Créé le: 12.09.2021
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Le Baiser

Correspondance

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© 2021-2024 Jean Pouessel

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Le pire ennemi que l'on puisse avoir, c'est lui...
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Lucien,

Il est temps de te dire précisément ce que je ressens lorsque mes pensées effleurent le souvenir que j’ai de toi. Je pourrais te téléphoner – il me semble que je n’ai pas effacé ton numéro –, mais je n’ai vraiment pas envie d’entendre le son de ta voix. Aussi je fais le choix de t’écrire ces quelques lignes.

Je me souviens de cet été il y a trois ans, et de tous ses détails comme si c’était hier. Ce jour-là, lorsque le vieux portail rouillé a légèrement grincé, signalant que nous arrivions avec Madeleine, j’ai discerné ta silhouette sur le pas de la porte. Tu venais de sortir pour nous accueillir, une cigarette à la main, ton éternel petit sourire accroché aux lèvres.

Je me faisais une joie de passer quelques jours dans le chalet. Tu sais à quel point j’y ai toujours été attaché. Et puis j’étais impatient et fier de montrer à Madeleine notre petit vallon planté de châtaigniers et cette maison familiale cernée d’un muret de pierres sèches qui forme un monde où tout semble toujours devoir s’arranger. Je lui avais dit qu’enfant j’en avais été le roi heureux, enivré de nature, d’espoir et de liberté puis, qu’adolescent je lui trouvais un air sinistre et que je détestais de m’y sentir éloigné de tout. Il m’a fallu devenir adulte pour la redécouvrir et renouer avec le fil de mes bonheurs passés.

Au moment très précis ou j’ai franchi la grille de la propriété, tenant fort la main de Madeleine, j’ai été empli du sentiment très vif de l’affranchir, de lui donner à voir ce qu’était ma vérité. J’espérais secrètement qu’elle tomberait sous le charme car, en quelque sorte, aimer ces pierres et ces poutres noires cernées de solitude, c’était m’aimer.

Tu avais ouvert la maison quelques jours plus tôt et tout respirait la joie et l’insouciance.

J’ignore quel en fut l’élément déclencheur mais les premières heures suivant mon arrivée, je me suis rendu compte à quel point tu étais corrompu. À ton premier regard, j’ai senti en toi quelque chose d’instable, comme une pointe de déséquilibre. C’est encore troublant aujourd’hui de repenser à cet avertissement confus.

Évidemment, je n’ignorais plus depuis longtemps que tu ne retenais de la vie que son écume, refusant furieusement de t’engager avec quiconque, d’entrer dans le fond d’une relation et même d’une idée. Je suppose que cela a toujours été une manière pour toi de te protéger. Mais ce que j’avais toujours pris pour une forme d’inconsistance révélait finalement une forme de décadence. Ton humour, ta désinvolture, ton bonneteau mental pour brouiller les pistes tout ce qui, en définitive, te constituait m’est apparu cet été comme un décor écaillé, une petite mystification de moins en moins acceptable. Précisément, je n’avais rien à te reprocher. Tu n’étais ni plus ni moins que celui que j’avais toujours connu. Depuis toujours, tu es là sans être là, posé à l’écart, souriant vaguement. Tu prodigues de microscopiques signes d’affection, te fends parfois de gestes d’amour un peu malhabiles, mais seulement quand tu as besoin d’un retour sur ton très léger investissement, ou que tu te sens lassé de ta propre indifférence.

Je me souviens du premier soir, après une journée consacrée à arpenter les vide-greniers, à profiter du soleil. Nous avons dîné de grillades et de légumes tout juste cuits sur la terrasse face qu lac. Madeleine te découvrait et, passé l’étonnement, a paru emballée par un homme semblant régi par ses propres lois, commandé par des envies présentes insusceptibles d’être reportées. Finalement, elle ne pouvait que te trouver drôle et probablement séduisant, comme à peu près tout le monde. Quant à moi, j’ai observé ton manège avec indifférence. Tu as emmené Madeleine dans le puits sans fond de ta culture, enchaînant avec aisance, bons mots et anecdotes avec l’air de ne pas y toucher. Tu l’as fait sourire avec tes théories iconoclastes et rire à des saillies que je connaissais par cœur. T’en souviens-tu ?

Cet été-là, tu as consacré l’essentiel de tes journées sur la terrasse, assis dans un fauteuil de rotin à lire, à fumer, à boire ce vin blanc glacé qui entretenait ton nihilisme poli par l’habitude. Tu avais décidé de consacrer ton temps à Blaise Cendrars, d’en lire tout de la première à la dernière ligne. Je ne te connaissais pas d’autre constance et de régularité dans la vie que ces défis littéraires que tu t’inventais et auxquels tu te pliais sans faillir.

Avec Madeleine, nous occupions la grande chambre du haut, et toi tu dormais dans le petit cabanon à quelques mètres du chalet. Ainsi, avais-tu le sentiment d’être encore plus près de la nature. De la fenêtre, je te voyais parfois sortir la nuit pour fumer des cigarettes dans l’obscurité, assis sur le muret, le regard plongé vers la masse sombre du lac qu’on devinait au loin. Parfois, en t’observant, je me demandais qui pouvait bien être cet inconnu.

Je me souviens que tu nous accompagnais parfois au lac où nous colonisions quelques rochers depuis lesquels nous plongions. Quand tu délaissais ton livre pour lever le regard vers nous qui nous enlacions il me semblait déceler dans ton regard quelque chose d’indéfinissable et de troublant à la fois. De me voir aimé par une femme aussi belle te rendait-il fier, envieux, agacé ? Ces deux semaines passées tous les trois dans une lumière éclatante, tandis qu’autour de nous tout vibrait de chaleur et d’une langueur électrique, ne sont désormais plus qu’un souvenir filandreux.

À l’exception du dernier soir.

Le repas fut doux et empreint d’une certaine mélancolie. Étonnamment, tu ne semblais plus jouer aucun rôle et Madeleine souriait doucement comme si la vie devait toujours être belle. Je voulais ne pas partir et rester encore un peu dans le temps suspendu de l’été. Finalement, j’allai me coucher assez tôt en prévision du long trajet qui s’annonçait.

Et puis.

Et puis je me suis réveillé en pleine nuit dans un sursaut. La fenêtre était restée ouverte et un moustique en furia m’avait mangé les bras.

L’obscurité était totale. En sueur, l’esprit encore plongé dans l’indécision, j’ai rejoint silencieusement la cuisine pour boire un peu d’eau quand un détail incongru m’a alerté. Un filet de lumière s’échappait du cabanon et j’ai distingué sur le mur de la chambre une forme qui évoluait comme une tache liquide.

J’ai ajusté mon regard et suis resté pétrifié devant l’ombre infernale d’un homme enlaçant une femme dans un baiser inconcevable.

Le matin, je suis parti. Seul. Madeleine dormait encore dans notre lit comme si rien ne s’était passé.

Je ne devais plus jamais la revoir, ni toi évidemment.

Depuis ce jour, je te considère comme le plus odieux des humains que j’aie jamais croisés. J’aimerais te décrire précisément les effets que ton évocation provoque, quels mécanismes troubles il met en branle, comment je tremble et que je me remplis de haine quand on parle de toi devant moi, quand on prononce même le méchant prénom de Lucien en ma présence.

Comment cette cathédrale de rancœur et de désordres a-t-elle bien pu prospérer en moi au point de me changer et de me faire oublier l’homme raisonnable que j’ai toujours été ?

Au fond de moi, j’aimerais tant ne plus te haïr, j’aimerais tant ne plus te considérer comme un ennemi, comme mon seul et trop intime ennemi.

Mais il faudrait pour cela que tu n’aies jamais tenu Madeleine dans tes bras ou mieux, que tu aies définitivement disparu.

Adieu papa

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