une fumée acre, noire, occupe l’horizon, monte jusqu’au ciel et s’empare de l’azur: elle l’engloutit pour toujours. Par-ci, par-là, des monticules noircis signalent les endroits des villages détruits, pillés et incendiés. Voici ma déroute d’Empereur.

 

Je suis seul, absolument seul. Des fantômes tournent autour de moi, des serviteurs ahuris, qui se lancent à la dérobée des regards apeurés. Ils tentent de se concerter, pour savoir quoi faire… Moi je ne dis plus rien. Je ne donne plus aucun ordre. Je ne veux plus voir personne. J’ai laissé tomber mes valeurs et mes idéaux. J’ai renversé mes rêves et fait tout ce qui pouvait être leur contraire. Je ne peux plus rien. Je ne mérite plus rien. Je veux mourir.

 

Mes enfants, où sont-ils? dans l’ivresse du pouvoir je les ai perdus de vue. L’angoisse me prend à la gorge, m’étrangle. Lentement, je tombe à genoux. Où sont leurs têtes que j’embrassais lorsqu’ils étaient petits? Leurs bras qui s’enroulaient autour de mon cou ? Un dernier sursaut de fierté me relève la tête: que personne ne puisse dire qu’il a vu l’Empereur pleurer. Où sont-ils ? et toi, ma femme, mon amour, ma tendresse, leur mère, où es-tu ? Comment se fait-il que je ne sache pas où vous êtes ? Êtes-vous au moins à l’abri, peut-être là où nous avons vécu de belles années ? Quels ordres ai-je bien pu donner pour que je perde votre trace ? Au prétexte de vous mettre en sécurité ?

 

Je suis tombé plus bas que le plus profond des abîmes: je suis l’Empereur et je n’ai plus rien, je ne suis plus rien, je suis moins que rien. J’ai même besoin de quelqu’un pour m’aider à mourir. Quelqu’un qui m’écrase définitivement comme un insecte, qui me fasse disparaître. Ce serait trop facile… ou trop absurde ?

Je ne supporte plus ce que je vois. Je ferme les yeux, convaincu que je ne les ouvrirai plus jamais sur quoi que ce soit.

 

Quelque chose s’approche dans un petit souffle d’air frais et s’arrête juste à côté de moi.

– Tu m’as appelée ? Je suis là. Je suis toujours là… mais l’heure de notre grand rendez-vous n’est pas encore arrivée…

La voix est un peu rauque, mais le ton est rassurant.

C’est une main amaigrie et déterminée qui se pose avec précaution sur mon épaule.

– Ta mission n’est pas terminée. Retourne-toi, regarde…

 

J’ai froid. Je rassemble mes forces pour me relever, je vacille sur mes genoux.

C’est au nom de mes enfants que je me redresse, au nom de ce que nous avons vécu ensemble. C’est impossible qu’une trace de mes intentions n’ait pas subsisté dans leur mémoire. Eux sont le lien entre le regard de mon père et notre avenir: une confiance inébranlable.

Un élan invisible me fait tourner lentement. Un soubresaut d’espoir et de curiosité me fait entrouvrir les paupières: derrière mon dos un autre demi-cercle se déploie et s’élargit jusqu’aux confins de l’horizon. Une possibilité se dessine dans la lumière du jour qui pointe la-bas, très loin… Je fais un pas en avant. Je trébuche. Je dois tenir bon, pour retrouver une trace de la mission qui m’a échappé, pour me donner une chance de l’accomplir.

Je pense au regard de mes enfants, débordant de confiance, au regard de mon père: dans leurs yeux est la force de mon héritage.

 

Reconstruire sa route, retrouver un chemin parmi les doutes et l’incertitude, chercher encore et toujours le moyen de ne pas dévier du but, de ne pas perdre de vue l’essentiel: est-ce là une mission? une destinée ?

Je ne veux plus être l’Empereur. Je ne le voulais pas, dès le début. L’histoire m’a démontré que j’avais raison. À la rigueur, si je ne peux pas échapper à cette destinée, je ne veux être que l’empereur de moi-même, sans manteau, sans sceptre, sans couronne, et ne m’emparer exclusivement que de mes ressources.

 

Dans ce territoire rocheux et ingrat, des mains obstinées ont replanté des vignes, parsemées d’oliviers et d’arbres fruitiers; elles ont aussi remonté des murs abattus pour reconstruire des maisons. Un sentier se laisse deviner au travers de quelques ruines, que la végétation recouvre patiemment d’oubli. Quelques décombres témoignent de la férocité des derniers combats: repères cruels d’une mémoire qui ne veut pas disparaître.

J’avance, maintenant, d’un pas résolu. La lumière du jour révèle les pentes douces qui descendent vers la mer: un coin de terre pas trop abîmé, qui s’en retourne dans le silence à ces rythmes essentiels, suivant le cours des jours et des saisons. Je veux atteindre cette mer lointaine, respirer le vent qui souffle vers le large et m’invite au prochain voyage.

 

Comment vous retrouver, vous, mes adoré-e-s, qui habitez le plus profond de mon cœur ? Où donc avez-vous trouvé refuge ? Attendez-moi: je viens vers vous pour tout vous expliquer, pour vous dire que nous allons enfin ouvrir une nouvelle « parenthèse » de vie… mais cette fois la parenthèse ne se refermera pas… c’est mon dernier pouvoir d’empereur.

Mes serviteurs-fantômes me suivent toujours, comme hypnotisés. Je vais encore jouer la comédie, pour la bonne cause: nous construirons un bateau pour quitter le rivage, pour traverser la mer. Je le construirai avec eux. S’ils le souhaitent ils seront du voyage. Le but justifie toujours les moyens, pas vrai ? cette fois les moyens choisis seront dignes d’être racontés.

 

Des années se sont passées. Le temps imperturbable a vu se succéder les jours et les nuits. Nous avons construit le bateau, chargé les provisions et hissé les voiles. On ne savait pas où on allait: nous cherchions simplement un lieu paisible pour construire un monde nouveau, meilleur. Le soleil nous a tanné la peau, le vent a raffermi nos muscles, la ligne d’horizon a aiguisé nos yeux: nous sommes devenus une équipe, solide, soudée, une force tranquille qui regardait droit devant. Personne n’avait plus besoin d’un Empereur: j’en souriais d’aise sous ma barbe. Mes serviteurs étaient devenus mes camarades, mes frères. Notre passé leur avait ouvert les yeux : ils me regardaient comme l’un des leurs.

 

De crique en crique, de détroits en océans, nous avons probablement fait le tour de la Terre. Nous n’avons pas trouvé le lieu mythique de nos rêves. Parfois nous avons cru l’avoir enfin découvert. Hélas, les traces du passé nous y ont rattrapés, pour nous rappeler insidieusement ce que nous ne voulions plus reproduire. Nous étions certes déçus, en larguant à nouveau les amarres, une fois de plus; mais, plus forte que la déception, émergeait toujours la certitude qu’il fallait poursuivre notre quête.

C’était elle notre Étoile Polaire.

 

Ce soir, le vent nous a ramenés dans la baie de notre départ. Nous l’avons tout de suite reconnue: elle n’a pas changé… nous avons donc bouclé une boucle ?

Surpris, étonnés, un peu désemparés tout de même, nous rabattons les voiles et enroulons les cordages, lorsque l’un de nous s’écrie:

– Regardez, là, sur la ligne de l’horizon: le profil d’une petite île…

Nous nous retournons tous ensemble: est-ce possible ? Personne ne se souvient l’avoir jamais vue avant notre départ… nous sommes sans voix, fascinés par cette fine ligne de terre: elle devient toute rose dans le soleil couchant, attirante comme une sirène, puis violette. Subjugués, nous la regardons disparaître, dissoute entre le ciel et la mer, dans l’ombre du soir qui descend.

 

Il n’est pas encore l’heure de vous raconter la suite. Demain nous larguerons les amarres; je pense que ce sera la dernière fois. Si le vent est favorable, nous mettrons le cap, à l’aube, vers ce point de l’horizon où une île rose nous attend, depuis si longtemps.

 

 

 

[ Carte tirée: l’Empereur ]

 

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