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© 2014-2024 Lys

Dans les familles, les histoires les plus intéressantes sont souvent celles des aïeuls. L’arbre généalogique se construit comme une maison et plus on fouille loin, plus on monte haut, plus on découvrira une histoire inédite, que l’on racontera avec excitation.
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C’est aussi dans le grenier poussiéreux que se trouvent les objets rares et sentimentaux, ceux que l’on a entreposés là, parce qu’ils étaient brisés, abîmés ou incomplets, mais que l’on ne peut se résoudre à jeter, en pensant retourner les chercher un jour. C’est dans le grenier de l’une de ces maisons, dans une boite en carton déchirée sur le côté gauche, sous un cahier de coloriages avec une lune qui sourit sur la couverture, que se dissimule un bête jeu de cartes, de ceux que l’on qualifie de jeux pour enfants, dont les règles sont universellement connues et maîtrisées en l’espace de quelques courtes minutes : le jeu des sept familles.

Dans ce jeu, toujours les mêmes personnages, qui reviennent, incessamment. Très représentatif du schéma de la famille traditionnelle idéale, ce jeu ne présente à priori que peu d’intérêt. En revanche, selon les éditions, ces personnages sont habillés d’une palette de caractères très variés. C’est dans les détails que se dévoilent les couleurs. Dans le grenier de cette maison, le jeu ne possède plus qu’une famille, rafistolée comme possible. Les cartes semblent venir d’horizons différents, elles sont déchirées par endroit et pourtant, le jeu est encore soigneusement rangé dans son étui et secrètement gardé dans cette boite en carton. L’une des cartes, dont le rôle n’est plus très bien défini, car elle en a occupé plusieurs, est celle de la fille aux yeux tristes.

À l’origine, la fille aux yeux tristes venait d’un joli jeu, coloré, animé et original. Enfant, elle le croyait indestructible, elle le prenait partout avec elle, fière d’appartenir à une famille « pas comme les autres », une édition limitée. Elle avait la main : les personnages de sa famille étaient uniques et même si pas toujours évidents les traits qui les caractérisaient faisaient de ce jeu ce qu’il était. Dans la famille, je demande la mère : énergique, battante, aimante, la mère est un personnage fort du jeu, sans doute le plus fort. C’est elle qui rassemble les cartes. De ses longs doigts fins, elle range le jeu soigneusement quand les cartes qui le composent se trouvent un peu trop éparpillées sur la grande table du salon. C’est une carte pourtant vulnérable et qui, si on la tort dans tous les sens, se fragilise et ne se répare pas facilement. Dans ce jeu, la mère est forte, mais a toujours été de pair avec le père. C’est le stöck. Le père, c’est une autre carte forte, celle de la stabilité. Il règne sur la famille; aïeuls et enfants, et gère les règles du jeu. Ce duo est le commencement de cette famille. Il est responsable de certaines associations et surtout il est à l’origine de l’extension. Il permet de complexifier le jeu, en ajoutant des personnages. Les relations s’intensifient et par la pose de questions, les uns et les autres se découvrent, s’apprivoisent et apprennent à partager le même univers. Dans cette famille, vient ensuite le frère. C’est une carte instable, qui se perd facilement dans un moment d’inattention, qui ne fait pas toujours aisément partie de la famille, sans pour autant désirer la quitter. C’est important de le posséder dans son jeu, car c’est une carte alliée pour la fille aux yeux tristes, celle que l’on garde dans sa manche, que les autres oublient facilement et qui permettra de réunir la famille et de gagner la partie.

Les bases du jeu sont simples. Son apprentissage semble l’être également. Quelques cartes tenues paresseusement dans une main, une éternelle même question, plusieurs échanges et le tour est joué.

Or, lors d’une partie, on néglige trop souvent le facteur temps. On lance plusieurs rounds, les parties s’enchainent, le plaisir est commun et soudain, la donne change. Dans le jeu coloré de la fille aux yeux tristes, les choses se sont transformées. La stabilité offerte par la présence du père a disparu quand celui-ci a quitté le jeu, à la fin d’une partie perdue, agacé d’échecs consécutifs depuis un certain temps. La famille ne pouvait plus jouer convenablement, amputée d’une carte fondatrice. Affaibli par cette perte, le jeu est devenu plus long, lassant, le plaisir a disparu pour être remplacé par la contrainte. Une seule carte, faible déséquilibre et pourtant, on réalise que le château dépend de certaines pièces fondatrices et celle-ci en faisait partie. Alors, il faut du temps. Du temps à ne rien faire, pour commencer. Le jeu doit s’interrompre un instant. Puis, la famille a repris des forces et comme pour n’importe quel jeu, a ajusté les règles pour correspondre à sa nouvelle situation. La dynamique renaît et la locomotive se remet en marche progressivement.

Après un certain temps naît le besoin de faire évoluer son jeu et de créer sa propre famille. À deux d’abord, puis à plusieurs idéalement, avec les cartes clefs que sont celles des enfants, qui viennent agrémenter le jeu de quelques pitreries. C’est relativement simple, on prolonge l’esprit de famille dans un ordre expliqué et défini, comme indiqué dans les règles du jeu. On occupe un rôle alors différent et le personnage se dégage de son statut initial pour en rejoindre un autre. La place au-dessus de lui se réduit, pour laisser un plus grand espace aux nouveaux.

La fille aux yeux tristes, la plus jeune, commençait souvent à jouer, comme la règle le veut. Jusqu’à présent, à la fin de chaque partie, elle terminait dans les bonnes mains, gagnante, satisfaite de sa famille. Et puis, on ne sait jamais trop pour quelle raison, avec les jeux de cartes : une main inattentive qui a laissé glisser la carte à terre, ensuite ramassée par une autre, d’un geste nonchalant, ou un échange malhonnête en vue du dernier bonbon au fond du sac… Quoi qu’il en soit, un jour, un homme d’une autre famille, d’un autre jeu même, s’est retrouvé collé contre la fille aux yeux tristes, ses épaules larges empiétant sur sa carte au point qu’elle sentait presque son souffle dans sa nuque.

La rencontre est floue, enveloppée d’un voile de douceur et d’incompréhension. Quand le croupier distribue les cartes, il va si vite, ses réflexes sont affutés et pour ceux qui ne se concentrent pas, à la lecture du jeu, c’est une immense surprise. Un jour, on songe à agrandir la famille, à empiler les cartes, solidifier le tas, avant de le ficeler. On imprime de nouvelles images, qui portent le visage des nouveaux venus, peut-être même qu’on rachète un jeu, plus moderne, à l’image de nos nouveaux moyens. Le coin des cartes est un peu corné et la couleur s’efface au fur et à mesure, alors on préfère le renouveler.

Et puis un jour, le paquet est brassé, ou on le promène au fond d’un sac et la famille est chamboulée.

Le garçon aux larges épaules venait d’un jeu bien plus abîmé que le sien. Petit garçon, il a grandi avec une carte manquante, il n’a jamais eu le jeu au complet. Avant de fabriquer son propre exemplaire, il n’a donc jamais gagné de parties facilement. Il a travaillé très fort pour combler ce manque. Lui aussi, il a racheté un jeu, il a imprimé de nouvelles cartes, il en a construit de très solides, pour s’assurer d’un avenir différent.

Jusque là, tout se présentait plutôt bien, mais les cartes nous réservent un avenir que nous ne connaissons pas. Elles sont aussi un jeu de hasard. Ce n’est pas étonnant que les magiciens en face leur meilleur allié.

Ensemble, ils ont beaucoup joué, aux tables de Black Jack, testant leur chance avec innocence et tombant si souvent sur le 21. Plusieurs tables ont été leur terrain de jeu, où ils se sont découverts sur le support vert, rejouant toujours une nouvelle partie, elle toujours sûre de remporter la mise et lui, persuadé que bientôt la chance les quitterait et avec elle, le vide. Ils tournoyaient autour de l’échiquier, déplaçant les pièces au petit bonheur, les renversant avec allégresse pour y dessiner les prémices de leur amour. Ils voyageaient d’un jeu à l’autre, partageaient même celui d’inconnus. Sans ne plus suivre aucune règle, ils mélangeaient les origines, les plateaux et les pions. Le sablier, au début respecté, était finalement retourné encore et encore, pour se convaincre d’un temps qui ne finit pas.

Lui, avait toujours perçu ses soirées au casino comme des escapades divertissantes et nourrissantes desquelles il revenait rassasié auprès de sa famille dont il consolidait les cartes avec force et détermination. Elle, elle a quitté le jeu sans réfléchir, épuisée qu’il n’évolue pas, lasse des parties nulles. Elle a glissé d’une main pour en effleurer une autre.

Pendant un certain temps, il leur a été facile de jouer un autre jeu, de mettre de côté l’atout pour toujours choisir cœur.

Mais à chaque rencontre, se retire une carte fondatrice, de celle qui stabilise les châteaux de chacun et tout comme cette tour en bois dont on retire les pièces une par une, en tentant de repousser l’inévitable chute, les vies se fragilisent et la fatalité se rapproche.

Assez de faire tirer les cartes et parler le hasard, entre en jeu la stratégie. Loin de maîtriser le comptage des cartes, cela serait si facile, on réfléchit. On pose cartes sur table, on évalue toutes les possibilités, on essaye de prévoir plusieurs coups à l’avance, afin d’établir avec lesquels, on sera en mesure de l’emporter. Le garçon aux larges épaules n’est plus sûr de son jeu, construit un peu à la hâte. Pourtant s’y trouve la carte joker, l’enfant. Elle possède une valeur inestimable au sein d’une famille et il semble impossible de gagner sans elle. Par ailleurs, dans certains jeux, elle est aussi appelée L’Excuse. C’est une carte difficile à évaluer, puisqu’on ne peut réellement s’en séparer. Et puis la fille aux yeux tristes n’est pas malheureuse non plus, loin de là, mais elle a peur de ne pas choisir le bon jeu, celui qui l’amènera le plus loin. Elle ne désire plus recréer ce qu’elle a vécu. Les événements lui ont prouvé que rien n’était acquis et qu’un bon jeu lors d’une première manche pouvait s’avérer sans valeur lors de la manche suivante.

La fille aux yeux tristes n’a jamais vraiment su ce qui plaisait au garçon chez elle, mais elle était sûre que de son côté, elle avait trouvé chez lui ce qu’elle n’avait plus depuis longtemps, cette confiance aveugle, cette certitude que ses larges épaules auraient l’envie, le pouvoir et la détermination de la soutenir en tout temps et de se battre pour gagner. Et sans rien perdre de sa force, elle a peu à peu laissé le plastique protecteur se décoller de la surface de sa carte pour respirer. Elle s’est dévêtue de ces accoutrements de reine, elle a retrouvé ses caractéristiques originales, celles qu’elle possédait dans les toutes premières parties, alors que l’on demandait encore la petite sœur. Tout naturellement, les larges épaules du garçon ont couvé ce regard triste, et libéré le bonheur qui se cachait derrière la peur de ne pas oser l’exprimer.

On a alors envie de donner un coup de pied dans le château de cartes, mais sans trop le regarder s’écrouler…

Et puis ils pensent ensemble. La fille aux yeux tristes sait, et le garçon aussi, force de leurs expériences, que les choses peuvent se rafistoler. Avec une bonne paire de ciseaux, un rouleau de scotch, une aiguille et un bout de ficelle, il est possible de consolider un jeu au départ bien abîmé, et avec de l’amour et beaucoup de délicatesse, d’y jouer de nombreuses années. Alors, on se dit que oui, c’est plus fragile, que l’on a plus de chance de perdre une carte en chemin et puis que les nouvelles familles ne dépendent pas uniquement d’une paire d’As. On sait qu’il faudra être prudent, passer la poussière souvent sur la boite du jeu et surtout y jouer toujours et partout: manipuler les cartes, les faire glisser entre ses doigts, se les tendre avec douceur, tout en se regardant dans les yeux.

Et puis la fille aux yeux tristes se trouve égoïste de demander le père dans une famille, alors qu’elle sait ce que cela provoque de perdre cette carte dans un jeu. Elle oscille entre le désir propre à chacun de vouloir ce qui est le mieux pour soi et la conscience d’ôter une carte précieuse à l’adversaire. Vouloir l’emporter se conçoit forcément au dépend de l’autre, mais à quel prix ?

Dans l’une de ces maisons familiales, au dernier étage, dans le grenier poussiéreux, loin d’être laissé à l’abandon, plutôt soigneusement imaginé comme tel, où les souvenirs bricolés par dix mains agitées s’empilent comme mille pièces en bois, non plus fragiles, mais usées d’un emploi assidu, voire acharné, repose ce vieux jeu des sept familles qu’aucun n’ose jeter. Trop usé pour être utilisé (le coin des cartes est corné et la couleur s’efface, c’est exactement ce qui leur plaît), il est entreposé dans un carton en papier déchiré sur le côté gauche, sous un cahier de coloriages où la lune sourit. Nul besoin de chercher plus loin pour découvrir l’histoire de cette famille, ce ne sont ni les cadres où se multiplient les sourires, ni les boites de vêtements d’hiver qui vous feront comprendre ce qu’ils ont réussi à devenir, mais cette petite pile de cartes abîmées, qui recèle dans chaque trait les fondements de leur histoire.

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