Créé le: 09.09.2017
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Le marché avec l’Avenir

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© 2017-2024 Méline Gebert

Vous ne vous êtes jamais demandé si l’avenir était déjà écrit ? Tissé par des femmes depuis les racines d’un arbre ? Mettez un peu de poésie dans vos pensées, écrite en lettres de sang.
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                                      Le marché avec l’Avenir

 

 

             Je marche, seule, en regardant autour de moi. Le soleil pointe son nez et illumine le marché de la ville, les arbres protègent les stands. Une odeur de poulet vous assailli de bonne heure, tandis que les rues s’animent peu à peu. Les chiens abandonnés reniflent le sol à la recherche d’un inattendu repas qui tromperait la douleur sourde de leur estomac vide. Les gens discutent pour se réchauffer et lâchent des volutes de buées à chaque mots.

              J’arrive à la place de Plainpalais, émerveillée par les objets de toutes sortes et de tous horizons qui se côtoient. Le marché aux puces est un endroit formidable qui recèle d’histoire. Des vestiges des guerres européennes se mêlent aux bibelots ramenés d’Afrique par d’anciens touristes.

Des blaireaux empaillés semblent implorer la vie.

                Je me suis toujours demandé pourquoi on n’empaillait pas les humains. On a bien connu les têtes réduites qui donnaient leur forces à leurs possesseurs. Je ris seule en imaginant une scène ; tes grands parents empaillés qui servent de pieds de lampes, te permettant de continuer de lire ton stupide livre. Après ce serait pas super utile au niveau de l’électricité. Où faire passer les fils ?

 

                Je chasse ces pensées absurdes et me dirige vers une échoppe qui propose des dizaines de tableaux style renaissance. La plupart représente des femmes élégantes, séduisantes, qui côtoient des paysages désolant. Le premier que je remarque est médiocre, on dirait un corps calciné qui flotte sur une eau sale.

              Celui d’après, en revanche… Une femme est allongée, entièrement nue. Un groupe de retraités parle un peu plus loin. Je n’arrive pas à détourner le regard, éblouie par l’ambiance de ce tableau. Des cheveux bruns qui cachent partiellement des seins adorablement ronds, une tête penchée en arrière, scandant une ode que seul le peintre a pu entendre. La femme est couchée près d’un ruisseau gris. Des orteils mouillés par ses remous. L’orage n’est pas loin, comme le montre le ciel menaçant, et je crois même sentir l’odeur de la pluie. En revanche, le cadre autour est immonde. Tape-à-l’œil et kitsch comme on n’en fait plus. La vieille dame qui tient le stand vient vers moi en souriant.

             Elle me dit avec un fort accent valaisan qu’elle a peint cette toile il y a une cinquantaine d’année, et qu’elle a du mal à la vendre. On dirait qu’elle ne remarque pas le potentiel sexuel immense de cette peinture. Sa voix rauque est envoûtante, et ses rides s’étirent en un autre sourire. Elle me touche l’épaule et me dit que la toile sera encore là la semaine d’après. Que je peux partir sans craintes.

Sorcière, ne pus-je m’empêcher de penser.

 

             Je décide de rentrer. J’ai la tête étrangement vide, et je bouscule plusieurs personnes sur la route. J’ouvre la porte de mon appartement, le cœur battant. Je vis seule, si jamais la question te passe par l’esprit. Je me jette sur le canapé, et appuie sur le doigt de mon grand-père, debout près de l’accoudoir. On entend le clic de l’interrupteur. J’avais besoin d’un peu de lumière, le jour extérieur ne rentre pas chez moi. Je repense à la toile du marché aux puces, tout en jouant avec mon piercing à la langue. Dedans, dehors, dedans. Je fixe des yeux l’ampoule qui sort de la bouche de papi. Cette femme était magnifique. Je n’avais jamais vu des lèvres semblables.

J’ai besoin de bouger, je me lève et me plante devant mon miroir. Mon visage de jeune femme attire tous les regards, je le sais. Des yeux d’un noir abyssal, des cheveux clairs qui descendent jusqu’en bas de mon dos. La beauté parfaite. Je laisse mes habits tomber et observe mon corps. Des signes tracés au scalpel marquent ma peau comme un tatouage, s’enroulant en spirales parfaites sous mes seins.

 

               La journée passe, je décide de mettre au point un plan. Je retrouverai cette femme. Cette image qui hante mes pensées. Je me prépare donc à sortir, enfile des collants, noue mes cheveux en tresses compliquées. Pas de maquillage, je trouve que cela n’ajoute rien à mon charme. Le froid est mordant, j’enfile mon bonnet et m’engage sou les étoiles et les lampadaires. Les chiens aboient quand je passe devant les haies, je descends vers Carouge en les ignorant.

 

         

       Je décide d’aller dans un bar, même si je n’aime pas ces endroits, c’est là que je trouveraient des gens. Des gens intéressants. Je vais m’installer à une table, près d’un groupe de ”jeunes” ; de gens de mon âge, quoi. Je commande un verre en prenant part à leur discussion. Ils sont déjà saouls, je le vois dans les yeux bovins des garçons qui reluquent mes cuisses avec envie.

Un d’entre eux, un brun, me prend par les épaules et m’amène ”danser”, c’est un bien grand mot pour l’action pathétique qui se déroule. Il frotte son corps gourd au mien, et je me retiens de le frapper en feignant d’entrer dans son jeu de séduction. Cette grossièreté me fatigue. La vie est sexualisée, toujours le sexe, partout.

             Le lieu est bondé, je retourne à ma place et joue avec mon verre. Le liquide bleu reflète les lumières du plafond, et le verre humide laisse des cercles sur la table. Le type me rejoint, met sa main sous ma jupe. Il commence à me fatiguer, mais je me contrôle en jouant avec les gouttes d’eau sur le bois. Au moment où sa main devient trop entreprenante, je plante mes ongles dans sa cuisse et me lève. Il lâche un cri, mais la musique le dissimule.

J’ai repéré celle qu’il me faudra séduire. Elle à les même lèvres… Je m’approche, elle est seule. Elle me sourit quand je m’assois près d’elle.

–  Tu ne danses pas ? Demandais-je gentiment.

–   Non, je ne sais même pas pourquoi je suis venue.

Malgré le fracas de la musique immonde du bar, je tombe sous le charme.

            Les journaux annoncent un mort en première page. Un homme a été retrouvé brûlé puis noyé dans l’Arve, les autorités ne pouvaient pas l’identifier. Il avait été lourd à transporter ce con. Il avait touché Mila. Elle pleurait pendant qu’il essayait de la déshabiller, loin des vivants. Mais il était trop fort, alors sous les regards aveugles de la ruelle déserte, je lui ai fracassé le crâne. Je venais de la quitter pour rentrer chez moi quand j’ai senti que quelque chose se tramait dans l’univers. J’avais raison. Un bon coup de parpaing c’est efficace. Presque aussi drôle que de voir le crâne se fendre dans un craquement.

Elle dormait maintenant dans mon lit, traumatisée. Ses jambes étaient découvertes et je me surpris à avoir envie d’embrasser chaque parcelle de cette jeune victime.

Nue, je me lève et fais face au monde. Les rideaux ne me cachent pas des passants. Il est bientôt l’heure d’aller travailler. Je m’habille, indifférente à mon ”crime”. Le concept de crime est culturel, comme la morale. Tant que Mila est sauve, le reste me chaud peu.

     

        Elle dort encore quand je rentre du boulot pour manger. Néanmoins, je trébuche sur le tapis de mon salon et la réveille dans ma chute. Tapis du diable.

Amnésie post-traumatique, elle ne se souvient pas du mort.

–   Merci de m’avoir laissé dormir chez toi, dit-elle.

Je souris pour toute réponse.

Je termine mon repas quand je la vois sortir de ma chambre, habillée, avec ses affaires sous le bras.

–   Je t’ai laissé mon numéro sur ta table de nuit, dis moi si tu veux qu’on se voit, un de ces jours.

           Elle m’embrasse rapidement sur la joue et disparaît. La porte claque sur le néant. Alors c’est tout ? Je m’étais perdue dans des fables d’amour débiles, comme celles qu’on nous faisait voir à la télé sur ces vieux lecteurs de cassettes quand on était enfant. J’aurais bien rembobiné cette partie, voir ce foutu écran bleu avant que ma vie pourrie ne s’affiche. C’est une blague ! De rage, je donne un coup de pied dans la lampe, et le corps s’écroule. Le drap dont je l’avais recouvert glisse sur une bouche édentée. Je ne ressens rien d’autre qu’un vide ingrat, un écœurement face à mes émotions.

 

             Le marché aux puces, samedi matin. J’attends ce moment depuis des jours, j’ai hâte de retrouver le tableau de la sorcière. Elle est là, comme elle me l’avait dit. Le tableau de la femme aussi. Je l’observe pendant de longue minutes, mais j’ai l’impression que les traits de cette muse ont changés. La vieille me montre l’autre tableau, celui que j’avais trouvé inintéressant une semaine auparavant.

–  Regarde bien, dit-elle.

L’eau était aussi grise que l’Arve en ce moment, et un corps brûlé dérivait. Je regarde le fond embrumé de la toile. La peinture à l’huile a craquelé, mais on arrive à voir une jeune fille aux cheveux clairs debout sur un pont. Moi. Sfumato. Sorcière.

           Un groupe de retraités parlent ensemble devant un petit tableau d’une femme habillée comme dans les années cinquante, posant devant une charmante maison. Je suis choquée, comme si le monde venait de m’être révélé. L’un d’eux dit en riant,

–   Mais je te dis que ta femme, je l’ai connue avant toi !

–   Mais c’est impossible ! Je l’ai connue juste après qu’elle ne pose pour ce tableau ! rectifia l’autre.

Je me tourne vers eux, lentement. La sorcière me regarde, toujours en souriant.

–   Désolée pour vous messieurs, mais c’est elle qui l’a connu avant vous, répondis-je en pointant la vieille du doigt.

       La vieille connaissait l’avenir. Ainsi, ne fut-elle pas étonnée lorsqu’une certaine Mila fit la Une. Elle avait été retrouvée allongée, entièrement nue sur le sol, ses orteils trempant dans le fleuve. Le seul bruit qui sortit de sa bouche avait été un cri d’horreur.

Crime passionnel, me direz-vous ? Seule la meurtrière peut le savoir. C’est à dire moi en vérité. Mais ça ne vous regarde pas.

 

           Chaque samedi, je rends visite à la vieille. Les tableaux changent, certaines personnes s’arrêtent, fascinés par une aura qu’ils ne peuvent expliquer. Leur avenir dessiné par des pigments. Je lui amène toujours un bouquet de fleurs fanées, comme une offrande.

 

Il est une luciole illuminant ta nuit,

Une lanterne éternelle lancée au ciel,

Écartant les astres et dispersant la Lune,

Montrant le chemin parmi les nuages.

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