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Le banc de Saint-Jacques

Pouvons-nous communiquer avec les êtres chers décédés ? J’ai écouté et vu. Je souhaite partager mon Espérance. Ma gratitude à ceux qui, depuis l’autre-côté du fleuve, m’ont aidée à construire ce récit: mes parents, mes grands-parents, nonna Teresa, mes deux Etoiles du Ciel. Et merci à mes enfants
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Je suis planté là, sur la Place, juste sous le tilleul, en face de l’église Saint-Jacques et à côté de la mairie.
Depuis si longtemps…
On a solidement ancré mes lourds pieds de fer forgé noir dans le sol, et je vieillis là, heureux, sous le tilleul.
J’accueille, dans mes bras recourbés, tant d’êtres humains depuis tant d’années!
Mes bras sont ouverts à celui ou celle qui a rendez-vous ici, l’espace d’un chapitre ou deux, avec son héros du moment.
J’offre mon assise au passant inconnu qui déballe son sandwich un peu fané en faisant crisser le papier.
Je l’offre à la maman qui profite de la sieste de bébé en fermant les yeux, alors que le landau est confortablement installé à l’ombre du tilleul.
On s’est souvent assis sur moi pour prendre des photos: après la cérémonie du mariage, le baptême du nouveau-né…
Et puis il y a les cloches des enterrements, avec leurs vagues de sanglots qui parviennent jusqu’à moi.
Toujours là pour offrir un moment de répit, un moment de tristesse, un moment de baisers tendres, un moment de méditation…
Toujours là pour offrir un lit de fortune à celui qui, perdu dans sa nuit, cherche où poser pour quelques heures son fardeau de vie.
Toujours là pour rire, en silence, des frasques de jeunes gens qui s’avachissent sur mon dos en riant trop fort, un verre de bière à la main !
Tant de rires, tant de confidences, tant de larmes !
Toujours là pour accueillir un moment de vie…

 » Il faudra changer ce banc, et en mettre un en acier, comme ça, il n’y aura plus de frais d’entretien. Celui-ci est si vieux! Ce bois n’a plus d’allure  » a dit ce matin un monsieur moustachu, sérieux, bien habillé, un stylo dans la main gauche et un calepin en cuir dans la main droite.
Un monsieur pas du village.
Il a tortillé sa moustache et a réfléchi. Longtemps.

 » Et puis le nouveau banc, il faudra le mettre ailleurs, le long des nouvelles arcades, pour faire de la place pour le parking. Mais on va laisser le tilleul. Les villageois ont fait une pétition…Ma foi…  »  Il a haussé les épaules et a reniflé à plusieurs reprises.
Le maire lui a présenté un paquet de mouchoirs en papier.
 » Merci, c’est cette saleté de tilleul  » a marmonné le monsieur moustachu et pas d’ici en se mouchant bruyamment.
Il a rapidement griffonné quelque chose sur le calepin, puis ils sont rentrés dans la bâtisse, le maire et lui, en parlant et en gesticulant.

 

Mon bois n’a plus d’allure…
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Mon Dieu, que vais-je devenir ?

 

Sur la Place, Joëlle et Julien rentrent de l’école avec leurs amis, en riant et en se donnant  « des coups de pied pour de faux « .
Un jour presque comme les autres….

 

*Un chuchotement, un voile blanc, si léger, une odeur de tilleul…*

 

Juin 1946

 

Les rires fusent au loin, la musique du  » Bal de juin  » entraîne les jeunes et les moins jeunes dans ses tourbillons enivrants. Sur la Place, les odeurs tièdes et rondes du tilleul flottent dans l’air, un air doux, plein de promesses, d’espoirs de tendres lendemains.
Tout juste un an que cette maudite guerre est terminée…
Un jeune couple s’est éloigné du tapage de la fête et se dirige vers moi, sous le tilleul en fleurs.

 » Les tilleuls sentent bon, dans les bons soirs de juin  » a dit le poète…

Georges a délaissé sa ferme et ses vaches pour s’offrir quelques heures de distraction bien méritées. Il tient par la taille une jeune fille aux longs cheveux châtains. Ils avancent en silence, tranquillement, puis s’installent.
Je suis heureux de les voir arriver, je pressens un moment de douceur…
– Il y a longtemps que tu es arrivée en Suisse ?
– Je suis partie dès la fin de la guerre, répond Teresa avec un fort accent italien. Cela a été terrible, poursuit-elle avec des tremblements dans la voix. J’ai vécu Milan sous les bombes, les sirènes, les abris, les hurlements des passants affolés et, parfois, des corps qui se sont effondrés devant moi…HORRIBLE…
Les yeux de Teresa se mouillent, s’immobilisent, se perdent dans un autre lieu, dans un autre temps…
C’était là-bas, c’était avant, et c’est maintenant…
Emu, Georges passe doucement une main rugueuse et maladroite sur le visage de Teresa, qui essuie furtivement une larme échappée à son contrôle…
– Tu as eu envie de venir vivre au calme ?
– Non ! J’ai eu besoin de travailler, maman était seule pour élever cinq gosses ! Je voulais l’aider. En Italie, c’était compliqué.
Un matin, j’ai décidé de partir, avec trois fois rien, et juste de quoi payer mon billet de train. Mais j’avais ça… c’est l’alliance de maman…le lien avec papa qui est mort juste avant que la guerre n’éclate.
Un jour, pendant la guerre, les Allemands sont venus tambouriner aux portes en hurlant des tas de choses que je ne comprenais pas.
Ils passaient dans les maisons du village pour ramasser tout ce qu’ils pouvaient.
Maman les avait entendu arriver, elle a vite caché son alliance…
Mon Dieu, nous étions tous pétrifiés, je crois qu’on a dû entendre battre nos cœurs jusque chez la Giovanna, de l’autre côté de la rue!
Ils ont tout raflé, même le reste de pain et les trois œufs du garde-manger…
Mais pas l’alliance, non, pas l’alliance, dit Teresa en hochant obstinément la tête, non, pas elle ! Ils ne l’ont pas trouvée…
Quand je suis partie, maman me l’a donnée, en me disant qu’elle me porterait bonheur !

 

Un long silence, un soupir…

 

Georges prend doucement la main de Teresa, l’effleure à peine d’un baiser.
– Tout ça, maintenant, c’est fini.
Et puis moi, je suis là, si tu le veux bien…
En ce soir de juin 1946, un jeune couple s’éloigne de la Place, main dans la main. Il avance vers son destin, les yeux encore humides, des promesses plein le cœur.

 

*Un chuchotement, un voile blanc, si léger, une odeur de tilleul…*

 

Juin 1947

 

Les cloches de l’église sonnent à toute volée, célébrant la joie de Georges et de Teresa
Ils se sont dit  » oui  » pour la vie devant l’assemblée réunie.
Georges a passé, en tremblant, l’alliance au doigt de sa femme. Pour cette occasion, il a fait graver  » Teresa  » dans la précieuse alliance ramenée d’Italie. Sa belle histoire méritait bien cela…
Le couple descend les escaliers de l’église, sous les cris et les applaudissements des villageois et des familles.
Venus d’Italie tout exprès pour l’événement, les frères et les sœurs de Teresa sont là, mais pas la mamma. Elle est partie cette année rejoindre le papa, Là-Haut. Teresa a un serrement au cœur.

Un vide cruel, bref, cinglant, une absence, un trou béant…
Peut-être trop émue, elle croit entendre un chuchotement, puis un léger voile passe devant ses yeux….
 » Mon Dieu, ce doit être cette forte odeur de tilleul  » pense Teresa en prenant une grande bouffée d’air. Elle fait tourner son alliance autour de l’annulaire, dit  » merci  » et sourit.
Un châle de douceur, une présence bienveillante l’enlacent.
Tout ira bien…
Le photographe s’approche des jeunes époux en souriant, les installe avec beaucoup de soin sur mes lattes de bois, arrange méticuleusement la robe blanche de Teresa, puis prend trois photos. Ils garderont la plus belle, en souvenir de ce beau jour : Teresa, la tête légèrement penchée vers Georges, qui la tient par l’épaule en souriant avec fierté.
Il voudra garder celle-là, parce qu’il trouve que c’est celle qui met le mieux en valeur les yeux transparents et profonds de Teresa…
Bientôt, la photo trônera, dans le cadre de bois fabriqué et joliment peint par Georges, sur la commode de la chambre à coucher.

 

*Un chuchotement, un voile blanc, si léger, une odeur de tilleul…*

 

Octobre 1959

 

Le dernier-né vient de recevoir le baptême et, sur la Place, les villageois forment des groupes qui parlent et qui rient un peu trop fort.
Le petit vin blanc délie les langues et allège les pensées !
Il fait encore assez chaud, en ce jour d’octobre, pour faire « la verrée » dehors.
Teresa, heureuse, mais fatiguée, attend le signal du repas. Les enfants commencent à avoir faim, ils s’impatientent. Barbara, la « grande », essaie de distraire ses frères et sœurs.
Sans succès.

Teresa soupire en regardant ses enfants tant aimés.
Ses Georges et Teresa ne verront jamais leurs petits-enfants…
Elle fait machinalement tourner son alliance autour du doigt.
Un sentiment étrange envahit tout son être, puissant, étourdissant, où la présence, palpable, et l’absence, cruelle, s’entremêlent.
Puis une odeur…
Elle porte la main à son front et hoche la tête : « je dois être bien fatiguée, quand même… sentir le tilleul, en octobre ! »
Lasse, elle vient s’asseoir avec son bébé, en attendant que Georges donne le signal du repas.
C’est son frère qui est chargé de sa préparation. Le repas se fera, comme d’habitude, dans la maison familiale, à la ferme.

 

19 h.

 

Teresa, blafarde, en larmes, tourne et tourne encore autour de la Place en regardant obstinément le sol, me tourne autour pour la centième fois, se baisse, se relève, se rebaisse…

RIEN

 

Les yeux exorbités, elle regarde son annulaire de la main gauche, nu.
L’alliance a bel et bien disparu !!!

 

*Un chuchotement, un voile blanc, si léger, une odeur de tilleul…*

 

Julien lance son sac à dos sur mes lames de bois un peu humides, fait des acrobaties en sautant par-dessus le dossier, puis se faufile entre mes bras, au risque de rester coincé à chaque passage. Joëlle s’impatiente :  » Julien, c’est l’heure du goûter, maman va s’inquiéter !
– Rooohhh …obtient-elle comme réponse. Mais Julien obtempère et suit sa sœur.
Tu sais qu’ils vont enlever le banc ? Ils veulent le mettre à la poubelle, tu te rends compte?
Je vais demander à papa si on peut le ramener à la maison, pour le mettre devant la porte. Ce serait drôlement joli, non ?
– C’est une excellente idée, et on pourrait même le repeindre ! s’enthousiasme Joëlle.
Oh oui, on pourrait faire un banc de toutes les couleurs ! Un banc arc-en-ciel ! « 

 

Janvier 1988

 

Il neige…
Depuis quelques jours, tout est gelé sous la morsure d’un froid intense.
Personne ne s’enhardit à venir s’installer sur mes gros coussins de coton glacé!
Les branches du tilleul ploient sous la lourdeur de la neige.
Sur la Place, les cloches pleurent un bien triste départ …
Pascal et Barbara sortent de l’église avec les enfants, entourés des membres de leurs familles et des amis du village.
Ce cruel départ leur a fait les yeux rouges.
Julien et Joëlle donnent la main à leurs parents, comme pour les protéger.
Georges et Teresa s’en sont allés, ensemble…

Maudit accident !

 

*Un chuchotement, un voile blanc, si léger, une odeur de tilleul…*

 

 

Pascal peste et lâche un juron malvenu devant son fiston, qui s’empresse de le répéter en riant aux éclats.
 » Papa ne pourra pas m’engueuler cette fois  » pense Julien
– Aide-moi, au lieu de faire le guignol ! » sourit Pascal.
Aidé de son ami Max et de Julien, Pascal réussit enfin à extirper mon pied gauche des pavés…Ouf !
Ce ne fut pas sans peine ! C’est qu’il y a tellement d’années que j’étais ancré là…
Oui, c’est ce soir que je déménage ! Pascal a eu l’autorisation de m’adopter !
On m’installe dans la camionnette, et quelques minutes plus tard, j’arrive dans ma nouvelle famille.
Barbara et Joëlle sont déjà là, devant la porte, souriantes, impatientes, prêtes à me frotter le dos, à me gratter, à me chatouiller avec des pinceaux tout neufs.
Par terre, des pots de peinture de toutes les couleurs sont bien alignés.
On me soulève, avec peine. C’est que je suis costaud !
Et on me dépose un peu lourdement à côté de la porte d’entrée de la ferme.

 

Ding !

 

– C’est quoi, ça ? demande Joëlle en ramassant quelque chose par terre.
Elle frotte contre les carreaux bleus de sa robe les années de poussière et de terre qui recouvrent l’objet, et une bague apparaît…
Barbara la prend, la passe sous l’eau.
 » C’est une alliance, dit-elle.
Mais…Mon Dieu… »
Barbara regarde à l’intérieur de l’anneau. Elle devient toute blanche…
On peut encore y lire  » Teresa « , malgré l’usure du temps.

Barbara l’alliance entre ses mains jointes pressées contre elle, se rappelle les récits de Teresa : la guerre, les Allemands, l’Italie, la nonna qui donne l’alliance, puis l’arrivée en Suisse, le mariage, et la perte, terrible…
 » Mon Dieu, Mon Dieu, ce n’est pas possible… » ne cesse de répéter Barbara, incrédule.

Elle avance, vacillante, vers la chambre à coucher.
Sur la commode, depuis le cadre de bois, Georges et Teresa, voient Barbara arriver, les yeux mouillés, mais souriante. Elle leur montre l’alliance, leur dit quelques mots que je n’entends pas et dépose, devant le cadre, l’alliance qu’elle rangera plus tard dans une petite boîte à bijoux.
Dans le deuxième tiroir de la commode.
Teresa sourit, tend les bras et chuchote  » merci « .
Si doucement, avec tant d’amour…
Barbara se frotte les yeux…les oreilles…
 » Mais…il me semble que…, ce n’est pas possible, quand même…pourtant… »
Puis tout redevient normal.
Ebranlée, Barbara quitte la chambre et rejoint Pascal et les enfants, pressés de commencer la peinture.
Ce soir, au souper, elle racontera l’histoire de l’alliance aux enfants.

Dans la chambre à coucher flotte une odeur de tilleul…
Dans le cadre de bois, Teresa sourit avec joie, Georges a resserré son étreinte.

 

*Un chuchotement, un voile blanc, si léger, une odeur de tilleul…*

 

 

Je suis le plus beau banc du village !
On m’a surnommé « le banc arc-en-ciel « .
Si vous passez par-là, trois rues derrière la Place, tournez à gauche.
Vous y verrez une ferme aux volets rouges.
La famille qui l’habite accueille avec plaisir celui ou celle qui souhaite faire une halte, car je suis sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle.
Installez-vous, posez votre fardeau, fermez les yeux, savourez l’instant…

 

*Et peut-être sentirez-vous flotter dans l’air une odeur de tilleul…*

 

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