Créé le: 16.01.2022
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Le Masque

Contes, Fantastique

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© 2022-2024 Betty J. Norman

© 2022-2024 Betty J. Norman

Récit fantastique d'un masque au travers les âges qui sort de son rôle de contemplation.
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Il avait l’âge de l’oubli.

 

Il était né il y a très très longtemps. Son visage était pourtant lisse, on y trouvait aucune trace du temps. Ses traits finement sculptés, les joues légèrement polies, la bouche épaisse, le front haut. Son regard semblait fixer un point lointain à l’horizon. Son visage impassible laissait transparaître une grande sérénité et une grande sagesse. Il était fait de bois sombre un peu doré. Patiné par le temps, sculpté avec délicatesse, il était né des mains d’un vieil homme qui l’avait façonné un peu à son image, un peu à l’image de son fils aussi. Il tirait sa force de ces mains noueuses et agiles, de l’arbre dans lequel il avait été taillé et des siècles qu’il avait traversés.

 

Aussi loin qu’il puisse se souvenir, il avait été témoin d’épreuves, de joies, de combats, de deuils. Instrument par lequel les hommes communiquaient avec l’esprit des aînés partis et ceux de la nature, il était fier d’être ce masque qui servait de vecteur de communication entre les mondes. Du reste, il continuait à entretenir ce lien, même si sa seule occupation était désormais d’être accroché au mur à fins de décoration. Dans cette superbe maison des Portes de l’Ile de Ré, il avait aimé garder sa capacité à rester connecté au réel, au tangible, tout comme à l’irréel, au monde spirituel et aux éléments.

 

C’était une maison spacieuse, dont les fenêtres donnaient sur les marais, dos à la mer. Ses murs épais blanchis à la chaux protégeaient du vent et des tempêtes qui passaient chaque année sur l’île. Le masque ornait l’un d’eux, dans le salon, accroché au mur faisant face à la cheminée. Les flammes se reflétaient sur son bois noueux et accentuaient sa couleur dorée. Il n’aimait pas cette cheminée. Elle dévorait le bois avec avidité, le faisait craquer, comme craquent des os. Elle consumait tout, son ventre n’en avait jamais assez. Elle brûlait, toujours et encore. Il lui semblait parfois que la cheminée grandissait, avançait dans la pièce, et que sa gueule et sa langue de feu allaient lécher tout ce qu’il y avait devant elle : la petite table, le canapé, la lampe…

 

Alors, le masque avait peur. Peur de brûler et de craquer comme une noix sous la force de cette bête. Il avait surtout peur pour le petit Nicolas.

 

Sans savoir pourquoi, le masque s’était attaché à cet enfant. Il en avait vu pourtant, au fil des siècles, de toutes sortes, de toutes les couleurs et origines, de tous les âges, des gentils, des timides, des méchants, des garnements, des filles et des garçons, des fratries, des enfants uniques. Il se souvenait de chacun d’eux, de leur évolution au fil des ans, témoin parfois de leur mort, à moins qu’il n’ait été cédé ou vendu à une autre famille le privant de savoir ce que deviendrait l’enfant. D’autres entraient alors dans sa vie et le cycle continuait. Nicolas lui était le plus précieux, et il ne se l’expliquait pas. Il lui semblait que cet enfant le ramenait à des temps ancestraux, de ceux dont il avait lui-même peine à se souvenir. Dans chacun des nœuds de son bois, il sentait que cet enfant et lui étaient intimement liés, au-delà des âges et du temps.

 

Le masque veillait alors sur Nicolas, bien incapable de dire ce qu’il pourrait faire en cas de danger ; comment le pourrait-il, inerte, accroché au mur ? Il craignait de se retrouver dans cette situation où, impuissant, il verrait un drame se dérouler sous ses yeux. Depuis que Nicolas était né, il gardait un œil sur la cheminée. Il l’observait, échafaudait des plans au cas où son âtre grandirait au point d’avaler la maison. Il essaya même d’utiliser ses amis de l’autre monde avec qui il continuait d’entretenir des liens pour négocier, prévenir et empêcher le drame, lui demander d’épargner l’enfant. La cheminée écouta le masque avec attention et répondit qu’elle ne pouvait échapper à sa nature. Quelle que soit l’affection qu’elle avait, elle aussi, pour Nicolas, elle serait bien en peine d’empêcher ses flammes d’aller où elles le souhaiteraient. Elle promit cependant de les contenir autant que possible dans son antre, entre ses murs et d’utiliser son conduit pour les guider vers le haut et non les pousser vers la pièce.

 

Nicolas grandit, jouant sous le regard fixe mais affectueux et protecteur du masque et dans la chaleur du foyer. Il avait dix-huit mois quand le drame se produisit.

 

C’était au mois de février, il faisait froid. Il devenait difficile de maintenir la chaleur dans cette vieille maison : la cheminée fut alimentée pour réchauffer la pièce. Une bûche, deux bûches, trois bûches… Elle ne cessait d’en consumer. Il semblait au masque que la cheminée devenait boulimique et n’en avait jamais assez et en demandait toujours plus. Tout ce qui lui était donné était avalé, dévoré, brûlé. Le vent se levait, s’infiltrait par tous les interstices des portes et des fenêtres.

 

Nicolas jouait tranquillement, assis sur le tapis, ses jeux étalés autour de lui, indifférent au vent, à la cheminée qui crépitait. Le masque au contraire était si vieux qu’il avait tant conversé avec les éléments et les aînés de l’autre monde pour comprendre qu’un drame se préparait. Il entendait le vent siffler, il voyait la cheminée brûler, il sentait l’odeur dégagée par la combustion de toutes les essences. Il ressentait même l’humidité s’extraire de ses fibres puis perler et glisser lentement sur son bois.

 

Il voyait Nicolas jouer, calme et serein, ignorant le danger qui risquait de survenir.

 

Tout d’un coup, le vent découvrit dans le conduit de la cheminée un nouvel espace à occuper et s’y engouffra: la bourrasque fut violente. Des éclats de bûche incandescents furent expulsés de l’âtre. Certains tombèrent sur la table, d’autres sur le canapé ou sur le sol, un vieux parquet en bois ciré. Le vent continuait à souffler, attisait la cheminée qui propulsait par sa gueule ouverte toute la chaleur dont elle était capable. Les tisons se mirent à rougeoyer encore un peu plus, jusqu’à transmettre leur feu aux objets qui les soutenaient : la table, le canapé, le parquet.

 

Le masque observait, impuissant. La pire de ses craintes était en train de se réaliser : celle de voir le feu se répandre partout et gagner de plus en plus jusqu’à rendre le petit Nicolas prisonnier des flammes.

 

Ce fut le canapé qui flamba en premier. Son tissu et sa mousse étaient hautement inflammables. Une fumée noire à l’odeur âcre s’en dégagea. Le masque voyait de moins en moins, se sentait de plus en plus impuissant. Une colère s’empara de lui et il décida de tout essayer, tout ce qui était en son pouvoir pour arrêter l’inéluctable afin de sauver Nicolas. Il invoqua les aînés et les esprits qui s’étaient si souvent servis de lui pour transmettre leurs messages. Il leur avait assez rendu service, il leur demandait maintenant d’utiliser leur force et leur pouvoir. Il entendit la cheminée qui, au travers des crépitements, pleurait et gémissait, témoin de ce qui se passait et impuissante à intervenir maintenant que les flammes étaient sorties de son âtre. Elle n’avait pas senti le vent venir, surprise par la violence avec laquelle celui-ci l’envahit. Elle n’avait rien pu faire. Le masque entendait le vent rugissant et la colère de la mer au loin. Le vent était devenu fou, impossible de le raisonner pour qu’il se calme et arrête de souffler sur les braises. Le masque s’adressa alors au Soleil. Celui-ci répondit qu’il ne voyait pas grand-chose, sa vue bouchée par tous ces nuages noirs. Le Soleil dit aussi qu’il en était mieux ainsi : ses rayons pourraient bien aggraver la chose. Il conseilla au masque de s’adresser à la Lune. Elle ne fut pas très contente d’être réveillée en pleine journée même si elle ne dormait toujours que d’un œil. Elle écouta le masque. La Lune, d’une grande sagesse, compensait largement la fougue du Soleil. Elle veillait sur le sommeil des uns et des autres la nuit, éclairait le chemin de ceux qui se déplaçaient sur les routes comme sur les mers. Le masque lui expliqua le danger que courait Nicolas : la cheminée, le feu, les éclats de bois, le canapé qui commençait à prendre feu, le parquet déjà rougeoyant, la table qui commençait à se consumer. Le masque lui dit aussi la détresse de la cheminée. La Lune, touchée par son récit, le fut aussi par l’attachement de ce masque pour cet enfant. Comment, après avoir traversé les siècles, les événements et les continents, avait-il pu développer un sentiment aussi fort voire paternel pour lui ?

 

Nicolas avait vu le canapé s’enflammer et avait trouvé cela très rigolo. Les flammes du canapé n’étaient pas de la même couleur que celles dans la cheminée. Elles étaient un peu bleues. C’était joli. Surtout, c’était la première fois qu’il voyait des flammes bleues. Il arrêta de jouer et les regarda. Il voyait aussi les petits points rouges sur le parquet, qui s’étendaient de plus en plus. La table n’était pas épargnée, cependant elle ne flambait pas et ne faisait pas de jolies couleurs. Elle devenait toute noire avec une odeur forte, qui ne sentait pas bon du tout. Le canapé aussi commençait à fumer et dégager une odeur désagréable. Nicolas se mît à pleurer. Il lui semblait que quelque chose d’anormal se passait et prit peur.

 

En entendant les pleurs de Nicolas, le masque pressa la Lune d’agir. Celle-ci, décidée, cherchait le moyen. Le masque lui souffla alors d’user de sa puissance pour soulever la mer en une forte marée qui, associée à la colère du vent, pourrait éteindre le feu. La Lune concentra toute son attention et tira vers elle l’océan qui s’agitait sous la colère du vent. La mer se souleva, la houle se creusa. Des vagues de plus en plus hautes cognèrent le rivage.

 

La mer prit le rythme d’un balancier, tel un bélier tapant toujours un peu plus fort sur la côte occidentale de l’île de Ré, entrant toujours un peu plus loin dans les terres. Tout d’un coup, le vent souffla encore plus, l’attraction de la Lune atteignit son paroxysme : une immense vague vint submerger la maison. L’eau entra de toutes parts, par tous les interstices auparavant occupés par le vent : sous les portes, par les fenêtres. L’intérieur de la maison ressemblait à une apocalypse où les éléments se déchaînaient. Une vague encore plus forte vint s’engouffrer dans le conduit de la cheminée, éteignant d’un coup le feu dans l’âtre.

 

Le niveau montait dangereusement dans la maison. Nicolas était terrorisé. L’eau montait vite. Ça sentait mauvais, comme du plastique fondu, la fumée lui piquait la gorge, et les yeux aussi. Il but la tasse une fois, deux fois. Il voyait ses jeux flotter à la surface. L’eau continuait à monter.

 

Le masque pria le vent d’user de sa fureur afin de le décrocher du mur. Celui-ci s’exécuta le masque tomba et se mît à flotter. Par la force de son esprit et avec l’aide des aînés de l’autre monde, le masque réussit à s’approcher de Nicolas. Celui-ci s’agrippa au morceau de bois. A son contact, Nicolas se calma instantanément, rassuré. Quand il sentit la petite main sur lui, le masque comprit, la Lune aussi. Le masque, sculpté dans le bois d’un vieil acacia noueux de la savane Burkinabè, possédait en lui la force et le sentiment du vieil homme qui l’avait façonné, tout son amour pour son fils y était concentré. Il comprit alors qu’à travers les âges, les temps et les vies, à travers le masque, le vieil homme retrouvait son fils en Nicolas.

 

Pierre se réveilla en sursaut et en sueur. Il était couché près de sa femme, dans leur splendide maison de l’île de Ré, aux Portes. Son rêve était tellement fort et lui semblait si réel qu’il mit une fraction de seconde à reprendre ses esprits. La nuit était calme, il entendait cette splendide et vieille maison craquer, jouer sous les effets du vent. Il se leva, alla voir Nicolas dans son lit. Il dormait à poings fermés. Ce rêve avait donné soif à Pierre. Il se dirigea vers la cuisine en passant par le salon. Il contempla la cheminée qui faisait face au masque, ce magnifique masque qu’il avait ramené d’un de ses voyages lointains. Le marchand n’avait su lui dire si ce masque Burkinabè avait traversé les continents et les années. Il le regarda, et eut l’impression qu’il n’était pas uniquement fait de bois, mais aussi d’une grande sagesse et d’une grande bienveillance.

 

Commentaires (1)

PZ

Pauline Z
18.01.2022

Un récit fascinant comme le masque et les flammes de la cheminée. Vous donnez spectaculairement vie au masque, dont histoire et l'âme se manifestent dans le cauchemar de Pierre.

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