Créé le: 01.12.2021
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Une fois par semaine, je vais à la piscine pour nager sur une distance d’un mille nautique
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Une fois par semaine, je vais à la piscine pour nager sur une distance d’un mille nautique, soit la longueur moyenne d’un arc de méridien terrestre, construit sous un angle d’une minute. Connaissez-vous le WGS84, ce modèle d’élégance qui fait fureur dans tous les endroits chics de la Terre ? C’est l’ellipsoïde de révolution utilisé dans le système GPS. Ce corps dont l’équation polaire ensoleille la jeunesse qui prépare un bac scientifique livre la valeur de 1852.2 mètres pour le mille marin ; mais la crise de 1929 l’arrondit à 1852 mètres. Soyons honnête, il m’arrive de nager un peu plus ou un peu moins…

Depuis quelques semaines, je remarque à la piscine des gens qui n’ont pas de nombril. Ces personnes – en majorité des femmes, jeunes, belles – présentent un ventre parfaitement lisse, sans cavité ni saillie. Sous la douche, j’ai eu l’opportunité de voir en nudité intégrale une de ces créatures. Impression bizarre. Cette absence de nombril est-elle plutôt belle ou plutôt laide ? Je ne puis trancher. Souvent l’inhabituel crée un léger malaise qui se dissipe ensuite.

Il n’entre pas dans mes habitudes d’aborder une inconnue. Trop timide pour cela ! Et cependant hier, j’ai osé. Au bout nord du bassin, j’ai engagé la conversation avec une blonde sans nombril.

« – Madame, veuillez pardonner mon audace, mais puis-je me permettre de vous demander comment il se fait que vous n’ayez pas de nombril ?

– Mon Dieu ! Il y a encore sur cette planète des hommes capables de s’exprimer en alignant sept verbes dans une phrase…

– Pardon ! dis-je, penaud.

– Vous rougissez ! Je n’ai pas de nombril, parce que je ne suis pas une mammifère.

– Vos seins me font pourtant vous ranger dans cette catégorie. »

Comment ai-je pu sortir une grossièreté pareille ? Je n’en reviens toujours pas. Il est vrai qu’elle avait des seins magnifiques, dont les bouts pointaient sous le tissu mouillé. Mon regard en subissait l’attraction.

« – Vous rougissez encore ! déclara-t-elle avec un sourire en forme de cosinus hyperbolique. Je suis née dans une bourse de sirène. Mon nom vernaculaire est : chimère commune.

– « Commune » est un adjectif qui ne vous sied pas du tout.

– Merci ! Je blaguais. En vérité, je ne suis pas née. J’existe de toute éternité.

– Je vous croyais plus jeune… Allons ! ne me faites pas nager ! Quel est votre secret ? Votre ombilic est-il ailleurs ?

– Où voulez-vous qu’il soit ? »

Bref silence.

« – Vous rougissez pour la troisième fois ! » reprit-elle, malicieuse.

Cette femme sans ombilic s’appelle Catherine. Au sortir de la piscine, je l’ai invitée à boire un Cordon Rouge dans un bistrot proche.

« – C’est une idée géniale du docteur Engel, me dit-elle, le grand patron de la Clinique des Zygènes. Il opère pour supprimer le nombril, avec une technologie pointue qui ne laisse aucune cicatrice. Se faire enlever le nombril est le dernier cri. Après le pubis épilé, l’abdomen extra-lisse est un pas supplémentaire vers la beauté post-naturelle. Non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan de la symbolique morale. L’ombilic est la stigmate de la naissance. En l’ôtant, c’est ma venue au monde que je récuse. Ainsi, j’échappe au double inconvénient d’être née. Naître quelque part et naître à une époque, c’est n’être pas assez vierge. Seule une personne qui n’est pas née peut devenir une progressiste idéale. Détachée de la mère patrie et de l’histoire, je renie tout héritage, je danse pieds nus sur la Table Rase.

– Pour ma part, je suis content d’être né. Et j’accepte avec ferveur d’être l’héritier de cent mille merveilles et saletés. »

Catherine me plaît. Désir sexuel de magnitude 9 sur l’échelle de Siffredi. Mais je crois qu’il vaut mieux ne pas m’engager dans une relation sérieuse. Cette femme est loin de me convenir. Je sens que je ne tarderais pas à lui reprocher de se prendre pour le nombril du monde.

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