"Le temps est père de vérité." François Rabelais
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S’il y a une chose que je regrette, c’est de n’avoir pas dit à Marcel toute ma tristesse et ma honte d’avoir été mise à l’écart de la vérité.

Mes parents, paysans, m’ont prénommée Marguerite, en référence certainement à la fleur des champs, reine de la campagne. Cinquante ans m’ont permis de savourer les: «je t’aime à la folie» et de déguster stoïquement les: «pas du tout». Ma petite vie s’est effeuillée entre le travail bien fait, la nature, la musique, les réjouissances familiales et un divorce à l’amiable. Depuis que je vis seule, j’apprécie le silence, mais je reste fascinée par des rencontres impromptues. J’aime entendre des histoires simples, occasionnellement tragiques, d’inconnus croisés au hasard de mes déplacements. Sur un quai de gare, assise sur un banc public, dans un bus, je n’hésite pas à sourire, souvent à entrer en conversation avec la femme ou l’homme sis à proximité. Ces instants fugaces durent quelques minutes. Certaines fois, ils se prolongent entre deux arrêts. Puis ces anonymes s’éloignent retrouver leurs proches ou s’enfermer dans leur solitude. Je poursuis alors mon chemin, les observant s’écarter de moi à jamais. Partages éphémères, ils m’apportent un zeste d’inattendu et fleurissent mon parcours routinier.

Ce matin de juillet, la chaleur de l’été m’incita à prendre le bus plus tôt que d’habitude. Au premier arrêt, une vieille dame vint s’asseoir à côté de moi. C’est elle qui engagea immédiatement la conversation.

— Je vais à l’hôpital pour un examen, heureusement j’ai rendez-vous avant huit heures, car je ne supporte pas les températures caniculaires.

Me dévisageant sans pudeur, elle poursuivit: «Vous ressemblez à une de mes amies, elle se prénommait Adèle». Intriguée et surprise, je lui répondis que ma mère s’appelait Adèle.

— Connaissez-vous Robert et Marcel? Renchérit-elle.

— Oui, Robert était le frère de ma mère. Il est décédé peu après sa sœur.

— J’ai donc bien connu votre maman. Je l’aimais beaucoup.

— Personne dans mon entourage ne se prénomme Marcel. Qui est-ce?

— Mon Dieu vous n’êtes pas au courant!

— Expliquez-moi qui est ce Marcel.

— Tout le monde savait! Votre grand-père Léonard avait commis un impair. Il a eu un fils hors mariage.

— Tout le monde? Mais je viens d’avoir 50 ans et je ne sais rien de cette histoire!

— Ce garçon a grandi dans le même village et a été élevé par la famille de sa mère. Léonard n’a jamais voulu entendre parler de ce gamin et a toujours refusé de le rencontrer.

Euh, mais, mais, mais… Je babille trop! Je descends au prochain arrêt… Marcel un jour est parti, il s’est marié et je ne l’ai jamais revu. Je n’aurais jamais dû ouvrir ma bouche ce matin! Au revoir, Madame, bonne journée.

Abasourdie par cette révélation, ma journée ne fut ni bonne ni franchement mauvaise. Elle fut différente de toute celle de ma vie.

Pendant plusieurs semaines, je restais muette sur cette histoire. Je n’informais personne de mon entourage, puis, un jour, je décidais de rendre visite à une vieille amie de ma mère.

Elle vivait depuis toujours dans le village de mon grand-père. Devant une tasse de thé et des bricelets faits maison, elle me confirma l’existence de cet oncle banni, rejeté.

— Après la naissance de son fils, sa mère immigra en Russie où elle trouva un travail chez des aristocrates. Avant de partir, elle confia le bébé à son frère et sa femme. Cette nouvelle famille l’accueillit et il grandit au milieu des quatre autres enfants. Il apprit la vérité sur sa filiation vers l’âge de 15 ans et quitta le village peu après.

Tout en me versant une tasse de thé, elle ajouta: «Marcel se maria et eut deux enfants, Ariane la fille et Jules le fils. Ce dernier vécu longtemps avec ses parents. Marcel devrait être encore en vie».

Cette dernière phrase me fit soudain entrevoir une rencontre, une reconnaissance informelle de son existence au sein de notre famille.

Le trajet en voiture pour rentrer chez moi me permit de réfléchir et d’élaborer une stratégie afin d’entrer en contact avec Marcel. Dès le seuil de mon appartement franchi, je m’affalai sur le canapé et téléphonai immédiatement à ma cousine Suzanne. Nous avions un oncle et nous n’étions pas au courant, je me devais de lui annoncer cette bonne nouvelle. Sa réaction fut contraire à mes espérances. Elle me fit comprendre que le temps passé était révolu et qu’il ne serait pas très opportun de réveiller cette vieille histoire. Puis, abruptement, elle conclut: «Si par hasard il avait des dettes… et s’il prenait un avocat, et s’il réclamait une partie de l’héritage… la ferme du grand-père tu y as pensé»!

Je tentais ensuite ma chance auprès de mon frère cadet, puis de l’aîné. Ni l’un ni l’autre n’étaient au courant et n’avaient l’intention d’entamer avec moi une recherche:

«Ne remue pas les vieilles histoires, c’est du passé et le passé est loin derrière nous»!

Déçue amèrement par ces réponses, je pensais de plus en plus à ce Marcel. Je l’imaginais adolescent, rôdant autour de la maison de son père, notable de la contrée. Peut-être avait-il tenté de l’approcher pour lui parler. Grandir sans lui, sans sa mère, comment avait-il vécu son enfance baignée par les non-dits? Avait-il souffert d’être un fils bâtard? Ses camarades d’école se moquaient-ils de lui?

Je lui écrivis une longue missive dans laquelle j’expliquai avec force et détails comment j’avais appris son existence et lui proposai de le rencontrer. Trois jours plus tard, la lettre me revint avec la mention «Décédé». Je tournais et retournais l’enveloppe. J’avais envie de pleurer la perte d’un inconnu, une mélancolie brumeuse m’envahissait insidieusement.

La semaine suivante, je me rendis au cimetière de la petite ville où Marcel avait vécu.

Les endroits où reposent les morts jouxtent souvent les églises, c’est donc tout naturellement que je garais ma voiture à côté du magnifique édifice néo-gothique. Proche du monument, je longeais des maisons coquettes entourées de jardins fleuris, mais point de tombes. Je m’adressais à une vieille dame qui passait par là. Elle m’indiqua la direction du cimetière et j’osais une question qui me brûlait les lèvres:

— Avez-vous connu Marcel Rapin?

— C’était notre voisin, il est décédé il y a deux mois pendant nos vacances en Espagne.

La mort de sa femme Adèle, il y a quelques années, lui causa un lourd chagrin. Son fils, divorcé,

ne vit plus ici. Son ex-femme prenait toujours soins de Marcel, vous devriez la trouver facilement. C’est Élisabeth Martin, elle habite la rue Centrale.

Je bredouillais des remerciements, troublée d’avoir appris que Marcel avait une conjointe prénommée comme ma mère.

L’automne s’amusait à faire tomber les feuilles des arbres. Sur les tombes, les chrysanthèmes rivalisaient de jaune, ocre, violet, blanc. Quelques personnes s’attardaient dans une allée. À plusieurs reprises, je fis le tour du cimetière, essayant de dénicher l’appellation Marcel Rapin sur une plaque ou une croix. Je ne trouvais rien, pas de trace. À un homme d’âge mûr qui repartait, je posais la question. Il ne connaissait pas de Rapin, ne savait rien. Je rentrais chez moi, traînant ma peine, à la recherche désormais d’un inconnu disparu.

J’écrivis à Élisabeth son ex-belle-fille, et lui contais tous les détails de ma recherche. Je lui demandais de pouvoir la rencontrer. Elle me répondit favorablement, m’invitant à venir prendre le thé chez elle la semaine suivante.

En entrant dans son salon, je vis la table couverte de photos. J’allais enfin connaître mon oncle Marcel. Après m’être installée, je sortis de mon sac de nombreux portraits de mes proches. Ceux de mon grand-père, décédé avant ma naissance, s’exposaient maintenant à proximité de ceux de son fils banni. Femme menue, timide, Élisabeth avait un visage rond encadré par des cheveux bleutés par la teinture. Elle sourit, s’assit à son tour.

— C’était un homme bon, généreux, commença-t-elle. Peu de temps avant son mariage,

il avait ouvert un petit commerce dans lequel on y trouvait tout, du pain frais, du beurre, des clous et autres quincailleries. C’était la caverne d’Ali Baba, son univers, toute sa vie. Dans sa boutique, il y resta jusqu’au dernier jour, puis, il rendit l’âme dans son sommeil.

Au-dessus de la pile de photos, je contemple le portrait jauni d’une femme au sourire sublime. Des boucles encadrent son visage et un large ruban dans sa coiffure lui confère un air de marquise. Élisabeth surprend mon regard et me dit:

— C’était la mère de Marcel, elle aimait beaucoup son fils. De Russie, elle lui envoyait de l’argent afin qu’il puisse réussir dans la vie. Elle était venue le voir une ou deux fois et revint définitivement en Suisse, vieille et fatiguée. Marcel l’accueillit alors simplement chez lui. Elle mourut ici. Il était très reconnaissant envers sa mère. De son père, il ne disait jamais rien. Il ne voulait pas en parler. Sur ses documents officiels, la mention: «né de père inconnu» m’intriguait, mais personne n’osait le questionner. Il souffrait en silence, n’exprimait rien.

La sonnette de la porte d’entrée retentit. Élisabeth se leva pour répondre et me laissa seule à la table. Devant moi, inerte, s’exhibait le mutisme de la mémoire. De ce drame, persiste du papier noir et blanc. Quelques photos jaunies évoquent l’enfance, le couple, les rencontres familiales. Je contemple ces jours heureux figés. Une page froissée d’un journal local attire mon attention. En haut de la feuille à gauche s’affiche une photo de Marcel. Il porte un chapeau de paille qui lui donne une allure cocasse. Son sourire plisse délicatement le coin de ses yeux rieurs.

Derrière une paire d’énormes lunettes, son regard franc me scrute. Le texte mentionne:

«Marcel, un aimable aïeul né en 1909, vient de quitter ce monde au bel âge de 94 ans». Je parcours l’article qui retrace en quelques alinéas son existence. Il se conclut par des mots qui me bouleversent: «Il était doté d’un caractère agréable, facile à vivre; il ne se plaignait jamais. Il était particulièrement apprécié dans sa profession à une époque où le service à la clientèle avait encore ses lettres de noblesse».

Concentrée, émue, je fixe le portrait de Marcel à la recherche d’une ressemblance familiale.

Soudain, debout devant moi, je remarque un homme jeune de corpulence athlétique, au visage rond, surmonté d’une tignasse aux cheveux châtains et ondulés. Dans ses bras, un bébé aux boucles blondes s’agrippe à lui. Je sursaute, je ne les ai pas entendus entrer. Élisabeth, enjouée s’avance: «Voilà mon fils et mon petit-fils»!

— Mon nom est Marius, et voici Hugo.

Dans l’intonation de sa voix, il me semble retrouver des sons familiers. Son sourire timide ressemble à s’y méprendre à celui de mon grand-père sur les photos. Ses yeux d’un brun vif, surmontés de sourcils épais, me rappellent ceux de mon oncle.

— Ma mère m’avait avisé de votre passage. J’aimais beaucoup mon grand-père. Il était toujours là pour moi. Il m’emmenait aux champignons, me racontait des histoires. Il ne se lassait jamais de me conter le voyage qu’il avait fait avec sa mère en Russie. Il parlait de Moscou et de St-Pétersbourg, de la neige, du froid, du musée de l’Ermitage dont il me détaillait l’immensité et toutes les splendeurs qu’il avait eu l’occasion de découvrir.

Tout en discutant, Marius s’installe sur une chaise en face de moi, le passé en images nous sépare.

Des dizaines de photos exposées près de nous, mélangent vérité, mensonge, bonheur, secret. L’enfant les regarde avec insistance. Son père observe celle d’un homme que je lui tends. Droit comme un i devant sa ferme, le visage austère et les moustaches tombantes, mon grand-père porte son costume du dimanche, rehaussé d’une large cravate sombre. Derrière lui, la porte de la grange est ouverte. Marius reste un long moment silencieux, soupire et dit: «Nous ne devrions pas nous appeler Rapin»! J’acquiesce. Son regard replonge sur l’image de notre ancêtre commun. Élisabeth détend l’atmosphère en annonçant qu’elle va faire une tasse de thé. Marius s’appuie contre le dossier de la chaise et cale le bébé sur ses genoux.

— J’aimerais vous emmener chez ma tante, la fille de Marcel. Elle serait soulagée de connaître enfin son grand-père. C’est la seule de la famille qui un jour avait évoqué cette histoire. Je devais avoir dix ans quand je l’avais entendue dire que la mère de Marcel avait subi des outrages avant la naissance du bébé. J’avais longtemps pensé que la pauvre femme avait été terrassée par la foudre, car je confondais outrage et orage. À l’adolescence, mon institutrice nous expliqua un jour la définition du mot outrage. J’avais commencé à comprendre, mais tout le monde se taisait. Alors je me taisais également, puis j’oubliais cette anecdote. Maintenant, vous venez jusqu’à nous et je vous en remercie.

— Je regrette de n’avoir pas rencontré votre grand-père. Aurait-il souhaité que je lui rende visite?

Je ne le saurai jamais. Je suis ravie de vous connaître, d’apprendre que Marcel vécut une longue vie heureuse malgré tout. Cependant, je tiens à lui rendre personnellement un ultime hommage.

Je désirerais fleurir sa tombe. Dans le petit cimetière où je suis allée, je n’ai pas trouvé sa sépulture.

Élisabeth entre à ce moment, un plateau chargé de la théière, de tasses, de friandises. Son fils pousse l’amas des photos dans un angle de la table. Après avoir déposé le tout, elle tend un biscuit à son petit-fils qui s’empresse de le mettre dans sa bouche.

— Marcel n’a pas de tombe, précise Élisabeth en servant le thé. Il avait demandé d’être incinéré et avait surtout insisté pour que ses cendres rejoignent le jardin du souvenir sans aucune indication!

Mon oncle Marcel était retourné incognito dans le silence du ventre de la terre.

Afin de le faire sourire de là-haut, j’irai au printemps, fleurir le jardin des souffrances non dites. Je lui apporterai une grande brassée de myosotis, des ne-m’oubliez-pas.

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