Créé le: 25.07.2024
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Le miroir
La Terre d’Olac est parsemée de légendes et contes divers. Face à une modernité croissante, ceux-ci sont délaissés au profit du pragmatisme et du bon sens. Les commandements des cinq Dieux sont de plus en plus ignorés, mais qu’en est-il lorsque vient le jugement dernier de chaque âme ?
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Le froid. Il l’avait déjà brièvement ressenti dans sa luxueuse villa lors d’un hiver rude mais jamais autant. De plus, cette fois-ci, ce sentiment désagréable ne venait pas de l’extérieur, mais du plus profond de son être. Il s’agissait d’un froid mordant et indescriptible, celui que l’on ne ressent qu’une seule fois, celui qui éteint la flamme de la vie.
Seul face à lui-même, il était désormais dans une longue allée lugubre au fond de laquelle brillait une petite lueur, mirage d’espoir défiant l’obscurité et l’inconnu. Attiré par sa chaleur, il s’avança, emporté par son désir de se réchauffer.
Ses pas solitaires mais lourds d’importance résonnèrent longuement dans l’allée jusqu’à ce qu’il atteigne une grande cavité sombre et humide. Au centre de celle-ci, une bougie entamée, arrivant à expiration. Derrière elle, une balance de justice épaulée de ses deux plateaux d’argent, accompagnée d’une lame. Intrigué, il examina le lieu et vit sur sa gauche un immense portail au travers duquel apparaissait un horizon de verdure, de fleurs et de longs ruisseaux d’eau cristalline. Accompagnant cette vision, une odeur de pluie fraîche ainsi qu’une lueur éblouissante dégageant chaleur, douceur et amour. À l’opposé de cette entrée pour le paradis, sur sa droite, il découvrit une porte menant aux ténèbres, à la solitude et à la souffrance éternelle. De celle-ci se dégageait une odeur de putréfaction, de déjections, de mal.
Malgré son pragmatisme qui de son vivant l’avait toujours accompagné, il comprit instantanément où il se trouvait.
Toutes ces légendes entendues qu’il avait négligées s’avéraient, à son grand dam, finalement fondées. Aujourd’hui, il ferait ainsi face à son ultime jugement, celui de Neyor, maître des enfers, juge de la bonne conduite des mortels sur Terre.
Guidé par une étrange sensation qui prit contrôle de ses mains, il empoigna la lame qui lui sembla aussi légère que le vent, aussi pure que l’eau, aussi ardente que le feu. Il s’ouvrit ensuite délicatement la cage thoracique avec une aisance déconcertante sans ressentir la moindre douleur. Quelques instants plus tard, il en sortit le symbole de l’amour qu’il avait porté à la vie avant de le déposer sur la balance. Sous le poids de son cœur, celle-ci pencha instantanément sur le côté, attendant que sa sœur se rééquilibre une fois qu’elle aurait été à son tour remplie.
Il ne fallut pas plus d’un instant avant qu’il n’entende dans son esprit la parole divine : « Tymalasi-alek », signifiant que le temps était écoulé. Le temps de quoi ? Son temps sur Terre, l’heure des comptes.
Face à cette clôture de son existence, il était serein. Après tout, il avait de tout temps été un homme impliqué et généreux.
La bougie arrivée à terme s’étouffa, éteinte par le phrasé divin. Une plume tomba alors doucement d’une fine craquelure située dans le plafond de la cavité voûtée. Durant d’interminables secondes, elle flotta dans les airs, comme si elle était en apesanteur dans ce lieu hors du temps et de l’espace. Finalement, elle se déposa gracieusement sur le plateau argenté.
L’heure du jugement était arrivée.
À son grand désarroi, la plume ne rééquilibra pas l’appareil dont le côté du cœur demeurait abaissé de quelques centimètres. L’homme comprit aussitôt.
Tous ses méfaits lui retraversèrent alors l’esprit, témoignages et raisons de cette sentence qu’il estimait trop dure, qu’il ne voulait pas comprendre. Il croyait avoir été un bon père pour son fils. Il lui avait fourni tout le matériel dont il aurait pu rêver, un maître pour l’éduquer, des gardes pour le protéger, des nourrices pour satisfaire les moindres de ses désirs et caprices. Quant à sa femme, elle avait été continuellement gâtée et à chacune des infidélités qu’il avait commises, il s’était fait pardonner en lui offrant les plus beaux des colliers ornés. Il ne l’avait que rarement battue à la suite de soirées trop arrosées, et selon lui, il était de loin le meilleur homme sur lequel elle aurait pu tomber. Quant aux esclaves qu’il avait troqués comme de simples marchandises durant des années, il ne les avait pratiquement jamais fouettés. De plus, dans sa grande bonté, il leur avait avant chaque transfert fourni une gamelle de pain, ainsi que quelques gorgées d’eau presque potable.
Paniqué à l’idée de voir son entrée pour le paradis refusée, il déposa la lame du côté trop léger, mais rien ne bougea. Il se mit ensuite à vider ses poches en quête de l’or qu’il avait amassé lors des marchandages d’esclaves qu’il avait effectués tout au long de sa vie. Toutefois, elles étaient vides. Les richesses qu’il avait tant chéries de son vivant au détriment de son humanité plombaient désormais la pureté de son cœur, le portant à une telle lourdeur que rien ne permettrait de l’alléger suffisamment. Dans ce monde où les métaux rares ne valaient rien, ils ne lui seraient d’aucune utilité et il ne pourrait pas acheter son ticket.
Frustré, il se mit à gronder de l’intérieur. Qui pouvait lui reprocher de ne pas avoir été assez généreux alors qu’il avait fait preuve de charité envers ses esclaves en leur évitant la mort ? Comment pouvaient les Dieux lui en vouloir ? Dans le monde cruel des hommes, il n’avait pas fait figure d’exception, certes, mais il avait simplement suivi les règles pour s’en sortir. Après tout, personne, pas même les divinités, ne l’en avaient empêché donc pourquoi maintenant le lui faire payer ? Eux que l’on disait si puissants, eux supposés omniscients, que faisaient-ils lors de ses soi-disant méfaits ? N’auraient-ils pas dû l’interrompre s’il avait outrepassé leurs commandements ? N’auraient-ils pas dû lui envoyer des signes pour le remettre sur le droit chemin ? C’était injuste. L’erreur est humaine et il n’était qu’un homme comme tant d’autres.
Impuissant devant ce jugement en attente, il fut submergé par ses émotions, craignant le châtiment qui lui serait infligé. De froides larmes commencèrent alors à ruisseler le long de ses joues avant de s’abattre sur le sol de la cavité.
En réponse à sa peine, un son mélodieux et apaisant débuta, accompagné par la douceur des lyres et des cithares tandis qu’une voix angélique résonnait dans l’ensemble de la cavité qui un instant s’illumina. Tous les moments de joie qu’avait vécu le condamné lui traversèrent alors l’esprit par fragments. Sa naissance, la tendresse de sa mère, la fierté de son père, l’amour de sa femme, de son fils, les caresses du soleil sur sa peau, tous ces moments gratuits mais inestimables. Il sentit ensuite une délicate chaleur le saisir et brièvement, eut l’impression d’être attiré par le portail verdoyant et chaleureux. Tandis qu’il s’approchait, il sentit un puissant amour le saisir, une paix intérieure, une douceur inconnue, mais dont déjà il était épris.
Toutefois, maintes images supplémentaires lui apparurent soudainement. Il revit comment il avait abandonné la tendresse et fierté de ses parents pour rejoindre la grande ville où il avait fait fortune. Il vit ensuite l’amour de sa femme et son fils, étouffés par les coups et le manque d’attention qu’il leur avait porté durant des années. Quant au soleil sur sa chair, il fut remplacé par la froideur de l’or et l’argent qui bien plus souvent que l’astre céleste, lui avaient caressé la peau dans son lugubre bureau.
Lui qui jamais n’avait eu la moindre empathie, tendresse ou chaleur pour ceux qu’il voyait souffrir, pourquoi aurait-il le droit d’en avoir envers lui-même ? Cette chaleur, cette humanité, il ne la connaîtrait pas plus après sa mort qu’il ne l’avait connue avant. Ses larmes se séchèrent donc aussitôt et plus aucune ne coula, comme si les vannes de ses prunelles avaient été closes, l’empêchant de noyer ses mauvaises actions sous de faux sentiments. En réalité, il ne regrettait rien hormis de devoir payer l’addition. Comme toujours, il ne craignait que pour sa propre personne.
Les Dieux étaient joueurs et la sanction, il la connaissait déjà. Il serait astreint à la damnation éternelle, loin du paradis verdoyant qu’il aurait finalement espéré pouvoir intégrer.
De son vivant, il n’avait pas cru aux conséquences du passé, ni à celles du présent, ni à ce qui en découlerait au-delà de cette vie qui à ses yeux ne valait pas plus de quelques pièces d’or.
Suite à son passage sur Terre durant lequel il n’avait pas voulu croire au bien, il subirait désormais le mal.
Subitement, la voix mélodieuse se métamorphosa en cris plaintifs, la mélodie des instruments fut quant à elle troquée par un vacarme métallique assourdissant de chaînes qui s’entrechoquaient tandis que sous ses yeux, la porte du paradis se fermait jusqu’à s’estomper à tout jamais dans les parois de la cavité.
Il se sentit alors brusquement tiré en arrière en direction des ténèbres. Plusieurs mains le saisissaient, griffant sa chair, la tailladant comme des fouets. Étaient-elles celles de démons ou celles des âmes des esclaves qu’il avait condamné aux pires tourments sur Terre par appât du gain ? Il n’eut pas le temps de le voir. Il était plongé dans le noir.
Un instant plus tard, il se sentit projeté dans le néant. Sa chute fut brève avant qu’il ne soit rattrapé par une solide toile blanchâtre tissée contre une roche charbonneuse. Inquiet, il se mit à gesticuler pour s’en défaire, mais rien ne pouvait l’en sortir. À chaque mouvement, il sentait la toile se resserrer sur son corps, l’agrippant de plus en plus farouchement.
Après quelques vaines tentatives supplémentaires, il se résonna et cessa de se débattre, acceptant son sort. C’est là qu’il les sentit, de fines vibrations qui s’accentuèrent de plus en plus, s’approchant hâtivement tandis que de légers clapotements épars résonnaient. Elles étaient partout. Des dizaines d’araignées plus grandes que des rats et dont les chélicères s’activèrent sur son corps, arrachant sa chair par morceaux.
Toutefois, l’anesthésie générale lui ayant été conférée lorsqu’il s’était ôté le cœur semblait s’être dissipée. Cette fois-ci, il sentit de vives douleurs lui cisailler les membres, le charcutant comme un patient sur sa table d’opération.
Sans la moindre pitié, les arachnides s’acharnaient à le grignoter doucement, le caressant de leurs pattes velues tandis que de leurs sombres prunelles, elles miraient son âme tristement vide de tout remord. Sentant le venin des créatures remplacer son sang et ses tendons rompre les uns après les autres, il poussa de puissants hurlements de douleur. À son grand désarroi, sa chair se reforma continuellement, empêchant toute fin à son supplice.
En larmes, il quémanda la clémence des Dieux, jura de devenir un fidèle, de ne plus importuner quiconque, de devenir un meilleur homme. Cependant, en ce lieu, pas même eux ne l’entendaient.
Lui qui par gloutonnerie financière avait attiré tant d’innocents dans ses toiles avant de dévorer leurs vies par de simples contrats, se retrouvait désormais dévoré à son tour par ses semblables. Lui qui avait ignoré son enfant rêvait désormais de sa compagnie. Lui qui avait délaissé et maltraité sa femme rêvait de sa tendresse. Lui qui jamais n’avait fait preuve de la moindre clémence rêvait qu’elle lui soit accordée.
Après tout, les Dieux sont miséricordieux avec les hommes. Toutefois, par ses actions, il s’était affranchi de son humanité et n’était plus légitime à la moindre clémence. Il souffrirait donc pour l’éternité, n’ayant comme unique compagnie que son reflet dans les orbites noirauds de ses bourreaux.
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