Créé le: 19.03.2023
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Le Manoir N.

Fantastique, Horreur, Nouvelle

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© 2023-2024 Thibaut Barbier

Chapitre 1

1

Imaginez un lieu capable d'exaucer le moindre de vos désirs, sans même avoir besoin de les formuler. "Trop beau pour être vrai" diriez-vous. Mais pourriez-vous y renoncer ? Ne serait-ce pas tentant de s'abandonner complètement à nos rêves ?
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Sur le vieux continent, les villes anciennes conservaient des bâtiments et vestiges de toutes les époques. Certains se convertissaient en monuments à visiter, d’autres se transmettaient depuis des générations aux héritiers et quelques-uns changeaient de famille propriétaire. Seule une minorité perdait d’intérêt aux yeux modernes et sombrait dans l’oubli total jusqu’à l’intervention des administrations étatiques ou de l’excentricité d’un nouveau riche. Mais dans la majorité, ces lieux devraient susciter de la méfiance plutôt que de l’admiration mal placée.

Parmi les vieilles pierres d’une ville plusieurs fois centenaires, les résidences pavillonnaires se succédaient dans un arc-en-ciel de styles et de références architecturales. Les édifices émergeaient du sol sur de vastes terrains, mélangeant les colonnades avec les reliefs naturels. Les propriétaires se fondaient si parfaitement dans le raffinement des lieux qu’il devenait impossible de les imaginer ailleurs. Cependant, un tel étalage de fastes et de richesses servait immanquablement de scène à des tragédies et des crimes sordides. Les façades immaculées gardaient entre leurs murs les noirs secrets que le monde extérieur ne devait jamais découvrir. Pour des questions de réputation ou bien pour la sécurité publique.

C’était le cas pour le manoir N., une pièce unique dans cet assemblage pourtant déjà hétéroclite. La bâtisse déployait ses quatre ailes sur le terrain luxuriant, parfaitement orientées selon les points cardinaux et décorées en conséquence selon les quatre éléments alchimiques. Le Sud flamboyait de couleurs rougeoyantes, la façade illuminée par de multiples braséros encadrant une vaste porte ornée d’arabesques enflammés. Le balcon à l’Est ondulait sous l’influence du vent avec de larges tentures en matière fine tandis que des girouettes et moulins couvraient le toit. La végétation s’appropriait tout le Nord, prolongeant le somptueux jardin qui se développait à ses pieds. Et l’Ouest chantait avec le tintement subtil de l’eau dans les multiples bassins ou encore dans les fontaines délicates.

Un tel niveau d’excentricité restait difficilement inaperçu. Pourtant, personne n’osait s’aventurer sur ces terrains extraordinaires sans raison parfaitement valable. Certains prétendaient que le manoir était abandonné mais les voisins doutaient de cette affirmation à cause de l’entretien de celle-ci. Les braséros s’éclairaient le soir venu, les toiles ne s’abimaient jamais, la végétation restait ordonnée et les bassins propres. Et pourtant aucune âme ne foulait le sol de la somptueuse propriété. On prétendait même qu’aucun animal ne s’y aventurait. Le manoir se construit alors une réputation enveloppée de mysticisme, comme figé dans le temps.

Chapitre 2

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Un jour, une personnalité publique s’arrêta devant le manoir de N. et resta subjuguée par la majesté des lieux. Ses yeux scintillaient d’avidité face au temple du vaste qui alimentait ses souhaits de grandeur. Il s’imaginait déjà sans peine déambuler dans les différentes ailes aux grés de ses humeurs et organiser des réceptions aux couleurs des éléments représentés. Derrière le lourd portail en fer forgé, ses rêves et aspirations prendraient corps selon le moindre de ses désirs. Il s’attendait à une joute d’influence pour revendiquer les droits sur la demeure mais la vérité était tout autre. Le manoir de N. n’avait aucun propriétaire terrien. La ville n’avait pas non plus de droit sur les lieux. Après de multiples formalités administratives et juridiques, les droits furent remis à la célébrité.

Le portail libéra le sceau des rêves de grandeur à son nouveau maître. Et ce dernier se dirigea comme un monarque vers son palais. L’aile Sud se trouvait face au portail de fer, reliée au monde extérieur par une allée en terre de Sienne encadrée d’arbustes exotiques. La grande porte en arabesques ressortait avec les flammes des braséros, et la célébrité salua l’initiative d’avoir préparé la mise-en-scène avant sa venue. Les domestiques et serviteurs restèrent muets face à l’annonce, chacun se demandant qui avait eu l’idée. L’intérieur de l’aile reprenait fidèlement le style extérieur. De longs tapis chatoyants aux teintes chaudes habillaient les sols et de multiples torches de pierres éclairaient les pièces. De vastes cheminées aux motifs embrasés diffusaient une chaleur agréable et des vitrines exposaient des artefacts de cultures diverses, tous en rapport avec le feu.

La visite se poursuivit dans l’aile Est qui recelait une immense bibliothèque organisée selon des lignes courbes. Les ouvrages remontaient jusqu’au plafond rendus accessibles par un ingénieux système de poulies et de plateformes. De larges baies vitrées apportaient de la lumière dans la pièce et le balcon derrière se parait des grandes tentures en soie et lin de couleurs pastelles. De subtiles fragrances d’encens flottaient dans l’air, apportant des notes entêtantes que le nouveau propriétaire apprécia fortement. Il déambulait dans les allées, caressaient les ouvrages voire les feuilletaient si le titre l’inspirait. Il s’arrêta particulièrement sur un manuscrit relié de cuir épais intitulé « Ma vie de souverain » dont les quelques premières lignes lui semblèrent vaguement familières.

L’aile Nord se fondait dans le jardin qui s’étendait à l’extérieur, et servait de socle pour la cuisine et la salle à manger. La végétation et le bois s’entrelaçaient pour fournir des façades et des cloisons, donnant un cachet sylvestre au tout. Le sol en mousse se transformait progressivement en terre battue à mesure que le propriétaire avançait vers le jardin. Les arbres fruitiers pouvaient se récolter depuis les cuisines et la terrasse de verdure offrait une zone ombragée où régnait la douceur. Le maître des lieux attrapa un fruit juteux aux couleurs vives et se délecta de son goût raffiné. Il ignorait son nom mais il savait qu’il ne pourrait jamais se lasser de ses saveurs. Il contempla l’étendue verdoyante qui prolongeait ses nervures jusque dans le bâtiment et sentit la nature battre son rythme vital jusque dans la demeure.

La dernière aile, orientée à l’Ouest, abritait les appartements privés. Une délicate chambre à coucher aux couleurs bleutés avec une salle de bain alimentée par un flux continu d’eau cristalline s’ouvrait sur une terrasse équipée de bassins et de fontaines. Les bassins proposaient des températures variées et le nouveau propriétaire ne résista pas à la tentation d’un bain chaud. Il congédia ses domestiques pour qu’ils préparent le repas du soir et contempla la vue de sa propriété sur la terrasse. Depuis sa place, il comprit que personne ne pouvait scruter son havre de paix et la perspective d’une vie recluse lui offrit exactement ce dont il avait besoin. Il retira ses vêtements et se glissa dans l’eau chaude du bassin central. Il rêvait secrètement depuis des années de se prélasser nu dans sa propriété et son souhait s’exauça de manière excise. Il profita longuement de chaque caresse de l’eau pure sur son corps avant de se diriger vers l’aile Nord pour le souper.

Chapitre 3

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Les domestiques et serviteurs vivaient une expérience complètement différente du manoir que leur maître. Les décors leurs semblaient démesurés et surtout leur laissaient une impression très dérangeante. Chacun constata que le moindre désir connu de leur employeur était respecté avant même leur arrivée dans le manoir. Les différents artefacts exposés dans l’aile Sud appartenaient à des parties du monde que le propriétaire avait visité et certains juraient même que certaines pièces uniques de sa collection se trouvaient déjà sur les lieux. Les livres de l’aile Est traitaient précisément les sujets de prédilection du propriétaire et aucun domestique ne parvenait à rester dans la pièce, le bruit du vent donnant une illusion de murmures humains insupportable. Mais le pire restait la cuisine au Nord, où la sève pulsait à un rythme régulier que les domestiques attribuèrent à un cœur. Et sur la table, les plats du soir étaient déjà servis alors qu’ils venaient seulement d’entrer dans l’aile.

Le propriétaire continua ses déambulations, alternant d’une aile à une autre. Il voulait découvrir chaque secret que sa demeure lui réservait et s’extasiait à chaque instant. Ses employés le regardèrent avec inquiétude, comme si la raison quittait progressivement l’homme pour laisser place à une douce folie. Ils restèrent par devoir mais la demeure leur faisait comprendre qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Tout s’entretenait en autonomie, et le moindre désir de leur maître s’exauçait spontanément. Plusieurs domestiques remarquèrent aussi avec horreur le manoir se transformer au grès des humeurs de l’homme. Les ailes se décoraient progressivement pour refléter exactement l’âme et les souvenirs du propriétaire. La perfection étouffante des lieux força les moins résilients à quitter le service.

Mais le maître des lieux ne relevait rien. Il ordonna même aux derniers domestiques de quitter les lieux car il ne jugeait plus leur présence utile. Il pensait même que leur présence l’empêchait de profiter pleinement de sa demeure. Une fois seul dans le manoir, il entreprit de le parcourir de nouveau mais cette fois en activant tous ses sens. Il retira ses vêtements pour la dernière fois et se laissa imprégner par toutes les énergies du manoir. Il jubilait en percevant chaque courant d’air effleurer sa peau. Les senteurs d’encens et d’épices pénétraient son corps et se diluaient dans son sang à travers les pores. Le sol sous ses pieds pulsait sur le rythme de son cœur et la douceur ambiante enveloppait son corps exposé.

Il retrouva la bibliothèque et sortit l’exemplaire de « Ma vie de souverain » qui l’inspirait. Il commençait la lecture et un murmure la poursuivait. Le roman retraçait les exploits d’un homme qui, lassé de la monotonie de sa vie, parvint à conquérir un territoire extraordinaire. Il s’identifiait parfaitement à cette figure, tandis que l’excitation s’emparait de lui. Par le passé, il devait répondre à une certaine étiquette, se retenir. Mais à présent, plus rien ne le retenait. Il résidait en maître et la demeure s’adaptait à chacun de ses désirs. Il l’avait compris depuis longtemps, aussi laissait-il son esprit vagabonder et profitait de chaque cadeau que lui offrait la demeure. Il se caressa sous l’emprise de son excitation et jouit dans l’ivresse du moment. Il reposa le livre et en attrapa un autre qui s’appelait « Le maître ». La lecture commença et l’excitation revint. Mais cette fois-ci, le livre parlait explicitement de lui.

Chapitre 4

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Les désirs obscènes du propriétaire le plongèrent dans les recoins de son âme qu’il explorait avec délectation. Chaque jour, il découvrait un nouveau fantasme et la demeure lui offrait exactement ce qu’il souhaitait là où il se trouvait. L’aile Sud s’embrasait de passions et d’érotisme inavouables tandis que l’excitation l’entraina à expérimenter sur son corps. Il laissait la chaleur le traverser et insuffler son corps de toute cette énergie qui se répandait également dans la demeure. Et de ce flux enivrant grandissait l’excitation qu’il libéra sans retenue. Il riait alors comme un dément à la suite de cet orgasme impossible à reproduire et en demanda plus. La chaleur de l’aile Sud devenait la sienne.

Il se promena dans le jardin infini, ses pieds foulant le sol de mousses. Il caressait avec sensualité les nervures de bois et laissait la végétation l’envelopper. Sous ses doigts, la sève s’accélérait et imitait le flux du sang qui animait chaque partie de son corps. L’aile Nord agissait alors comme son cœur. La bibliothèque à l’Est se chargeait de chacune de ses pensées et de nouveaux livres se matérialisaient selon son désir de fictions. Tout le manoir se synchronisait avec lui, il se sentait devenir le maître absolu des lieux. Et cette ivresse de pouvoir accentua son amour pour l’endroit singulier. Il ignorait depuis combien de temps il y vivait. Il se convainquit même avoir toujours vécu là. Il voguait selon ses envies et décida simplement de se prélasser dans le bain chaud de l’aile Ouest.

Le temps se diluait dans l’écoulement des fontaines et le sommeil l’emporta. Ses rêves se constituèrent d’un enchainement de sensations plus réalistes les unes que les autres, difficile à décrire sans les percevoir directement. Il sentait son corps et son esprit se détacher vers des sphères opposées de l’existence. Son corps errait dans un dédale alchimique, alternant entre des torrents enflammés, des violentes tornades, des enchevêtrements noueux et des profondeurs sous-marines. Pourtant, ces environnements hostiles ne détruisaient pas le corps fragile, ils l’assimilaient. Le corps se désagrégeait en une multitude de particules imperceptibles avant de rejoindre les flux d’énergie. Et pendant ce temps, son âme continuait son ascension vers les firmaments inexplorés. Il atteint une constellation inconnue et se retrouva entouré de globes étoilés.

La scène superbe provoqua un mélange de fascination devant cette majesté mais aussi une terreur irrépressible face à la grandeur du firmament devant sa petite personne. Les étoiles s’accélérèrent autour de lui et une silhouette massive apparut dans le néant intersidéral. Indescriptible et menaçante, l’entité pourrait anéantir l’existence en une fraction de seconde par sa simple présence. L’âme ridicule face à ce mastodonte se transforma en une vapeur informe et se dispersa dans l’immensité. La créature du néant absorba l’âme dans ses entrailles et s’adressa à cette entité en perdition. Le message énoncé dans une langue inconnue résonna dans l’âme et son sens se construisit nettement dans l’esprit de l’homme. Arraché de ce cauchemar, le propriétaire du manoir N. se réveilla en sursaut dans son bain chaud.

Chapitre 5

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L’esprit encore embrumé, le nouveau propriétaire décida de quitter l’aile Ouest pour se changer les idées. Il arriva au niveau de l’aile Sud encore perturbé par son rêve. Il contempla les nouvelles reliques exposées dans les vitrines lorsqu’une en particulier attira son regard. Il s’agissait d’une idole représentant une créature inquiétante aux formes indescriptibles. La créature ne semblait ni animale ni humaine mais étrangement familière au maître des lieux. Un frisson lui traversa le dos malgré la chaleur régnant dans l’antre du feu. Ce conflit de sensations provoqua en lui un malaise alors qu’il réalisait pour la première fois sa difficulté à délimiter son espace autour de lui. Les ondes tièdes environnantes se confondaient avec sa température corporelle au point de croire que son corps entier se trouvait dans toute la pièce. Perturbé par ces pensées, il décida de changer d’aile, pour s’éloigner de l’hideuse idole.

Les murmures dans l’aile Est s’intensifièrent à son arrivée. Mais les chuchotements auparavant discrets s’amplifiaient progressivement jusqu’à devenir parfaitement discernables. Les voix énonçaient ses propres pensées, ses doutes, ses craintes, ses envies, ses désirs. Son esprit se dispersait dans l’air et résonnait sur les parois, générant un brouhaha calqué sur le fonctionnement de son cerveau. Il hésita à prendre un livre mais il redoutait l’évolution de l’ambiance s’il imposait un récit à son esprit déjà dérangé. Il sortit sur le balcon mais le vent fouettait son corps dénudé avec violence, l’empêchant de rester longtemps. Il traversa à toute vitesse l’aile pour changer encore de lieu. Dans sa course effrénée, il crut même entendre une nouvelle voix l’appeler. Il continua sur sa lancée sans s’arrêter.

Il s’approcha de la porte de l’aile Nord quand il perçut la modification de celle-ci. Tel un prédateur, une pression énorme s’exerçait par-delà les cloisons de bois, en émettant des craquements sinistres. Il imagina les plantes tenter de pénétrer plus loin dans le manoir. Une pulsation vrombit à intervalles réguliers, en se synchronisant parfaitement avec son cœur. Il s’éloigna de la porte mais sentit des lianes s’enrouler autour de sa jambe. Les battants s’ouvrirent à la volée et une jungle luxuriante étendit ses extensions pour assimiler l’être de chair fragile qui s’aventurait à sa portée. Le propriétaire des lieux sentit son statut de maître se disloquer alors qu’il imagina sa propre fin, dévoré par les végétaux. Au lieu de quoi, les lianes entrainèrent l’homme au milieu de l’aile Nord et des racines se glissèrent dans sa peau. Il émit un cri d’horreur et tenta de se débattre, en vain. L’étreinte des plantes s’avérait trop forte.

Chapitre 6

6

Il se réveilla en sursaut dans le bain chaud de l’aile Ouest. Le souffle court, il s’accorda quelques secondes pour savoir où il se situait, ignorant s’il rêvait toujours ou non. L’eau chaude enveloppait délicatement les pourtours de sa peau, une légère brise caressait ses cheveux et il sentait la pierre sous lui. Il estima qu’il ne devait plus rêver et frémit en repensant à celui-ci. Il diagnostiqua sa peau à la recherche de marques ou de blessures. Malgré la conviction d’être dans le réel, il jugea raisonnable de sortir de l’eau chaude mais il n’osa pas quitter l’aile Ouest. Le rêve demeurait encore trop gravé dans sa mémoire pour prendre des décisions rationnelles. Les bribes tourbillonnaient dans son esprit, réduisant la séparation entre la réalité et le fantasme. Alors qu’il retournait vers l’intérieur, l’eau du bassin commença à frémir et des bulles apparurent à la surface.

Il se retournât, craintif, pour observer le phénomène. Le remous s’accentua et il distingua une forme émerger de l’eau. Très appréhensif, il s’approcha et tenta d’identifier la forme mystérieuse. Impossible à confondre, un corps humain se détachait, ou du moins ce qu’il en restait. La carcasse décharnée remontait péniblement à la surface, la tête encore sous l’eau. Il scruta le cadavre de loin mais se questionna surtout sur la présence et l’origine de cette aberration. Il demeura pendant une durée interminable face à ce spectacle odieux, insensible au monde autour de lui. Incapable de définir s’il s’agissait d’un autre rêve ou d’une mauvaise plaisanterie. Une voix rocailleuse entonna une litanie sinistre constituée de grognements et de vrombissements. Les sonorités d’outre-tombe résonnèrent dans son crâne et le cauchemar reprit sa marche.

Il se hâta vers l’entrée, dans l’espoir de quitter cette demeure maudite. L’aile Sud abritait un gigantesque brasier, dont la chaleur étouffante alourdissait chacun de ses efforts. Il passa devant la vitrine et constata que l’idole monstrueuse le regardait de ses yeux de pierre. Il se précipita vers la porte engravée d’arabesques flambants mais celle-ci resta désespérément fermée. Le brasier menaçant se rapprocha et il se résolut à quitter l’aile dans l’espoir de trouver un autre moyen de sortir. Mais les flammes infernales enveloppèrent ses membres. Ses organes bouillirent dans son corps qui se liquéfia sur le tapis aux couleurs chaudes de l’aile Sud. La douleur indescriptible arracha l’homme de sa torpeur, qui se réveilla de nouveau dans le bassin chaud.

Chapitre 7

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Il ne supportait plus ce rythme de cauchemars. Le réalisme perturbant des scènes l’empêchait de distinguer la limite entre les deux mondes, l’imaginaire et le concret. Si bien qu’il remettait en question l’existence du manoir. S’agissait-il d’un fantasme perdu dans les méandres de son esprit ? Il ignora les sensations qu’il pouvait percevoir, ne croyant plus en rien et se dirigea mécaniquement vers l’aile Nord. La végétation dense l’accueillit dans une tempête de branches et de feuilles, le lacérant de toutes parts. Il avança dans la masse hostile, riant comme un dément, tandis que le sang dégoulinait des nombreuses entailles. Il s’enfonça dans les fourrés de plus en plus épineux et agressifs tandis que ses veines se détachèrent de son corps avant d’être assimilées par la végétation. La sève des arbustes se colorèrent de pourpre.

Il émergea lentement du bassin chaud, le corps affaiblit et ridé, comme s’il était resté trop longtemps dans l’eau. Il imagina la scène d’un point de vue extérieur et repensa instinctivement au cadavre remontant du bassin. Quand et à quelle occasion l’avait-il expérimenté ne lui importait plus. Il quitta l’aile Ouest et traversa le manoir N. vers l’aile Est. Des bourrasques lacérèrent sa peau fragile, dans une cacophonie de voix diverses et impossibles à discerner. Il avança jusqu’au balcon, les tissus délicats s’effilochant sous l’action du vent impitoyable. Les voix s’accentuèrent tandis que les derniers lambeaux de son existence se dispersèrent dans la bibliothèque. La litanie rocailleuse résonna de nouveau dans la demeure et l’homme se réveilla dans un abîme profond, éclairé par une myriade d’étoiles.

Il ne percevait plus aucune sensation physique, son existence se limitait à un exercice de sa conscience. Son âme flottait dans l’immensité du néant, isolée de l’espace et du temps. Le calme absolu étouffait toute pensée et l’angoisse s’imposa face à cette perdition. L’âme ne se souvenait plus de rien, à part d’une vague impression de connaître un avant. Soudain, dans le néant, une forme gigantesque se détacha pour venir à la rencontre de l’âme. L’entité imposante couvrait le néant avec ses proportions absurdes, et son allure menaçante amplifia la terreur de ce qui était autrefois humain. Un souvenir émergea des méandres de la conscience de l’âme prenant la forme d’une idole effrayante. Du vide se matérialisa une structure familière tandis que l’entité prit davantage de consistance. Ni humaine, ni animale, la créature était tout à la fois. Deux yeux rouges perçaient l’âme fragile, et le corps massif exerçait une pression intense. L’âme descendit vers le manoir N. reconstitué selon la volonté de l’entité toute puissante. Et la mémoire revint à lui.

Chapitre 8

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Les ailes familières se dessinèrent sous ses yeux, les braséros s’allumèrent docilement, l’eau cristalline alimenta les fontaines, la végétation s’organisa et l’air fit s’envoler les tentures délicates. Il se souvenait avoir vécu entre ces murs, mais son existence flottait désormais dans l’ensemble. Au-dessus de lui, l’entité manipulait des filins invisibles et animait les éléments du manoir selon un dessein obscur. Sous la même impulsion, il déambulait sans but dans les ailes sans vie, chargées d’une multitude de souvenirs incohérents. Des hommes, des femmes, des enfants, des animaux, toutes sortes de créatures arpentaient les couloirs avec lui. Semblables à des marionnettes contrôlées par la volonté d’un dieu cruel, les êtres autrefois vivants occupaient de leur présence immatérielle les lieux.

Désormais, celui autrefois connu comme célébrité disparut hors de l’espace et du temps. Son corps se désintégra lors de ses aventures dans les rêves du manoir et son âme se cristallisa pour devenir un jouet désarticulé. Comme les autres imprudents qui succombèrent avant lui aux charmes du manoir N., il assista au spectacle orchestré par le dieu des lieux. Lui qui se croyait maître du manoir découvrit la face du manipulateur suprême. Accompagné des autres victimes, son existence se limitait à la terreur et à la soumission aux filins du marionnettiste. Cette monotonie sadique n’était troublée que par des incidents isolés qui bousculaient la structure du manoir.

Sans raison, l’aile Sud s’embrasait dans un tourbillon de flammes, les bassins de l’aile Ouest s’agitaient en remous frénétiques, la végétation de l’aile Nord se transformait en massif impénétrable et l’aile Est était balayée par de violentes bourrasques. Puis le calme revenait subitement, laissant le souvenir des expériences traumatisantes. Et le marionnettiste jubilait face à l’expression de son désir sadique sur ses pantins. Sa joie atteignait des pics vertigineux lorsqu’une nouvelle créature s’approchait des portes du manoir. Il observait l’individu et sondait son esprit pour déceler ses moindres désirs. Et progressivement, la vigilance de l’innocente victime s’affaiblissait devant la majesté du manoir N. qui répondait miraculeusement à ses souhaits inavoués.

Car celui ou celle qui se vantait devenir le nouveau propriétaire ne réalisait pas qu’en échange des clefs de la demeure, un tribut inestimable servait de garantie pour résider dans le manoir. Le vrai maître des lieux enchaînait la volonté de sa victime puis, s’abreuvant de ses fantasmes inavoués, modifiait la prison selon son seul désir. Fatidiquement, l’âme rejoignait la collection de la divinité dans son antre en dehors de l’espace et du temps tandis que les humains inconscients continuaient encore et toujours de convoiter cette mystérieuse demeure appelée le Manoir N.

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