Créé le: 21.08.2018
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Le Carnaval des animaux

Animal, Nouvelle

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© 2018-2024 Floriane

Prétendre que l’Homme descend du singe, c’est comme dire que les arcs-en-ciel ne sont que des phénomènes optiques. Scientifiquement, c’est correct. Mais je préfère croire à la magie des arcs-en-ciel et songer que les ancêtres des Hommes sont aussi les dauphins, les tigres, les papillons, et tout autre animal que je reconnais en ma femme.
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Le Carnaval des animaux

Toute femme est unique. La mienne l’est encore plus. Elle tient précisément sa singularité du fait qu’elle est multiple. Elle ne se résume pas à son seul nom ou à un quelconque épithète que l’on voudrait lui attribuer. Les adjectifs sont de bien pauvres pinceaux lorsqu’il s’agit de brosser son portrait. Tel un prisme, elle réfléchit de si nombreuses couleurs qu’il est impossible de définir une teinte qui lui soit propre.

J’ai souvent essayé de décrire mon épouse, mais j’ai toujours été confronté à une incapacité à puiser dans les mots que je connaissais suffisamment de nuances pour restituer le vaste arc-en-ciel de sa personne. Il m’a fallu admettre que je ne parviendrais jamais qu’à esquisser une silhouette, sans tracer les détails qui rendent celle-ci délicate, harmonieuse et unique.

J’ai connu ma femme avant même qu’elle naisse. Il ne s’agit ni d’une exagération, ni d’un paradoxe. Je suis né trois ans avant elle, et puisque nos mères étaient très proches, j’ai vu croître le ventre dans lequel elle est demeurée cachée pendant neuf mois. Alors qu’elle n’avait pas encore vu le jour, je lui parlais déjà à travers la mince peau qui l’enveloppait, impatient qu’elle puisse jouer avec moi. Lorsqu’elle est enfin venue au monde, c’est avec une grande fascination que j’ai glissé un doigt dans sa petite paume et que je l’ai chatouillée pour la faire rire.

Il m’a fallu attendre un certain temps avant que nous puissions prendre part aux mêmes activités, mais ma patience a fini par être récompensée. Des petites dents pâles sont apparues derrière les lèvres de Déborah, et son sourire est devenu un collier auquel s’ajoutaient progressivement de belles perles nacrées, jusqu’à ce qu’il soit complet et qu’il puisse fièrement être arboré. Déborah était alors en âge de patauger dans la piscine en bas de l’immeuble où nous habitions.

Je l’ai vue enfiler des brassards et se débattre dans l’eau comme un têtard, avant d’acquérir quelques années plus tard la grâce majestueuse des dauphins. L’eau est devenue son milieu de prédilection, comme si son corps y avait été découpé, comme s’il avait été conçu pour s’y mouvoir. J’avais appris à l’école que l’homme descendait du singe, ce qui était suffisamment difficile à concevoir pour mon jeune esprit. Or, en regardant Déborah nager, j’ai songé que la femme, elle, devait avoir d’autres ancêtres. Elle ne pouvait pas appartenir à la seule lignée des primates. Selon moi, elle tenait bien plus du poisson. J’en déduisis rapidement que la femme était une créature merveilleuse située au croisement entre les espèces.

Je n’ai jamais changé d’avis. Les femmes sont toujours demeurées pour moi un mystère, et je n’ai jamais oublié l’idée, bien qu’innocente et peut-être quelque peu ingénue, selon laquelle elles seraient les descendantes de divers animaux plutôt qu’un seul. Chaque jour, mon épouse prouve sans le moindre effort la multiplicité des femmes. 

 

Déjà à l’âge de six ans, elle découvrait le monde avec l’enthousiasme d’un petit chiot excité. Elle était curieuse, voulait tout voir, tout goûter, tout essayer. Tel un petit singe malicieux, elle n’hésitait pas à dérober ce qui l’intriguait : les fraises de la voisine, qu’elle cueillait par-dessus la haie et laissait fondre sur le bout de sa langue, les rubans des robes que sa mère faisait sécher au soleil, dont elle se servait pour nouer ses longs cheveux dorés, et même les discs de musique, qu’elle convoitait comme une pie attirée par les objets brillants. Elle accrochait ces derniers aux arbres au pied de notre immeuble, de façon à les voir scintiller depuis son balcon, projetant sur leurs feuillages touffus une infinité de

fragments lumineux similaires à ceux qui se dessinent sur les fonds marins lorsque le soleil atteint son zénith.

À huit ans, Déborah apprit à faire des roues comme un paon et à tourner sur elle-même pour que ses robes s’ouvrent en éventail comme les plumes colorées d’un oiseau tropical. Les années s’égrenèrent, et elle entra dans l’adolescence, ce stade si important de la vie qui, chez les coccinelles, leur confère un nouveau nom : celui de “nymphes”. Il n’aurait pas été entièrement inapproprié d’utiliser cette même terminologie pour désigner Déborah, ma coccinelle préférée, celle qui m’a toujours porté chance. D’autant plus que le mot anglais pour désigner les coccinelles est “ladybirds”, ce qui signifie littéralement “femmes-oiseaux”, analogie que j’ai toujours appréciée.

Lorsque j’ai fêté mes vingt-et-un ans, Déborah, elle, s’apprêtait à célébrer sa dix-huitième année d’existence. La chenille allait quitter son cocon de douceur et de confort. Elle allait se découvrir de grandes ailes délicates, prêtes à être déployées pour la porter vers d’autres horizons. Devenir femme, c’est devenir papillon.

Nous étions amoureux depuis quelque temps déjà, mais nous craignions tous deux que notre complicité finirait par s’estomper à mesure que l’innocence de l’enfance cédait sa place aux responsabilités de l’âge adulte. Mais notre relation ne s’est que renforcée avec le passage du temps, et je suis fier de pouvoir dire que Déborah est toujours restée fidèle à moi, comme un castor qui, ayant choisi son seul et unique partenaire, lui dévoue sa vie entière.

Nous avons vécu en ville, pendant nos années d’études, mais lorsque nous avons obtenu nos diplômes, Déborah a manifesté le désir de retourner à notre village natal pour y fonder une famille, tout comme 

les saumons remontent le courant pour pondre leurs œufs dans le lieu précis qui les a vu naître. Nous sommes tombés sous le charme d’une petite maison modeste au cœur du quartier où nous avions grandi. Ce fut le jardin qui nous décida à l’acheter ; il était assez grand pour que nous y installions une pergola, que nous avons par la suite revêtue de la belle robe mauve d’une glycine grimpante.

Dès notre emménagement, Déborah prit grand soin du jardin. Lorsqu’elle rentrait du travail, elle y passait de longues heures à semer le bonheur autour d’elle comme une abeille éparpille le pollen recueilli en butinant les fleurs. Parfois, je la trouvais agenouillée au pied d’un arbuste, occupée à le tailler, ou à admirer les bourgeons dont les branches s’étaient parées pour la remercier de son travail.

 

À la fin d’une longue journée de jardinage, elle avait l’habitude de s’allonger dans l’herbe pour laisser sa peau se dorer au soleil, auquel elle a toujours voué un amour encore plus éperdu que celui des lézards. Je m’étendais à ses côtés et glissais un bras autour de sa taille, cintrée comme celle d’une guêpe, si bien qu’elle semblait avoir été faite pour que mon bras puisse s’enrouler autour d’elle.

Déborah paraissait si fragile, libellule gracieuse dont je craignais presque de froisser les ailes, fleur délicate couchée dans l’herbe. Pourtant, malgré les apparences, elle était dotée d’une force si vigoureuse qu’elle me rappelait celle des fourmis, dont on m’a toujours dit qu’elles pourraient porter un piano sur le dos si elles avaient une taille humaine. Cela aurait bien plu à Déborah, virtuose du piano qui apprit à s’exprimer avec des notes presque avant de savoir s’exprimer avec des mots. Elle a toujours déploré de ne pas pouvoir emporter son instrument partout où elle va.

Mais parfois, il me semble qu’elle serait amplement capable de le faire, puisqu’elle ne vacille jamais alors que tant de choses reposent déjà sur ses épaules. Après tout, elle porte seule un monde entier : le mien. 

 

Le soir où je l’ai demandée en mariage, elle portait une robe noire sous laquelle son corps svelte ondoyait avec chacun de ses pas, comme les muscles d’une panthère sous son pelage noir de jais. Hypnotisé par les reflets bleus qui dansaient sur le tissu soyeux, je n’ai d’abord pas trouvé mes mots. J’étais subjugué par cette créature mi-femme, mi-féline dans laquelle Dante verrait sans nul doute l’incarnation de la luxure. S’il savait combien de fois j’ai cédé au pouvoir séducteur de Déborah, il m’enverrait immédiatement au deuxième cercle de l’Enfer, perspective qui ne m’effraie pas, pour autant que j’y sois envoyé avec mon épouse et qu’elle puisse continuer d’exercer sur moi son irrésistible tentation de serpent. 

 

Lorsque je détachai enfin mes yeux de ce corps exquis, je croisai le regard pétillant de ma femme, d’un vert plus intense que celui des émeraudes et constellé de paillettes dorées qui le faisaient scintiller comme la carapace d’un scarabée au coucher du soleil.

J’ai pris une profonde inspiration et je lui ai parlé d’amour plutôt que de scarabées. Je lui ai parlé de vers, non pas ceux qui vivent sous terre mais ceux que j’avais écrits pour elle, ceux dont les rimes n’étaient ni plates, ni croisées mais embrassées, ceux qui s’envolaient comme des pétales délicats, laissant derrière eux une ultime question : « Veux-tu m’épouser ? »

Elle a dit oui. Elle a rougi, tout d’abord. Ses pommettes se sont colorées d’une belle teinte similaire à celle des flamants roses, et j’ai cru un instant que ses genoux allaient céder sous l’émotion. Mais les flamants roses ne perdent jamais leur équilibre, et Déborah n’a pas laissé ses jambes se dérober. Au contraire, elle s’en est servie pour sauter dans mes bras, tel un kangourou, et poser ses lèvres sur les miennes afin que je les sente bouger autour du mot « oui ».

 

Nous nous sommes mariés dans l’église du village, et le soleil nous fit l’honneur de se joindre aux invités. Il illumina le chemin qu’emprunta Déborah pour me rejoindre devant l’autel. Quand je la vis descendre l’allée, une cascade de fleurs dans les cheveux et une étincelle flamboyante dans le regard, je sentis mon pouls s’accélérer. Elle me sourit, et je compris que son cœur battait lui aussi plus vite que les ailes d’un colibri. Il me semblait avoir entendu quelque part que le nombre de ces battements pouvait s’élever jusqu’à deux cents en l’espace d’une seconde. Or, j’oubliai rapidement les palpitations de mon cœur. Toute mon attention était concentrée sur Déborah, vêtue d’une rivière blanche qui s’écoulait derrière elle et semblait ne jamais finir. Elle était si belle, ma future épouse, ma colombe porteuse d’espoir. L’espoir d’une vie longue et heureuse à ses côtés.

Déborah avançait lentement entre les bancs de l’église, auxquels les robes des femmes conféraient une vaste palette de couleurs gaies, les unes plus vives que les autres, qui se déclinaient sans fin et se mariaient avec les teintes plus sobres des costumes masculins. On aurait cru assister à la valse paisible d’une tortue marine, voguant entre les coraux polychromes des eaux tropicales, heureuse dans son royaume de lumière cristalline.

Je pensais que la clarté éblouissante dans laquelle baignait l’église provenait du soleil ardent du mois d’août, mais elle émanait en réalité de Déborah elle-même, source de lumière inépuisable qui continua à nous éclairer lorsque la nuit tomba et que la pâle lanterne qu’est la lune apparut dans le ciel. 

 

La fête se prolongea, comme un été indien réticent à tirer sa révérence et que l’on ne veut pas voir disparaître. La soirée dansante que nous avions organisée prit place dans un jardin fleuri dont le gazon avait été recouvert d’une scène en bois sur laquelle je regardai Déborah glisser comme un cygne majestueux sur l’eau. Toujours vêtue de sa robe de mariée, elle avait néanmoins détaché le chignon qu’elle portait lors de la cérémonie religieuse, laissant ses cheveux ondoyer dans la brise nocturne, telle la crinière d’une jument sauvage qui galope librement à travers les vastes plaines d’Amérique.

 

Jamais n’ai-je oublié le moindre détail de cette soirée merveilleuse. Je revois encore mon épouse danser dans la nuit comme un nudibranche, petit animal marin que l’on appelle aussi “danseuse espagnole”, sans doute en raison de sa grâce et des couleurs flamboyantes de sa robe, dont les plis ressemblent à des ourlets. Léger et volatile, il flotte comme un papier de soie dans l’air et change de forme avec l’aisance des songes. Souvent, il semble même être surgi d’un rêve. Comme Déborah.

Pendant des mois, la simple évocation de notre soirée de noces illuminait nos regards, jusqu’à ce que ceux-ci soient éclairés par une nouvelle étincelle, née d’un évènement heureux qui n’appartenait pas à nos souvenirs mais à notre avenir. Déborah était enceinte.

L’attente de notre premier enfant conféra de nouvelles couleurs à notre vie de couple, ainsi qu’une nouvelle forme. Avant même qu’il soit né, notre bébé apporta quelques changements à notre quotidien, comme un sculpteur modèle l’argile. Déborah commença à dormir plus longtemps, comme pour imiter les ours dans leur hibernation. Je vis son ventre se gonfler comme celui d’un poisson appartenant au genre “Diodon”. Puis elle manifesta des envies soudaines de fraises, d’asperges ou de chocolat. Son appétit crut, si bien que je finis par la taquiner en prétendant ne pas être certain si, plutôt qu’un seul, elle ne possédait pas en réalité quatre estomacs, comme les vaches.

 

Pendant les derniers mois de maternité, les humeurs de mon épouse changeaient plus rapidement que les couleurs d’un caméléon. Mais cela ne m’importuna guère. Je ne fus pas gêné par l’accentuation de certains des traits de caractère de Déborah, comme sa tendance casanière, dont je plaisantais souvent en disant que si elle le pouvait, elle se métamorphoserait volontiers pour devenir un escargot et ainsi porter sa maison sur son dos. J’appréciais beaucoup les soirées passées à ses côtés, à discuter du nid qu’elle préparait pour notre enfant avec l’agilité et le soin des passereaux.

Lorsque notre fils est né, suivi deux ans plus tard d’une sœur cadette, Déborah est devenue une tigresse prête à tout pour défendre ses petits. Elle leur vouait un amour inconditionné et ne se fatiguait jamais de les bercer, les câliner, le nourrir, se comportant en véritable chèvre Amalthée. Lorsqu’elle se rendait au supermarché, elle achetait toujours des quantités incroyables, comme un écureuil rassemblant des provisions pour l’hiver entier. En réalité, elle tenait simplement à ce que la cuisine soit toujours emplie des meilleurs produits qu’elle puisse offrir à sa famille.

Au fil des années, Déborah développa de nouvelles habitudes, comme celle d’emplir chaque matin la maison d’un chant mélodieux qui réveillait les enfants en douceur et que j’écoutais depuis le lit où je demeurais allongé quelques minutes, bercé par la voix de mon épouse, si semblable à celle du merle perché sur sa branche, derrière la fenêtre. Le soir, Déborah chantait à nouveau, cette fois pour endormir les enfants, après quoi elle se glissait hors de leur chambre avec la discrétion d’une souris et me rejoignait au salon. 

 

Elle a toujours été beaucoup plus efficace que moi lorsqu’il s’agit d’accompagner les petits au pays des rêves. Les histoires qu’elle leur raconte suscitent l’émerveillement, mais aussi la sérénité, tandis que les miennes ont souvent pour effet d’éveiller une profonde empathie à l’égard du héros, ce qui excite le public encore plus. Lors de multiples combats épiques, les enfants finissent par s’époumoner contre les dragons et brandir des épées invisibles pour défendre les personnages qui peuplent mon imagination et la leur.

Il m’arrive souvent de devoir faire appel à Déborah pour les convaincre de se glisser sous les draps. Rusée comme un renard, elle parvient toujours à les calmer, au moyen de si nombreuses astuces que je n’ai jamais réussi à toutes les retenir. Je n’ai pas la mémoire d’éléphant de ma femme, ni même sa vue incroyable, qui lui permet d’intercepter les chocolats que les enfants essaient d’introduire dans leur chambre après s’être brossé les dents. Tel un condor des Andes occupé à surveiller les vastes plaines d’Argentine depuis le ciel, elle ne laisse rien échapper à son regard.

Rien n’échappe non plus à ses mains, même lorsqu’elle cuisine et tient de si nombreux ustensiles qu’elle semble pourvue de huit bras plutôt que deux, comme une pieuvre. Elle avoue parfois qu’il lui plairait d’en avoir autant, afin de ramasser les jouets des enfants, mais surtout afin de parcourir plus vite les touches du clavier derrière lequel elle s’installe chaque jour.

 

Avoir huit bras lui permettrait de faire dégringoler les notes à une vitesse fulgurante, et de jouer seule des morceaux destinés à plus de deux mains. Cela lui conférerait aussi l’avantage de pouvoir jouer plusieurs instruments à la fois, et ainsi interpréter son œuvre préférée. Celle-ci me semble parfois avoir été dédiée à ma femme elle-même, comme si c’était en son honneur que Camille Saint-Saëns, son compositeur, a choisi de la nommer “Le Carnaval des animaux…”

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