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© 2013-2024 Geo

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Le long de la Seymaz, entre le collège Claparède et la propriété du Vallon, la nuit, un étrange manège a parfois lieu. Un jeune homme en fera l'amère expérience, une nuit qui boulversera sa vie à jamais.
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« J’aurais du faire marche arrière… Mais très vite c’était trop tard. Au-delà du caractère dramatique et traumatisant de cet épisode, j’ai réussi, bien des années plus tard à coucher cette expérience sur le papier.

Voici mon histoire, celle d’un adolescent dont l’imprudence aurait pu lui être fatale, l’histoire d’une nuit qui a changé ma vie. »

Le cadavre gisait dans moins de dix centimètres d’eau.

Fin septembre.

L’été achevait sa course brûlante, et la Seymaz assoiffée, agonisait lentement dans la fraicheur relative des sous-bois du Vallon.

L’inspecteur adjoint Pascal Renaud observait le corps depuis le chemin privé qui surplombait le lit de la rivière. Les mains sur les hanches, l’œil accaparé par le moindre détail, il écoutait le silence paradoxal de ce coin de nature, enclave préservée au milieu d’un urbanisme inéluctable.

Il respirait à pleins poumons les senteurs humides que le vieux domaine conservait jalousement.

De sa position dominante – il se situait à moins de dix mètres du cadavre – il effectuait une première analyse de la situation : position de la victime, emplacement quasi parfait entre les deux rives, la rivière s’écoulant mollement autour du corps qui semblait être celui d’un adolescent.

Pascal Renaud attrapa une cigarette. Il l’alluma avant de mettre un genou à terre, afin de s’imprégner de l’atmosphère des lieux, le regard à l’affut, tentant de percer l’invisible, dans l’attente du légiste et de l’inspecteur.

Malgré le caractère dramatique de la scène, Pascal Renaud, jeune inspecteur adjoint de la brigade criminelle, ressentait une forme d’apaisement.

Avec ses collègues, de la brigade il était désormais habitué à découvrir des scènes sordides. Quels que soient les lieux, le type de victime ou le mode opératoire, l’odeur de la mort, le sang largement rependu dans lequel reposaient les cadavres aux poses improbables, le regard parfois encore à la recherche d’une vérité qui avait disparu avec le dernier souffle. Malgré la routine qui s’installe inexorablement au fil du temps, au fil des enquêtes, l’impact émotionnel était toujours aussi violent, agissant tel un stimulant obscur, une dose d’adrénaline inversée qui les entrainait tous, jour après jour, vers les ténèbres.

“Conserver la tête hors de l’eau”, songea-t-il avec une certaine ironie face au macchabée dont le tee-shirt et la chevelure fournie, ondulaient au gré du courant qui avait emporté les secrets liés à sa mort.

Un meurtre champêtre au beau milieu d’une vieille demeure patricienne, ça changeait un peu des putes et des dealers, des quartiers glauques et des immeubles pourris qui constituaient leurs lots quotidien de misère humaine.

Il se releva pour dégourdir sa jambe légèrement ankylosée par sa position, écrasa son mégot dans un cendrier portable qu’il fit disparaître dans la poche de sa veste.

A ses pieds, entre le chemin surélevé et la rivière, un espace de terre planté de multiples bambous qui pointaient haut vers le ciel offrait un coin abrité et propre à la méditation ou aux rêveries dominicales. L’inspecteur adjoint se retourna pour observer les deux maisons situées au sommet d’une pente abrupte et offrant une vue sur les bois au milieu desquels coulaient la Seymaz. La première villa, légèrement sur sa droite, semblait fermée. Volets clos. Aucun signe de vie. La deuxième, sur sa gauche, était plus imposante avec de larges baies vitrées. Un peu plus loin encore, dissimulée par les arbres centenaires du domaine, la maison de Maître datant du 18ème siècle et par laquelle il était arrivé.

Les trois bâtissent, aussi différentes les unes que les autres, se situaient sur le même axe, parallèle à la rivière, côté ouest et, au nord, la route du Vallon. Depuis la vieille demeure, séparant la pente en deux, un chemin longeait la bute, puis s’enroulait autour d’un énorme chêne et descendait vers la berge où se trouvait l’inspecteur adjoint. Le sentier ondulait le long de la Seymaz et remontait vers l’entrée du domaine.

Cette petite observation à trois cents soixante degrés effectuée, Pascal Renaud sortit une nouvelle cigarette de son paquet presque vide, se mit à gamberger sur les scénarii possibles, ayant abouti à la mort d’un adolescent dans un endroit si paisible.

– Tu réfléchis, Pascal ?

– …

Max Grevel avait susurré ces trois mots à quelques centimètres de son collègue. Absorbé par ses réflexions, celui-ci ne l’avait ni vu, ni entendu arriver. Habitué à l’humour parfois déroutant du

légiste, il ne réagissait plus, offrant pour toute réponse, une mine placide et silencieuse, ponctuée par ses bouffées de cigarettes.

– Il est à toi, Max. Je t’attendais. Pas bougé de mon poste d’observation.

– Parfait. L’inspecteur Stucki interroge les proprios. Ceux des deux autres baraques sont tous en vacances.

– Des suspects en moins.

– Ouaip.

Les deux agents de la Brigade criminelle fixaient silencieusement le corps du jeune homme qui gisait dans l’eau.

– C’est joli, ici, observa Max.

– Ouaip.

Silence.

– T’attends quoi pour effectuer les premières constatations ?

– J’sais pas. Elle est bonne ?

– T’as l’intention de te baigner dans la scène de crime.

– Non mais j’ai les mollets délicats.

– J’comprends.

– Va te faire foutre !

Pascal Renaud sourit en regardant le médecin légiste déplacer ses cents kilos avec un mélange d’hésitation et de grâce naturelle, sur la petite descente qui menait vers le

terre-plein de bambous.

– Reste pas là. Viens me donner un coup de main, tonna-t-il soudain, exaspéré par le sourire en coin de son partenaire ».

Les arbres centenaires du Vallon n’avaient jamais connu une telle agitation, même à l’époque où son illustre ancêtre botaniste transforma le domaine en arboretum. Acacias, cèdres, bouleaux, chênes, frênes et autres saules de Babylone et jasmin de Virginie constituaient un parc unique en son genre.

Les berges de la Seymaz étaient envahies par une escorte d’experts, d’agents et de personnel médical. Seule la lenteur de leurs mouvements, le buste courbé, les yeux rivés au sol à la recherche d’indices, évoquaient le rythme placide de la multitude de branches qui se balançaient au gré d’une brise légère et encore tiède.

L’inspecteur Jana Stucki avait interrogé les propriétaires avec douceur, tant ils étaient choqués par l’invraisemblable événement qui avait perturbé la quiétude de leur quotidien, le rythme inchangé de leurs habitudes.

“Aucun suspect de ce côté”, conclut-elle intérieurement.

Après s’être mutuellement consolés, puis tombés dans les bras de leurs enfants

accompagnés de leurs maris et conjoints, tout ce petit monde, ayant accouru dès l’annonce de l’effarante nouvelle, s’était aventuré sur leur chemin pour mater à bonne distance une vraie scène de crime.

La quête des indices s’était soldé par un échec total. Aucune trace de pas sur la terre sèche, aucune fibre textile, pas un cheveu ni même une tâche de sang sur le corps de la victime, nettoyé par une nuit entière passé dans l’eau. Malgré l’évidence, l’inspecteur Jana Stucki avait ordonné aux techniciens de redoubler d’effort et ceux-ci usaient leurs mirettes sur le moindre centimètre carré de la zone délimitée. Puis au-delà, en amont et en aval de la berge, partant du principe que le meurtrier et la victime avaient sans doute emprunté le sentier qui longeait la Seymaz pour arriver jusque là. Pure conjecture.

Ambiance morose. Spleen des enquêteurs dont l’austère mission est de résoudre les affaires de crimes avec ou sans indices probant.

Réunis au milieu des bambous, l’inspecteur, son adjoint et le légiste observaient silencieusement l’équipe médicale embarquer le corps, débarrassant ainsi la rivière et le paisible domaine de son inopportun mais temporaire visiteur.

Jana affichait une mine renfrognée. Pascal pesta intérieurement devant son paquet de cigarettes vide et Max, les mollets trempés, le bas de son pantalon remonté jusqu’aux gennoux faisait la conversation.

– Le gosse à été tué hier soir d’une balle dans la nuque, à bout portant entre 12 :30 et 13 :30. Une exécution. Je pencherai pour du 9 millimètre. A confirmer durant l’autopsie. Bien entendu pas de traces de poudre. La balle doit être quelque part dans la rivière.

– Ouaip. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

– Clairvoyant, inspecteur adjoint.

– Trouvez-là, lança Jana, d’une voix glaciale.

Un silence lourd figea les deux enquêteurs sur place.

– Inspecteur…

– Ça m’est égal, Renaud. On met les moyens nécessaires. Dans la journée j’aurai les parents sur le dos. Je veux cette balle.

Pascal Renaud acquiesça d’une grimace et se mit à la tâche.

Emprunté, le légiste reprit :

– La victime doit être âgée de seize ans. Pas de papier, pas de portable, pas d’argent. Bref, rien sur lui. Les collègues ont visité les maisons alentours, de l’autre côté de la Seymaz. C’est pas terminé. Vous aurez mon rapport demain, inspecteur.

Le regard toujours fixé sur le plan d’eau où le cadavre avait passé la nuit, Jana Stucki finit par demander :

– Alors Max, que s’est-il passé hier soir, ici ?

Max respira profondément, remonta son pantalon et secoua la tête.

– C’est pas le genre de coin pour une exécution…

– Qu’en sais-tu ? Il y a un genre de coin particulier pour les exécutions, coupa l’inspecteur sèchement, avant de le fixer droit dans les yeux ?

Max connaissait ce regard et il ne l’aimait pas. Il présageait d’ordinaire une enquête pourrie qui allait mettre tout le service sur les dents.

– La seule chose qui m’intrigue, inspecteur, c’est la position parfaite du corps au milieu de la rivière. C’est presque de la mise en scène. Pour quelle raison ? Il fit la moue et écarta les bras alors qu’il entrait délicatement dans l’eau pour se placer exactement à l’endroit où le corps avait été découvert, embrassant de son imposante carrure la scène de crime.

– L’exécution dans l’eau permet de se prémunir contre les indices oubliés, observa sa supérieure.

– Exactement. J’imagine que le jeune a du se planquer au milieu des bambous, pensant, à tort, s’y trouver à l’abri. Le meurtrier devait le suivre, et l’a délogé à l’aide d’une lampe torche. Le reste est facile à deviner.

L’inspecteur hochait la tête.

– Ils ont du arriver par l’aval, de ce côté ci de la berge, ajouta-t-elle.

– Donc ils venaient du Collège Claparède.

– Probable, acquiesça Jana Stucki. Renaud ! cria-t-elle, faisant résonner sa voix et sursauter les enquêteurs concentrés sur la quête d’indices.

L’inspecteur adjoint, plié en deux, les pieds dans l’eau, un énorme tamis entre les mains, leva la tête, crispa les dents avant de transmettre sa passoire à un technicien qui jeta la sienne sur

la berge, et se déplia lentement. Il se dirigea vers Jana, un paquet de parisienne neuf à la main. Il l’ouvrit, arracha délicatement une tige à l’aide de ses incisives, l’alluma et tira une large bouffée, avant de dodeliner de la tête en observant ses chaussures trempées.

Fini le temps ou il se précipitait à l’appel de son nom. D’ailleurs, cette nouvelle attitude avait fait l’objet d’une longue réflexion et il estimait que cette nonchalance permettait à ses supérieurs de préciser, voire moduler leurs volontés. Différence non négligeable, d’après lui. Cette lenteur qui autorisait le cerveau à affiner ordre à venir et réaction, lui avait permis de se fondre dans l’équipe et d’y trouver enfin sa place. L’inspecteur adjoint connaissait les limites de ses talents et avait fini par accepter la supériorité de son collègue légiste, star indétrônable de la Brigade. Faire face à cette amère réalité représentait une victoire qu’il pouvait désormais savourer, et ce, en dépit de la désillusion qu’il lui fallait accepter.

Jana donna ses consignes sans même le regarder. Comme s’il n’était pas là. La vision du corps de l’adolescent avait fait jaillir des souvenirs qu’elle avait mis longtemps à enfouir dans les recoins sombres de sa mémoire. Pourtant, tel le cadavre gisant dans la rivière, les visages grimaçants, les corps recroquevillés, profanés, illuminaient sa conscience d’une tache funèbre qui gelait ses émotions et renforçait son sentiment de culpabilité.

Au cours de l’année écoulée, elle s’était un peu asséchée. Son visage portait les stigmates toutefois légers de l’indicible, conférant à ses traits une sorte d’élégance noire rehaussée par ses yeux nubileux. Elle avait perdu du poids et musclé son corps pour ne pas perdre l’esprit. Son coeur demeurait ravagé. Sa relation avec le monde et sa foi en l’homme s’étaient singulièrement

compliquées.

Elle esquivait tout contact, offrant son regard vide telle une morsure, au moindre geste ou sourire. Elle aspirait à vivre seule et consacrer son temps, sa vie, la plus infime part d’énergie à la traque des meurtriers, des assassins occasionnels, criminels par accident, avec une attention, une détermination glacée pour les violeurs, pédophiles et autres tueurs d’enfants.

– Faites un tour du côté du Collège Claparède. Si on ne trouve pas d’indices ici, vous en trouverez peut être là-bas.

Pascal Renaud fut frappé par la pâleur de son visage. Il connaissait l’amertume qui la rongeait. C’était un fil noir qui les reliait tous, au sein de la Brigade. Une douleur commune dont ils ne parlaient jamais. Mais la chose était là, tapie en chacun d’eux, prête à bondir.

Il exhala une bouffée grise dans l’après-midi finissante. Un air frais coula entre eux. L’inspecteur adjoint jeta un coup d’œil vers Max qui ne bronchait pas.

– Comptez sur moi, inspecteur.

Il tourna les talons, désigna deux hommes parmi les six qui pataugeaient dans l’eau à la recherche d’une balle qu’ils ne trouveraient sans doute jamais.

Les trois formes grises disparurent derrière les arbres du sentier, sous le regard brumeux de Jana.

Deux heures plus tard, de retour à la brigade, la pêche aux indices n’avait rien donné et le cadavre

de l’adolescent n’avait toujours pas été identifié. La nuit passé dans l’eau avait gonflé les chairs, salement déformé le visage dont la teinte bleu gris le rendait méconnaissable. Les mains et les doigts étaient si enflés qu’aucune empreinte sérieuse n’avait pu être prélevée.

L’inspecteur parcourait la minceur de son dossier tout en attendant que le téléphone sonne, porteur de bonnes nouvelles. Cette idée paradoxale l’irrita. Elle songea à ses trois hommes qui fouillaient la nuit à l’aide de torches.

Le téléphone retentit, la tirant brusquement d’une mélancolie anesthésiante.

– Inspecteur, vous devriez venir. On a trouvé un deuxième cadavre.

Une large zone sécurisée avait été délimitée le long de la Seymaz et aux alentours du Collège Claparède. Etablie en pleine nuit, à grand renfort de personnel supplémentaire, une forme de chaos régnait sur place. Trop de monde, trop de déplacement dans tous les sens. Les traits tirés, l’inspecteur adjoint défendait sa gestion de la situation et Jana décida de continuer à lui faire confiance.

– On a trouvé le cadavre dans ce baril en métal.

Jana jeta un regard et grimaça en découvrant la forme humaine en décomposition.

– On attend Max pour en savoir plus, précisa l’adjoint. Mais il est évident que la victime a été recouverte d’acide et qu’elle baigne là-dedans depuis quarante huit heures, au moins. C’est une

bonne méthode pour purger le corps de tous signes de reconnaissance. On verra bien ce qu’il en reste.

Le lendemain, de bonne heure, la Brigade criminelle fouillait encore les lieux mais à la lumière du jour cette fois. Jana et ses inspecteurs tentaient de reconstituer les faits. Max avait passé du temps en compagnie du cadavre qui se liquéfiait dans son cercueil de métal.

– La seule chose que je puisse affirmer, inspecteur, c’est que c’est le corps d’un adulte. Il est au labo et je dois effectuer l’autopsie immédiatement. Même à l’aide d’une empreinte dentaire, il sera difficile à identifier.

– On a donc, ici, le meurtre d’un homme que l’on plonge dans un bain d’acide afin de le rendre méconnaissable, et là-bas, un adolescent exécuté au beau milieu de la rivière. Dans les deux ca, pas ou peu d’indices.

– C’est ça, inspecteur, repris Max. L’autopsie de l’ado a révélé des traces de piqures sur le bras. Pas beaucoup. J’ai également trouvé de faibles résidus d’héroïne dans son corps. Un jeune toxico.

– Trafic de drogue, lança Renaud ?

– Possible, repris Jana. On n’est pas loin de la frontière. Il s’agit peut être d’une transaction qui a mal tourné. Elle réfléchit quelques instants. Il est possible que l’ado soit un témoin de la transaction. Il a été découvert puis exécuté après une poursuite qui s’est achevée à deux cents mètres d’ici.

Max Grevel avait analysé les corps, retourné leurs viscères, examiné au microscope électronique les moindres recoins de peau, depuis plusieurs jours déjà. Il attendait que la scientifique fasse son boulot et lui amène enfin quelque chose de consistant. Une enquête sans indices c’est le bagne pour les enquêteurs.

Mais au bord de la Seymaz, les recherches continuaient en vain, discrètement, derrière des panneaux et un périmètre de sécurité qui refusaient aux étudiants leurs droits à la curiosité. Des agents patrouillaient toute la journée et la nuit, les projecteurs déversaient leurs lumières sur les lieux.

En dépit de cette interdiction, qui ne facilitait pas le travail des policiers qui s’aventurait parfois jusqu’à l’entrée du bahut, les étudiants s’étaient entassés, dès le premier matin de l’enquête, sur l’énorme carré de verdure qui séparait la scène de crime du bâtiment scolaire, d’une trentaine de mètres. De leurs postes d’observation permanent, ils ne manquaient rien de ce qui se passait et diffusait l’information entre eux avec une rapidité qui surpris les fonctionnaires peu habitué à l’exercice consistant à effectuer un travail de fourmie au milieu d’une marée humaine.

D’autant qu’il régnait un silence quasi religieux chez ces étudiants désinvoltes mais concentrés sur l’affaire.

Les médias débarquèrent sur place et certains jeunes livrèrent leurs appréciations concernant les faits et l’évolution de l’enquête. Ils informèrent la presse qu’un baril suspect avait été évacué. Il devait contenir, d’après les uns des substances toxiques ou nucléaires. D’autres avancèrent l’argument d’un cadavre.

L’inspecteur adjoint Renaud les observaient jour après jour. Il discutait de temps à autre, interpellait un professeur qui s’adonnait à son tour à un moment de curiosité macabre. Il tendait l’oreille et finit par se fondre dans la masse.

A force d’écoutes distraites, déambulant et s’asseyant tour à tour sur l’herbe, parfois à l’écart et d’autres fois en plein milieu de leurs groupes d’observateurs, il finit par intercepter une rumeur qui ondulait en chuchotements abscons et enflaient, de jour en jour, d’une vérité qui permettrait de palier l’échec de la découverte de preuves tangibles sur les lieux du crimes.

C’est d’un sourire amusé qu’il quitta le carré d’herbe au matin du neuvième jour. Il s’écarta du bâtiment et appela Jana qui répondit à la sixième sonnerie, seulement.

– Inspecteur, j’ai une piste.

Il s’appelait Alex et se piquait à l’héroïne depuis un mois. Le premier cadavre était celui de son pote Raul, un jeune dealer qui habitait sur France, à cinq cents mètres du collège et qui lui avait fourni ses premières doses. Ensuite ils avaient commencé à se shooter ensemble, chez Alex, lorsque ses parents étaient absents, ce qui était fréquent.

Raul avait eu vent d’une transaction avec des Lyonnais ou des Serbes – il ne savait plus – qui devaient traverser la frontière et vendre cinq kilos du côté du collège Claparède, au bord de la Seymaz. Les deux junkies décidèrent de filer l’acheteur que Raul connaissait. Ils se postèrent à

bonne distance, observant la transaction nocturne. Alex indiqua que Raul avait commencé à ramper vers le gang composé de cinq hommes, et l’acheteur, qui était seul et donc en situation de faiblesse. Il précisa qu’il l’avait supplié de ne pas bouger.

En relatant cet instant, l’enfant fondit en larmes, comme s’il comprenait que l’irréparable avait débuté bien avant cette bravade de jeunes étourdis trop attirés par les reflets sombres de la poudre grise.

Il raconta la poursuite dès qu’un bruit de branche avait annoncé la présence de son compagnon, sa folle course vers chez lui qu’il n’aurait jamais du quitter et la nuit horrible qu’il avait passé si loin du sommeil.

Alex apprit la mort de Raul dans les journaux du surlendemain. Il avait résisté longtemps, mais le secret de son aventure était si lourd à porter qu’il ne put tenir sa langue…

– Au moins il ne se shoote plus, désormais. La simple vue d’une aiguille et d’une dose vont le faire paniquer.

– Absolument, enchaîna Jana, un quasi sourire, imperceptible, au coin des lèvres.

L’inspecteur adjoint confirma intérieurement la présence du sourire. Difficile à percevoir, mais il était là, c’est certain.

– Bien, inspecteur, je vous laisse.

– Avant que vous ne partiez, dit Jana, laissant sa phrase en suspens, dans le même état que Pascal Renaud, figé sur le pas de la porte, je voulais vous féliciter pour l’idée de continuer à faire semblant d’enquêter sur la scène du crime, au bord de la Seymaz. Ça a eu l’effet escompté : les gosses ont parlé.

Puis elle tourna la tête et se replongea dans sa paperasse.

L’inspecteur adjoint attendit d’être sur le pas de la porte de la brigade pour s’allumer une cigarette, le sourire aux lèvres.

“En quittant le commissariat, après un interrogatoire en douceur – les flics avaient été bienveillant à mon égard – je me souviens du coup d’oeil de l’inspecteur et de son adjoint qui accompagnait mon départ. Au même instant, j’ai furtivement croisé celui de mes parents, hagard et désemparé, et la différence entre ces regards m’a marqué pour le restant de mes jours.”

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