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© 2013-2024 Josette

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« J’aurais dû faire marche arrière… » Assis sur le bord de son lit, sa cravate dénouée, sa chemise déboutonnée et ses pantalons sur les chevilles, le petit homme semblait complètement abasourdi : dans un sursaut de lucidité son avenir lui apparut soudain si terrifiant qu’il se surprit à formuler ces quelques mots comme une supplique impossible. Si sa maman était passée par là, il se serait précipité dans ses bras pour lui demander de tout effacer, comme quand il rentrait blessé par un camarade d’école et qu’elle soufflait sur le bobo… Si une fée avait surgi devant lui à cet instant, il l’aurait supplié d’user de sa baguette magique pour lui permettre de devenir ce cuisinier qu’il avait rêvé d’être… Mais sa maman n’était plus de ce monde, les fées sortent rarement des livres de d’histoires…et il ne pouvait pas compter sur la sollicitude de sa compagne. Celle-ci virevoltait tout autour du grand lit comme un papillon de nuit énervé par la lumière, passant de la salle de bain à la coiffeuse, se précipitant sur un de ses innombrables téléphones portables pour répéter une fois de plus combien c’était incroyable, inespéré, fantastique – à court de superlatifs, elle reprenait la même ritournelle – avant de revenir vers le lit sans même un regard pour lui. D’ailleurs l’aurait-elle vraiment vu, tel qu’il était ce soir? Cela faisait si longtemps qu’elle ne le regardait plus vraiment, sauf pour critiquer sa mollesse, son dos un peu rond ou ses bourrelets qui débordent du slip, et pour lui donner des ordres brefs comme à un toutou. Oui, il était devenu un animal à dresser, et cela depuis si longtemps qu’au fond il ne saurait dire à quel moment il aurait dû faire marche arrière…

Ce soir, il n’en menait vraiment pas large, la journée avait été épuisante certes, mais elle n’était que la consécration d’années de labeur, de compétitions, de tensions, de représentations, de prestations toutes aussi harassantes les unes que les autres. Des tonnes de contraintes impossibles pour qu’il arrive le premier en toutes circonstances et qu’il accède enfin au poste suprême… qu’avait-il gagné? Un avenir qui le paniquait!

Le petit homme renifla et enleva ses lunettes pour essuyer les quelques larmes qui lui brouillaient la vue. Il parcourut la pièce de son regard de myope, comme ravi de cette vision floue, une ébauche de sourire détendit son visage. Il se sentit soudain transporté à mille lieux de là et se retrouva émerveillé dans le jardin de ses grands parents.

Il fait la sieste sous le tilleul, le repas de midi a été plantureux comme chaque fois que Grand Mère lui propose de préparer une recette dont elle a le secret. Demain matin, aux premières heures, il partira à la pêche avec Grand Père et tout son attirail – sans oublier la petite bouteille de blanc dont on ne parle jamais à ses parents. Et cet après-midi, Mariette passera le prendre pour un petit tour dans les bois et c’est sûr qu’à eux deux, ils referont le monde.

“Je n’aimerais pas que tu sois un jour Président, lui avait-elle dit une fois, parce que nous ne pourrions pas nous marier “! Et cette idée les avait bien fait rire. “Mais non, avait-il répondu, tu sais bien que je rêve d’être cuisinier et nous tiendrons un restaurant ensemble où tous nos copains viendront faire la fête!”

Impatient de la retrouver, comme chaque année durant les grandes vacances, elle surgit dans son esprit, toute vive et câline. Elle est si différente de ses camarades de classe, des filles exigeantes, lunatiques et excitées. Tandis qu’elle… vont-ils reprendre leurs petits jeux interdits… l’odeur de miel du cou de Mariette où frisent quelques bouclettes dorées, ses petits seins plein de promesses, ces élans passionnés qui les réunissent si tendrement… L’adolescent perçoit un mystère bien différent des histoires grivoises qui circulent dans la cour du lycée. Son cœur et son corps en émoi, il a l’intuition d’être à l’orée d’un chemin de lumière et qu’il est important de ne pas rater cette étape…

“Un instant, je vous le passe”.

Une voix criarde fait sursauter le petit homme qui revient brutalement sur terre sans trop savoir de quoi il s’agit. Un portable s’agite sous son nez, une voix nasillarde s’en échappe alors qu’une femme en déshabillé rouge lui fait signe d’activer et de répondre dans les plus brefs délais.

Où se trouve-t-il donc? Que faut-il dire? Il est muet de stupeur, de grosses gouttes de sueur dégoulinent de son front, il ne sait pas où sont ses lunettes. Que fait-il là, sur le bord du lit avec ses pantalons en accordéon sur les chevilles?

Cauchemar. Panique. Envie de fuir très loin de là … de repartir dans le rêve.

« NON », ce seul mot a jaillit de sa gorge avec l’énergie du désespoir. Sans en dire davantage, il jette brutalement le téléphone contre le mur de la chambre, se met en boule sous l’édredon et s’endort aussitôt.

La nuit a été terrible pour sa compagne. Pas pour lui qui s’est rendormi profondément à chaque fois qu’elle a essayé de le réveiller. Elle n’a pas pu le sortir d’une sorte de léthargie qui a duré jusqu’au matin. Elle a patienté jusqu’à dix heures avant de le secouer à nouveau énergiquement, mais en vain. Apparemment réveillé, le petit homme l’a regardée de ses yeux tranquilles, un petit sourire sur les lèvres, mais aucune parole n’est sortie de sa bouche. Absent. Muet. Vivant mais inexistant…

A bout de nerfs, et à bout de ressources, elle s’est résignée à mettre une sourdine à sa jalousie pour appeler sa rivale à la rescousse. Celle-ci est accourue, certaine de prendre enfin sa revanche, mais elle n’a pas eu davantage de succès. Le petit homme a contemplé gentiment ces deux femmes, sans autre réaction qu’un regard absent. Elles l’ont supplié, menacé, secoué, cajolé. Rien n’a changé, la même impassibilité… Que faire d’un Président muet et totalement déconnecté de la réalité? On peut certes évoquer quelques jours de repos, mais ensuite?

Un long conciliabule à huis clos durant trois jours et trois nuits et les deux épouses, l’ancienne et la nouvelle, décident de prendre les choses en main pour ne pas dévoiler ce lourd secret d’Etat. Elles vont assumer à elles deux la charge présidentielle. Inutile de préciser que l’entreprise est monstrueuse, mais l’ambition des deux matrones l’est tout autant! Inimaginable de le faire examiner dans un établissement médical même privé ou encore à l’étranger, les medias sont bien trop voraces. En catimini elles ont dû se résigner à introduire des complices dans la place et à consulter en particulier un certain nombre de guérisseurs ou charlatans qui tous ont promis un réveil certain de Monsieur le Président sans toutefois préciser le délai..

Pour l’heure, il s’agit de garder la face, de s’abstenir de toute manifestation qui impliquerait une prise de parole. Donc pas de discours, pas de prestation télévisée. Eventuellement quelques bains de foule, ou plus prosaïquement quelques sorties culturelles ou sportives. A chaque fois sous haute surveillance, et avec un casting serré. Si les deux femmes se retrouvent totalement dans ce challenge, elles sont loin d’avoir les mêmes opinions politiques et se crêpent souvent le chignon! Pour limiter les affrontements violents, il a été décidé que chacune à son tour prendrait les décisions présidentielles et rédigerait les communiqués officiels. Seul un journal satirique a remarqué l’incohérence systématique des prises de position, mais d’un coup sur le bec, il a été rondement remis à l’ordre. On n’a pas hésité à sortir l’artillerie lourde – en l’occurrence un dossier compromettant détenu par la presse people – pour éviter la contagion!

S’il a été relativement aisé de faire illusion dans des circonstances exceptionnelles, le quotidien est – oh combien! – plus problématique! Impossible de cacher la situation à l’environnement proche de la Présidence, en particulier les ministres et les chefs de cabinets. On a dû les mettre au courant, mais de manière tellement elliptique que seul le premier ministre a saisi l’ampleur des dégâts. De plus, comme le règne avait été annoncé sous couleur de normalité, donc en opposition totale avec le précédent, le premier ministre a été naturellement très sollicité. On l’a vu prendre une attitude prépondérante, ce qui n’était pas pour lui déplaire, au contraire. Il a d’ailleurs frôlé l’incident diplomatique lors d’une visite outre Rhin. Tellement à l’aise dans la langue de Goethe, il a refusé tout interprète lors des échanges avec Madame la Chancelière . Celle-ci s’est publiquement offusquée de la familiarité dont il a usé pour tenter de la convaincre de ne pas renoncer au nucléaire. Il lui aurait même promis un pavillon de chasse en bordure d’un aérodrome très controversé. Le président en titre ne se serait certainement pas permis une telle audace, les deux épouses en ont frémi d’effroi !

Le bilan de la première année de règne a fait état de nombreuses absences présidentielles, de vacances du pouvoir, de non-dits, de contradictions, de manques de suivi et de fermeté. Le président a été affublé du titre peu glorieux de « Pépère », la presse populaire s’est ruée sur quelques escarmouches cocasses entre les deux épouses. Mais le pays a continué de vivoter comme les autres

alentour avec son lot habituel de grèves et de scandales dans le sérail. L’opposition a montré les dents à la grande satisfaction de ses fans, les extrémistes des deux bords ont chatouillé la vérité, mais il faut reconnaître que la situation ne peut s’éterniser, il devient urgent de trouver une nouvelle parade. Laquelle?

Pour une fois les deux femmes sont sur la même longueur d’onde, elles sont toutes les deux complètement épuisées. C’est d’un commun accord qu’elles amènent leur homme chez un hypnotiseur célèbre en le sommant de le leur réveiller. Le thérapeute, affolé de découvrir l’état catastrophique de son patient, mobilise toute son énergie pour le faire sortir de son mutisme. Sans succès. Jusqu’au moment où il met en oeuvre une technique attribuée aux guérisseurs Papous : la technique dite du troc : « dis-moi ce qui te manque, je te le donne et en échange tu guéris ». Il répète cette demande comme une litanie et à chaque fois, les deux femmes doivent verser un chèque de cent euros. Elles sont prêtes à tout, ou presque…car lorsque l’hypnotiseur les a dépouillées d’une grosse somme, Monsieur le Président ouvre enfin la bouche pour annoncer d’une voix ferme et virile : ” je veux Mariette “, les deux épouses tombent simultanément dans les pommes!

Le petit homme tout guilleret se lève promptement et déclare qu’il va de ce pas chercher Mariette. Revenues à elles, les épouses ouvrent des yeux ébahis et n’ont pas le réflexe de lui barrer la route. D’une démarche énergique il se dirige vers la gare et comme un simple citoyen se munit d’un billet pour aller à Mante la Jolie chercher son amoureuse d’antan.

Entreprise plus compliquée qu’elle ne le paraît car la donzelle, devenue mère de famille nombreuse comme elle le souhaitait, a aussi un mari. Qui, lui, ne l’entend pas de cette oreille.

” Mille’z excuses Monsieur le Président, mais c’est la mienne! ”

Il s’ensuit un pugilat entre les deux hommes que Mariette essaie en vain de séparer. Les sirènes déchainées d’un cortège de voitures de police font irruption, à la grande stupeur des belligérants. Le combat cesse aussitôt alors que deux femmes hystériques bondissent hors du dernier véhicule: “François, que fais-tu?”, c’est le cri du cœur. A Mariette qui lui demande qui sont ces dames, il répond : “c’est l’ancienne et la nouvelle, mais aucune ne t’arrive à la cheville. Sais-tu que j’aurais dû faire marche arrière il y a bien longtemps?”

Les histoires de la vraie vie ne finissent pas toujours aussi bien que dans les livres. François n’a pas dérobé la femme du cuisinier du village, il avait manqué la bonne sortie sur la route du destin et a dû rentrer dans le rang. Les deux épouses ont continué leur collaboration d’enfer pour redonner de la prestance au petit homme. On l’a vu courir les rendez-vous, réclamer des interviews à travers tout le pays, imposer ses visites à de nombreuses entreprises et multiplier des discours pour affirmer sa présence. Grignotant à chaque fois d’infimes pour cents de popularité, il a redoré quelque peu le blason de son costume. Seule Mariette sait que sous l’habit présidentiel, il y a un cœur brisé qui a raté sa vie… tandis que deux autres femmes sont désormais inséparables pour façonner un petit homme à la hauteur de leur rêve commun!

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