Créé le: 28.09.2019
409 0 0
Le Dieu du feu

Trésors 2019

a a a

© 2019-2024 Nixx

© 2019-2024 Nixx

Qui suis-je ? Qui es-tu ? Qui sommes-nous, l’un l’autre, l’un pour l’autre, l’un à l’autre ? Que me dis-tu ? Qu’entends-je ? Quelle compréhension avons-nous l’un de l’autre ? Quelle compréhension avons-nous de notre monde ? Des autres mondes ? Qui est le dieu du feu ?
Reprendre la lecture

Le Dieu du feu

 

Tu pousses la porte et un soupir. Cette averse soudaine, tu ne l’avais pas vu venir. Pas de signe avant-coureur, pas de grondement, pas de bourrasque. Juste la pluie qui déferle brusquement, qui est comme un coup de botte dans une termitière puisque soudain les gens courent dans tous les sens et même à contre-sens du bon sens puisque tu as rebroussé chemin et que tu as poussé la première porte qui se présentait. Tu l’as poussée et tu as soupiré.

Te voilà trempé, debout dans un hall qui reluit. Tu t’ébroues et tu regardes, un peu hébété, au-delà des grandes vitres qui pleurent et qui répètent, à l’envi et à l’envers : GEM GEM GEM. Mais ces signes ne veulent rien dire pour toi, toi qui ne sais pas lire.

 

Tout est sombre dehors. L’automne genevois sur un boulevard à quatre heures de l’après-midi. À quatre heures du soir. Les phares des voitures brillent sur l’asphalte, les réverbères fument et exhalent leur lumière jaune qui s’allume, tels les yeux d’un jaguar dans la brume. Et les feuilles tombées  sont comme des nénuphars tristes dans un cénote.

Tu tournes la tête vers la droite. Un îlot de lumière, des tables, quelques personnes qui parlent à voix basse. Où te trouves-tu ? Dans un café ? À ta gauche, un comptoir, avec une femme debout, penchée, qui ne te regarde pas. Est-ce un commerce ? Un kiosque avec une loterie ? Une administration peut-être ?

En marge de la Conférence mondiale sur les peuples autochtones qui va se tenir à New-York, en cette fin du mois de septembre 2014, tu as été invité à participer à une manifestation devant l’ONU, à Genève. Dérouté par ce décor qui n’est pas le tien, tellement éloigné de ton quotidien, tu as été pris de vertige, et tu as fini par t’égarer dans cette jungle urbaine dont tu ignores les codes et les règles et la géographie. Tu as perdu ton sac de voyage. Finalement, tu as réussi à retrouver la trace d’une organisatrice de la manifestation, qui t’a conseillé de te rendre à l’ambassade. Prends ce bus, va jusque-là, descends ici, ça ira.

 

Mais voilà : le bus duquel tu es effectivement descendu ici ou là ne devait pas être le bon, ou c’est l’arrêt qui était incorrect. Tu n’as pas pu te renseigner auprès du chauffeur dont tu ne comprenais pas les paroles. Tu t’es donc égaré, définitivement. Et sans cette pluie soudaine, tu en serais encore à errer sans fin sur cette avenida, à la recherche de l’adresse que la femme de la manifestation a griffonnée sur un morceau de papier : consulado de mexico rue de candolle 16.

Tu es perdu. Tu n’as pas d’argent. Tu ne parles pas la langue d’ici, ni ne la lis. Il te faut trouver le consulat.

 

Tu te sens engourdi, tu peines à te décider, que faire ? Ton regard se porte une nouvelle fois dehors, dans la rue, où il pleut toujours, où tout est sombre. Il faut que tu bouges, que tu restes en mouvement, c’est la règle. La loi immuable de la survie dans la forêt.

Mais il faut aussi, avant tout, que tu trouves de l’aide.

Tu te diriges vers la gauche, vers le comptoir. La femme relève la tête, te sourit, te parle.

Tu ne comprends pas.

Tu fouilles tes poches, tu cherches le papier avec l’adresse du consulat, il n’est pas dedans, tu sors une carte Hôtel Ibis Genève Centre Nations, tu sors une autre carte Geneva Pass, tu cherches le papier avec l’adresse, fébrilement. Mais voilà que la femme s’empare délicatement de la carte Geneva Pass, la consulte, la retourne, la repose sur le comptoir. Puis elle tapote sur un écran, prend un ticket MEG, te le remet, te sourit. Elle tend un doigt au bout d’un bras, vers un couloir, sur ta gauche.

Elle te parle encore.

Tu ne comprends pas.

Tu la regardes, elle te regarde. Rien. Pas de lien. Un temps. Rester en mouvement, c’est la règle. Alors tu bouges. Tu te diriges vers le couloir que la femme a désigné.

 

Trois volées de marches, lumineuses, qui descendent, un grand hall vide, des panneaux, des portes à droite, à gauche, fermées, des couloirs, encore des escaliers lumineux, c’est un labyrinthe, un foutu cauchemar souterrain. Où est donc le bureau d’information ?

 

Et soudain…

Soudain, un plafond étoilé, et en-dessous, une grande salle qui se déploie devant toi comme une clairière, sombre et lumineuse à la fois. Une clairière ? Non. Une vraie salle du trésor au cœur d’un palais. Après un mouvement de surprise, tu avances le cou, les pieds, fasciné. Devant toi, un alignement de cubes translucides, brillants. Tu clignes les yeux, tu regardes à gauche, à droite, tu t’approches. Aucun bruit, ni mouvement, ni personne. Le silence est presque oppressant après le vacarme de la ville, en-dessus, au-dehors.

Est-ce un sanctuaire ?

Tu t’avances, lentement.

Dans les cubes de verre, des objets morts, ni vraiment connus de toi, ni vraiment inconnus. Curieux. Énigmatiques.

Un sanctuaire ? Non : un temple !

Tu mets un pas devant l’autre, tu passes lentement devant ces objets d’un culte dont tu ignores tout et qui, pourtant, te paraissent vaguement familiers. Des reliques familières, et étrangères pourtant. Tu ressens une légère appréhension qui vient se glisser, en filigrane, sous ce désarroi qui te désoriente.

 

Voici un vase en terre cuite. Voilà un collier de perles. Un morceau de tissu.

 

Et soudain…

Soudain, te voilà face à Camazotz ! Le dieu maya. Le dieu chauve-souris de la vie et de la mort. La divinité de tes ancêtres, celle qu’on ne nomme que du bout des lèvres, que seuls les prêtres ont eu le privilège de contempler dans l’obscurité des temples, au tréfonds des pyramides à degrés, sous sa forme d’idole de bois, de pierre ou de terre. Autour des temples, la jungle luxuriante, monde de touffeur lourde et verte, de vie et de mort.

Au contact de la statuette, il te revient les sensations d’un après-midi d’errance, loin d’Ek-Balam, dans la forêt humide. Petit enfant échappé des jupons maternels, hors de ton village, tu découvres la végétation dense, les enchantements, les enchevêtrements, les craquements, les appels sauvages. Tu t’aventures au sein de ce domaine tissé, organique, au cœur des entrailles d’une liberté gagnée chèrement, car défendue. L’ombre sous le feuillage fait comme un ciel nocturne au-dessus de la tête, les branchages comme de grandes ailes immobiles. Tu trottes de droite et de gauche, gauchement, tu vas et viens, vainement, tu avances maladroitement, concentré, suivant une progression circulaire et vaguement concentrique, tu tournes et te retournes, aux aguets, en alerte maintenant, car tu en as subitement un peu assez de toute cette liberté. L’échappée n’est plus si belle et tu es à présent égaré, courant à droite puis à gauche sous la frondaison, tournant et courant et trébuchant et, finalement, pleurant. Tu as peur du jaguar noir, des cris des oiseaux moqueurs, du froissement des bêtes rampantes, des insectes partout bourdonnant volant griffant piquant. On n’a de vue sur la canopée que dans les clairières, depuis le haut des pyramides, à 30 mètres du sol, sous le ciel bleu. Mais sous les feuilles dégouttantes, tu es perdu, perdu, perdu.

Camazotz.

Que fait ici le dieu de tes ancêtres, perdu lui aussi au milieu des autres objets inconnus et pourtant vaguement connus, loin de chez lui, volé, arraché aux siens par les colons ? Es-tu dans un temple ? Un sanctuaire ? Non. Ce sont des tombes de verre. Un cimetière d’objets morts et de dieux perdus. Le cimetière de la colonisation déicide. Tes mains se mettent à trembler.

Tu alignes un pas devant l’autre, silencieusement, inquiet, tu progresses parmi les cénotaphes.

Voici un buste perdu.

Voilà une corne perdue.

Une coiffure perdue.

Une figurine perdue.

Une flèche perdue.

Un miroir.

Perdu.

Un coffret.

Perdu.

Tous ces objets sont bien perdus, enfermés dans du verre, ailleurs, loin. Inaccessibles. Incompréhensibles. Et pourtant tellement familiers.

 

Et soudain…

Une déesse aztèque ! Car c’est bien Chicomecoatl qui se trouve devant toi, à l’abri de sa tombe de cristal ! Une boule se forme dans ta gorge, des larmes perlent au coin de tes yeux. Tout autour d’elle, d’autres statuettes, humaines, animales, anthropomorphes, assises, redressées, figées. Magnifiques. Magiques.

Tu les contemples, et te détends un peu. Finalement, tu n’es pas tellement perdu. Tu es, certes, loin de chez toi, mais ton pays, son âme, sont là, tout autour de toi. Tu regardes les statuettes, elles te fixent à leur tour de leurs petits yeux d’ombre. Des liens se tissent entre vous dans la lumière douce du lieu, c’est une reconnaissance mutuelle, presque palpable. La tension s’est dénouée, les larmes ont séché, le sentiment de solitude s’est adouci. Le temps passe sans bruit autour de toi, la gardienne du lieu passe sans bruit derrière toi, mais tu ne vois qu’elle : Chicomecoatl.

 

Le temps passe encore, et tu continues ton exploration, pas à pas.

 

Tu découvres d’autres visages de bois ou de céramique dans les vitrines, d’autres regards, et sans vous connaître, les figurines et toi vous reconnaissez, et vous communiquez. Les artefacts ne sont pas toujours incas, ni aztèques, mais tu les comprends néanmoins, tu les reconnais comme des frères et des sœurs d’adoption.

Ainsi ce petit homme de terre cuite, assis, les bras sur les genoux, avec un drôle de turban sur le crâne.

Ainsi cette petite femme debout, aux deux petits seins ronds très écartés, le ventre rond aussi, les mains sur les hanches, et les jambes fortes.

Ou ces deux porcelets couchés à côté de ce bœuf debout.

Ou encore cette autre petite femme avec une longue robe, les épaules découvertes, la bouche ouverte, avec un pendentif en forme de minuscule visage lunaire accroché autour du cou, et qui danse.

Ou cet autre petit homme, à l’air sévère, aux yeux bridés, à la moustache fine épousant la lèvre supérieure, et qui t’observe sous son haut bonnet.

Et sur un fragment de stèle – tu vas rester longtemps, fasciné, devant cette pierre façonnée en haut-relief, et à demi brisée – voici cette fois un homme vraiment de chez toi, portant une majestueuse coiffe à plumes, très ornée, de grandes boucles aux oreilles, un collier à quatre rangs de perles autour du cou, un pectoral richement décoré, des bracelets en nombre. Un roi !

Tous, vous communiquez. Ce que tu vois, ça te parle. Et ça te raconte. Ça te raconte ton peuple, ton histoire, l’histoire de ton monde de l’autre côté du monde. C’est un millier de voix qui crient et tu n’es plus perdu, ni démuni. La gardienne repasse sans bruit à tes côtés, mais tu ne vois qu’eux : le petit homme, la petite femme, ton père, ta sœur.

 

Les jaguars aux yeux d’or sont restés dehors, sous la pluie qui ruisselle des hautes maisons de pierre de ce pays si gris. Les éclairs du souvenir illuminent le feuillage dense sous lequel tu t’étais perdu. Là-bas. Ici. Tu es en sécurité, maintenant, derrière la palissade des vitrines brillantes, auprès de ton père, de ta sœur. Au creux de ton monde.

Le temps passe et repasse, loin de ta conscience. Et quand tu refais enfin surface, il est nuit dehors.

Tu bouges. Rester en mouvement. Toujours.

Tu t’enfonces loin, plus loin, tout au fond d’une dernière salle, et là, tu découvres que certains objets ne sont pas enfermés derrière des vitres, mais sont au contraire découverts, presque à portée de main, et il te suffirait de te lever sur la pointe des orteils, de tendre le bras, pour les toucher. Des objets en liberté ! Comme ce requin de paille et de perles qui sonde au-dessus de ta tête, comme cette tortue qui plane de même au-dessus de toi, et comme ce grand poisson coloré. Te voilà donc au fond de la mer ? Ils glissent là-haut, silencieux, désincarnés et pourtant si libres. Silencieux, et pourtant si bavards. Ils te parlent, ils te comprennent et tu les comprends.

Ils te chantent les baignades dans la rivière, près du village, les jeux sauvages avec les autres enfants, et les pêches miraculeuses. Ils te racontent les sorties en barque dans le golfe, bien plus tard, quand tu as voyagé vers la mer. Ils te rappellent ces rivages pleins de promesses, qui ouvrent des horizons de justice et de paix. Ils te racontent la vie sacrée des fleuves, et aussi, évidemment, leur cruauté, le Rio Bravo del Norte, les drames et les conflits interculturels et politiques. La pauvreté de ton peuple, le rejet, l’isolement. Et les injustices, les dépossessions. Ils te parlent de vos luttes, du combat de ton existence, et des raisons de ta présence ici, dans cette ville étrangère d’écoute et de solidarité.

Mais voilà que, tout à coup, un objet rouge et brillant, au fond d’une travée, attire ton attention et te ramène brusquement à la réalité. Tu t’en approches avec précaution, les sens aux aguets, car tu crois déceler une sourde menace aux alentours. La couleur vive est comme une invitation à t’approcher, mais elle pourrait aussi bien être un appât fatal, tel celui de ces grassettes carnivores qui, dans la jungle, attirent les insectes à l’aide de leurs fleurs magnifiques, pourpres, violettes, roses. Mais l’objet t’interpelle, t’appelle, toi. Alors tu t’en approches. Et là…

 

Stupeur ! Tu reconnais sans détour la représentation métallique d’un dieu, mais  lequel  ? Tu décernes autour de lui une aura de malveillance. Cela provient-il de sa couleur si vive, souvent suspecte dans la forêt ? Ou cette impression diffuse provient-elle de sa forme vaguement animale, au profil de crocodile ? Le bras droit sur la hanche, la tête tournée vers la gauche, la gueule à demi ouverte, il est lui aussi en liberté, bien qu’accroché contre le mur. Et pourtant, en voilà un qui mériterait d’être enfermé dans un cube de verre tant il semble redoutable. Le requin de tout à l’heure, immense et grand seigneur, n’était rien en comparaison de ce prédateur de fer. Un terrible dieu rouge . Un dieu maléfique, assurément. Tu le pressens.

Un dieu froid comme la mort que promettent ses mâchoires béantes. Un dieu rouge comme les rivières de sang qu’il s’apprête à faire couler.

Un dieu chaud et rouge comme la terre devenue braises. Un dieu des volcans. Un dieu des incendies. Un cracheur de feu, de flammes. Un destructeur de mondes.

Tu le fixes avec effarement. Lui, dédaigne ton regard, tête toujours détournée, gueule ouverte dans un hurlement de vindicte muette. Tu l’interroges du regard, mais il ne te répond pas. Ou il ne t’entend pas. Ça ne te parle pas, ça ne te plaît pas. Pas du tout.

Tu frémis longuement. Inaccessible, incompréhensible, froid et brûlant et distant, un dieu sans nom.

Après un long moment d’hébétude, malgré tout, tu oses t’approcher encore, lentement, lentement. Ton regard accroche les motifs argentés qui ornent délicatement son buste éclatant. L’artiste qui l’a représenté a fait un travail remarquable, tout de finesse et de régularité. Pourtant, l’ensemble demeure pour toi incompréhensible. Et, partant, terriblement redoutable. Car on ne redoute vraiment que ce qu’on ne comprend pas. Et tu ne comprends rien.

 

Alors c’est toi qui as froid soudain, tes pieds enracinés dans le terreau de la perplexité.

 

Et tu sursautes quand la gardienne furtive, que tu n’as pas senti approcher, se dresse soudain devant toi, s’adresse soudain à toi. Mais tu ne la comprends pas non plus. Tu ne comprends plus rien. Plus rien ni personne. Plus de lien. Tu es perdu à nouveau.

La femme te parle. Te sourit. Tend un doigt au bout d’un bras vers la porte que tu as empruntée pour pénétrer dans ce temple, ce cimetière colonial, cette nécropole, ce sanctuaire de dieux perdus, tout en bas des marches, tout là-bas, loin, au cœur de la terre, il y a une éternité.

Alors, tu jettes un dernier regard vers l’extincteur, cette divinité maléfique, ce dieu des braises, du foyer ardent, de la forge, de la foudre, de la fin des mondes, et tu repars dans la nuit sans étoiles.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire