Lecture par Abigaël pour Webstory

Un conte philanthropique avec un chapeau, une date et des initiales. L'action se déroule de nos jours à Lausanne, et il ne pouvait pas ne pas être fantastique, puisque nous traversons une année particulière, une année bissextile.
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Joël Teubet était en effet ce qu’on appelle un ”gros dégueulasse”: il avait souvent les mains dans les poches de son pantalon trop ample quand, vers six heures du soir à la sortie des bureaux, écoles et magasins, il prenait le bus ou la ligne du métro bondée, gorgés de ”nanas canons” comme il disait quand il se parlait tout seul. Pas la peine de faire un dessin sinon celui de son visage aux paupières et poches adipeuses qui donnaient à ses yeux bleus bovins un air de couleuvrines limées dans la molasse. Tout le bonhomme exhalait son odeur, comme le basilic dont la seule vision éveille le sens olfactif. Sauf qu’évidemment, Teubet ne sentait pas le basilic. Etait-ce les phéromones du pervers ? Peut-être… On avait de Joël Teubet une idée claire dès qu’on l’apercevait, même de loin, dans l’une de ses chemises à carreaux et manches courtes, repassée avec soin. Ses bras glabres étaient rouges.

Si la chemise tirait sur le beige, c’est le beige lui-même, arboré par lui, qui passait de mode. Par un triste phénomène de décalque, il dépravait ce qui l’environnait, jusqu’aux passagers des transports publics qui se tenaient aux alentours. Par effluve, le genre humain tout entier pouvait se retrouver sujet à caution.

Et pourtant il avait été enfant, adolescent, idéaliste comme tout le monde. Il avait même été plus poète que la moyenne à une époque bien révolue où il voulait faire archéologie avec spécialisation en latin à cause de Marc-Aurèle qu’il adulait. Mais ayant raté les concours, tout bêtement, et n’ayant à produire d’autres papiers que la preuve de ses écoles normales, il s’était frayé un chemin en laiterie, à Moudon où jusqu’à 43 ans il avait fait équipe avec ses collègues de la pasteurisation. Et puis ses problèmes commencèrent avec la solitude, une consommation accrue de soir en soir de bière, de rouge; d’Armagnac enfin, quand, se tenant encore, il parvenait à faire oenologie des spiritueux. Bientôt, il n’y eut pour l’écouter dilapider son savoir que des coreligionnaires en mal d’amour qui s’en foutaient pas mal des ceps, du malt et du feu dont on fume le bois des tonneaux.

La suite est trop entendue pour être retracée, si ce n’est son goût un peu plus prononcé pour les choses du ça, au début. Idem, il était parti d’assez beaux succès auprès des travailleuses du sexe de Moudon, d’Eclépens, de Bournens où il était même parvenu à se tailler une réputation d’épicurien infatigable. Elles l’appelaient ”Iron Man” et, vu les échecs à répétition qui jalonnaient son parcours en dehors et à l’intérieur de la laiterie, les compliments de ce type lui faisaient du bien au moi. Mais enfin, il y eut là aussi un temps, une jeunesse qu’il faisait jouer aux prolongations dans la garçonnière où il persistait à demeurer sans débourser plus de 480 CHF par mois. L’épargne, et donc une certaine forme d’indépendance de style plutôt que d’esprit, participait pour beaucoup à son priapisme monté en sauce par certaines qui vers Pâques, pour la fête ou le printemps, s’accordaient à lui faire un prix pour des parties à trois.

C’était la ”belle époque”, vers le début des années 2000 quand les motifs à carreaux étaient tendance. Mais dix-huit ans plus tard, chômeur en fin de droit percevant une petite assurance invalidité pour des problèmes de dos, Joël Teubet se caressait sur la ligne Lausanne-Moudon.

 

Au sortir de la grosse chenille bleue-blanche des industries Maybach de Schaffouse, il tomba sur un haut-de-forme.

 

C’était par terre, au détour d’un petit promontoire inutile fait d’aluminium, de plexiglas et de béton, la sainte trinité des architectes modernes. Une sorte de corniche à prétention esthétique, mais qui n’en respectait pas moins toutes les normes et qui permettait d’entrer à la supérette de la station par sept pas supplémentaires. Une structure encore assez neuve pour être souillée au lieu d’être sale, bref ce fut là, entre un crachat et une gomme à mâcher foliacée, comme posé sur le goudron, noir sur noir, soyeux sur calleux: un chapeau d’une autre époque, cireux, luisant, une espèce de dispositif scénique – on était bien à Lausanne.

Joël Teubet le ramassa sans que ne riment à cette vue ses yeux par trop bourrelés. Il lisait les initiales ”B.E.” inscrites en lettres capitales dorées sur l’arceau intérieur, une bande en cuir immaculée de tout dépôt de graisse ou de sueur. Il tournait et retournait l’objet dur comme le frac dont l’idée émanait par association, touchait sans oser caresser sa soie tendre qui étincelait; ce chapeau-là, c’était une implosion de délicatesse.

Joël Teubet le posa sur sa tête et devint dès lors un être délicieux. Etait-ce par mimétisme, par jeu tel que les enfants de collège le font pour le spectacle de fin d’année, quand la classe se précipite sur la malle aux déguisements et qu’enfilant un gilet, un tel adopte un langage ampoulé, une telle autre des manières de pipelette par le simple effet d’un serre-tête ?

Joël Teubet eut mieux que des manières, il eut des égards, un feu rentré pour l’âme du monde et les gens. De l’attention pour la vie qui, faite de tant de détails, exige un talent de virtuose. Sans s’être déplacé d’un pas, il devint habité, sans avoir non plus dérangé les traits de son visage bouffi. Le feu intérieur n’est pas froid, il est intérieur.

 

Alors comment ? Mystère… Etait-il figé ? Non plus, tellement. Alors par quoi ce phénomène ? Par quoi ses tissus sous-cutanés au jaune hépatique se métamorphosèrent-ils en ceux du pâtre, du sage, du génie, du visionnaire ? Impossible à dire car ils n’avaient pas changé. Rien n’avait changé en somme, le ”gros dégueulasse” était juste ailleurs. Entre une porte ouverte et une porte fermée, il n’y a aucune différence.

Le premier pas qu’il fit dans ce nouveau monde, coiffé de son chef, était l’équilibre même et contenait le temps et l’espace dans la dimension infinie que depuis l’époque des sumériens l’on s’ingénie à dire. Mais puisqu’il faut bien voir quelque chose, disons que ses pores, bourrelets, suppurations se trouvèrent secs à présent. Le mou n’était plus morbide et tel qu’il marchait, notre homme faisait penser à un chef sioux descendant la 5ème Avenue après la conquête de l’Ouest par les Yankees, disons en 1903: immarcescible.

Il alla ainsi jusqu’au Café de la Poste, sous Gare, et s’assit à son carré de table en hêtre, calée avec un sous-verre de bière. Ses vergetures insanes même scintillaient ainsi que la prunelle sacrée de ses yeux, points noirs infinis, communs à tous. Quel chapeau splendide, quel être fantastique ! Il se tenait droit comme un i et les clients amusés lui lançaient des regards-fusées. On s’était tu devant son aura et quand il commanda un café crème, la messe était dite: il faisait figure de souverain absolu, indiscutable, fou peut-être, marginal sans doute, sentant vaguement la pisse, mais parfaitement légitime. L’étrange chez lui était autant son autorité que l’évidence avec laquelle elle s’imposait. On était contraint de se demander: ”Quoi ?! Suffit-il d’un accessoire de carnaval pour devenir roi ?”. Car on connaissait bien Joël, ce vaillant tueur de temps qui, entre les pages plombées du 24 Heures lu à l’encart près, descendait quatre galopins sans problème de vessie.

Sandro Menez, un ancien camarade de gymnase vaudois devenu disquaire bernois – il liquidait d’anciens stocks – l’interpela; il avait l’esprit frondeur braqué tous azimuts sur Joël depuis que celui-ci l’avait traité de ”bougnoule”, un soir d’ébriété à la fête de la Cité. L’ambiance entre eux avait pourri, leur drôle de guerre était à ce jour béante et puante.

– Alors, Houdini, qu’est-ce que tu nous caches sous ton beau chapeau ?

Dans la question anodine déjà, le désir de nuire. Sandro s’était rapproché du ”gros dégueulasse” – l’expression était de son cru – et lui avait arraché comme la tête: son gibus. Nu soudain, Joël se rabougrit à la vitesse d’une ampoule qu’on éteint. Sursaut de l’épave, résurgence immédiate du gras, sur le crâne et dans la tête.

”Rends-moi ça, merdeux !!”,  tonnait le libidineux avant d’imprimer du corps un mouvement fulgurant; le sexagénaire fondit sur son ancien copain frisé et récupéra sa vie d’un geste d’épervier. Le dos de sa chaise n’avait pas fini de tomber en tapant le damier du carrelage, que l’échauffourée était terminée: ç’avait été bedaine contre bedaine mais on n’avait pas pu tout voir dans la rixe, quand les bras de Teubet, deux langues de caméléon, avaient happé le chapeau par instinct de ne pas mourir une deuxième fois. Le voilà recoiffé, maître de la situation et du monde, bien au-delà du Café de la Poste. Il se rassit et porta le crème à sa moustache généreuse, dans l’écho encore de la foudroyante empoignade qui avait été humiliante pour Gomez – sans se casser, ses lunettes étaient tombées par terre et dans l’effroi, le disquaire en faillite avait lâché un vent caverneux. Dignement, son ennemi lui avait tendu la main pour l’aider à se relever en disant: ”Mon ami, ne nous blessons plus.”

Mais le plus fantastique suivit:

– Nous sommes toi et moi des êtres merveilleux, sensibles, appelés à de grands projets. Ne te méprends pas: la fragilité est l’aplomb de la véritable grandeur si elle est artistement soignée. Tout le mal, toute l’indifférence que j’ai pu par le passé te témoigner par l’insulte ou l’acrimonie, j’en regrette toutes les sombres manigances. Effrayé d’apparaître tel que j’étais – lâche, faible, méprisable – je pensais pouvoir me dissimuler par l’esclandre et la grossièreté. Ce fut l’inverse et mes vices saillirent et souillèrent d’autant plus que mes manières les confirmaient. Je devins bourreau et victime – de moi-même – là où toi, Sandro, n’étais que victime. Dans l’erreur, n’est-ce pas mon ami, on commet des erreurs. Je veux ici te demander pardon de tout cela. Me l’accorderas-tu ?

C’est qu’il avait à ce moment-là déjà remis son gibus qui élevait sa tête autant que ses pensées. Il paya son café et salua tout le monde après que machinalement Sandro Gomez ait dit « oui ». Aurait-on pu dire autre chose sans parjurer son humanité même ? L’”indien” sortit du café en humant l’air délicieux de février qui déjà annonçait le printemps.

 

Quand il marchait dans la rue, il était le spectacle de la dignité qui se déplace. Ce n’était pas sans effet: les passants se retournaient, s’attardaient pour le regarder. Des voitures aussi, provoquant embouteillages et concerts de klaxons colères; mais ces derniers ne duraient guère: il suffisait que les chauffeurs contrariés aperçussent Teubet pour que l’énergie de leurs poings contractés reflue à leur âme qui elle alors se dilatait. Il n’y a pas de meilleur mot qu’âme pour décrire le lieu où le changement s’opérait. Changement de regard, de perception, changement de vie. L’envoûtement servait ici à la manière du physiothérapeute qui remet une épaule en place.

Aussi, la rue Marterey, le long de laquelle se déroulait le miracle par la seule présence de l’ancien pervers, fascinait. Elle devint boulevard de lumière sans qu’aucune autre condition n’ait changé que l’air autour des êtres et des objets, cette chose aux trois ”M” que les anciens nommaient éther. Les trois ”M”, nous les connaissons tous mais n’en vivons la syntonie que très rarement: Miracle, Merveille, Mystère.

Et donc, réellement, concrètement, que se passait-il ? Les gens abordaient ce marcheur marmoréen; sans rien connaître de lui, sans savoir que lui demander, ils étaient poussés à faire: ”Excusez-moi, pourriez-vous m’indiquer où se trouve tel jardin, tel parc, telle rue, tel monument ?”. Ou bien: ”Ne nous connaissons-nous pas de quelque part ?”. Ou carrément: ”J’aime beaucoup ce que vous faites, ce que vous êtes !”. Mais la plupart ne savaient adresser que cette parole essentielle qui résumait tout: ”Bonjour !”. Dans sa simplicité, elle n’était jamais débile, au contraire: le mot, libéré du plexus solaire, illuminait les visages ainsi que sait le faire le Grand Tout. ”Bonjour !”.

Imperturbable, brûlant les coeurs du feu nourrissant de l’Egard, c’est ainsi qu’évoluait le ”gros dégueulasse” qui ne l’était donc plus et qui par des inflexions tacites répondait à toutes et tous. Puis il alla s’asseoir sur un banc, plus loin dans un parc. On ne l’importunait pas, ne se permettait de le suivre, de l’observer, de brouiller son calme, son être. Sa présence dense galvanisait les moineaux qui cessaient à ses pieds de piailler, de fureter pour, immobiles, pointer sur leur Phoenix leurs petites billes noires. On les aurait dits empaillés. Lui était comblé du sentiment insurpassable d’être au monde, le tube sur la tête.

 

C’est alors que surgit la vision d’un homme s’extirpant d’un buisson comme une flamme d’un feu ardent. Ce n’était pas une vision, c’était l’homme, en frac, faux col et plastron débraillé, aux cheveux gominés échancrés par la lutte qu’il se livrait à lui-même. De loin, Joël Teubet arrêta sur lui ses yeux bleus et vit qu’il était en déroute, en quête d’une réponse ou d’une aide qu’il implorait auprès de promeneurs effarouchés. Puis il vit qu’il le vit. Un temps. Déjà il se rapprochait d’eux, de son chapeau et de lui. Les moineaux s’envolèrent.

L’homme en frac prononça d’une voix tremblante: ”N’auriez-vous pas vu mon chapeau ?!”. La réponse semblait évidente, nonobstant Joël répondit que non. L’assez jeune homme aux traits délicats et cependant dérangés, au visage éraflé, émacié, émouvant, s’agitait intérieurement, sans se laisser démonter:

– Je recherche mon haut-de-forme qui ressemble exactement à celui que vous portez. Êtes-vous sûr de ne pas l’avoir échangé par mégarde avec le mien ?

– Non, jeune homme, je suis désolé. Ce gibus m’appartient en effet.

– Ecoutez: ce chapeau m’est très cher. Je suis musicien et sans lui je ne peux rien créer. Je mettais la dernière main à ma grande symphonie et…

Joël l’interrompit d’un geste.

– Qui vous dit que c’est le vôtre ? Rien ne ressemble autant à un chapeau qu’un autre chapeau.

– C’est vrai, reprit l’artiste, nous allons pouvoir être fixés: je m’appelle Bertrand Evans et mes initiales sont inscrites à l’intérieur: B.E. De grâce, Monsieur, c’est une question de vie ou de mort !

L’ancien dévergondé pinça le bord du vêtement en dur, le souleva et jeta un oeil serein dans le claque. Puis il présenta le bandeau à son interlocuteur: ”J.T.” pouvait-on y lire. Sans effusion il poursuivait:

– Je m’appelle Joël Teubet, Monsieur, et je ne vous ai dit que la vérité: j’appartiens plus à ce chapeau que ce chapeau ne m’appartient.

Le compositeur recule avec effroi, le désespoir grippant ses membres, sa nuque, le regard presque stupide à ce moment. Mû par la détresse, il s’excuse, s’éloigne, s’égare. Irréprochable, le vieil albatros veut venir en aide à l’oisillon: il avance vers celui qui recule.

– Ne vous inquiétez de rien, Monsieur Evans, vous pourrez toujours compter sur moi. De quelle oeuvre s’agit-il ?

Le jeune artiste en frac titube dans le parc, piétine certaines fleurs, et Joël le suit comme un fantôme bienveillant et latinisant:

– Sol lucet omnibus !

Le musicien se détourne, broyé par la catatonie. Des cris étouffés sortent de sa poitrine, rauques et déchirants. Il prend sur sa gauche, met le pied sur la chaussée quand passe une auto; elle freine trop tard: la queue de pie fait un tour d’hélice effroyable, l’homme renversé s’immobilise sur le bitume goudronné de la veille (la ville dépense assidument où elle peut).

Joël Teubet accourt et se penche pour recueillir les dernières paroles de l’artiste:

– Prenez-en soin, faites-en quelque chose… Il doit, il doit… servir !

Voilà notre homme qui se relève et s’écarte de l’attroupement qui s’est formé autour du corps gisant: passants, hommes, femmes, vieux, jeunes, le conducteur, sa passagère, d’autres inconnus encore.

Et alors l’artiste rend son dernier soupire, on le comprend par le souffle que les badauds retiennent collectivement; et alors ils se retournent vers l’imprécateur battant – c’est inédit – en retraite. Vu la mort, vu le mort, celui-ci ne peut garder son haut-de-forme. Il se découvre: la bénédiction devient malédiction, et sa responsabilité dans le fatal accident, pleinement engagée. Là non plus, rien n’est dit, les vérités profondes sourdent. Et l’attroupement devient une tête avec une idée fixe; car l’attroupement a compris. Le problème toujours, quand une foule comprend, c’est qu’elle broie les nuances par le poids du nombre, ignorant à dessein que toute vérité s’y loge…

Teubet fait encore quelques pas à reculons. Les regards ont tranché, il y a de la jugulaire dans l’air. Au signal d’une sorte de cillement, le groupe fond comme un homme sur le sale type qui hop ! de justesse se remet à couvert. Les lyncheurs subjugués par le porteur ravalent leur bile. Révolution formidable. Effusion maintenant. Teubet beau. Teubet sage. Il va, se retirant et saluant par des ronds et sort de scène, personnage principal d’une sorte de pièce éponyme.

 

Le voilà errant par les rues, caressé par les doux rameaux de la mélancolie que causent les révélations révélées. C’est alors le temps de la rumination et notre être écarlate se met à songer: suffit-il d’être, d’exister, pour offrir quoique ce soit aux autres ? Même Socrate qui n’a rien laissé, a parlé et cela permit à ensemencer l’avenir du monde. Mais lui, Joël Teubet, bien que magnifique, n’évanouirait-il pas sa lumière dans la nuit sans que rien ne veille après lui ? La différence sans doute entre le photon – au parcours indéniablement brillant – et l’Homme, est bien cette faculté de subsister post radialem, par réminiscence. Ce don est double puisque nous savons émettre autant que recueillir. Enfin, certains… La mémoire lui apparut soudain comme le lien non avec le passé mais avec toutes les choses ayant eu lieu et allant avoir lieu, ici et maintenant: l’éternité. Mais que faire ? Il avait beau être aussi royal que le tigre de Bengale, il ne saurait… il ne pourrait…

C’est alors que son attention fut détournée par le complément de sa pensée: les Quatre saisons de Vivaldi, flottaient dans l’air tempéré de la rue de Bourg. C’était une pauvre diablesse qui jouait L’Hiver archi-connu dans une version réduite pour violon seul. Teubet marcha dans sa direction: elle devait avoir son âge mais était maigre, maigre, maigre sous une cloche de cheveux gris sorcière qui faisaient le gros de sa personne; elle ne jouait pas mal, non… elle y mettait juste un peu trop de carotides, qui enflaient à chaque coup d’archet.

Nez à nez avec la musicienne, l’ancien vicelard sortit les mains de ses poches. D’un mouvement à la lenteur cérémonielle, il les leva jusqu’au front puis souleva l’objet magique auquel il fit faire une soigneuse translation. A qui savait, se donnait le spectacle d’un sacrement jeté comme trois sous, à la manière de Saint François d’Assise. Surprise d’être ainsi chapeautée, la violoniste interrompit le baroque. ”C’est tout ce que j’ai…”, répondit le mage redevenu simple citoyen.

Et tandis qu’il reculait pour poursuivre son chemin, renâclant un fond de glaire resté dans la gorge, la musicienne remercia le passant; elle se recala ensuite sur la mentonnière, resserra les chevilles de l’instrument puis reprit le fil interrompu avec une élégance que lui conféra premièrement le haut-de-forme.

Secondement, c’était toujours Vivaldi mais Le Printemps, avec la crispation en moins. D’autres piétons s’arrêtèrent pour voir et écouter la musique qui panse et guérit les plaies.

 

C’était un 29 février, jour de la transition, et tous les quatre ans le sort se débrouillait pour passer plus loin le relais. Certaines années étaient plus rocambolesques que d’autres, on en savait quelque chose au Café de la Poste. Mais tout de même, ce détour-là n’avait pas été vain: Joël et Sandro étaient redevenus copains comme cochon et ils se lancèrent le défi de monter ensemble une petite entreprise. Ils firent dans le nettoyage à sec et prospérèrent.

 

Quant au bandeau, il portait maintenant les initiales ”M.V.” pour Mireille Voiture qui entamait une tournée fracassante au Carnegie Hall. Les billets étaient partis comme des petits pains, à prix d’or.

Commentaires (1)

Webstory
22.11.2020

Félicitations à Abigaël, lauréat du 1er Prix du concours d'écriture 2020

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