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"Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage." Georges Brassens
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Voilà, c’est aujourd’hui ! Tout s’est arrêté, mon smartphone est muet, ma boîte mail ne m’envoie plus de signal, mon réveil n’a pas sonné.

C’est donc ainsi, l’automne s’en est allé sans pas de loup, sans crier « gare », cédant la place à une dernière saison qui, quelles que soient les attentes qui la sous-tendent, s’annonce grisâtre, sinistre, à l’issue fatale, irrémédiable. Quel que soit le chemin, il deviendra abrupt, désert, douloureux, limité, infranchissable… Des plans ? Des itinéraires ? Comment rêver en grand en sachant que l’avenir s’écrit en lettres minuscules et solitaires ?

Pourtant, il reste peut-être 20 ans en bonne santé… ou alors 1 année ? Pourtant, mon voilier fringuant m’attend piaffant d’impatience à l’idée de mers nouvelles à parcourir, de nouveaux horizons à explorer. Pourtant j’ai tout pour être heureuse : la chance d’être libre, une santé plus qu’acceptable et un compte en banque dont je ne crains pas (encore) le relevé en fin de mois. Mais pourtant, je suis mortelle.
« Il faudra bien que ça arrive, je partirai » Gilbert Bécaud.

En guise de mise en garde ces premiers mois d’hiver, un rappel macabre : BAM et BAM, l’Inconcevable, l’Innommable s’est produit : Maman, il était temps, papa aussi d’ailleurs, Comment tirer sa révérence quand la vie n’est plus une vie, quand la vue se limite aux murs beiges d’un EMS qui sent les couches pleines ? Un jour on évoque des souvenirs, on rit, on déguste ensemble une pâtisserie et puis, plus rien, une enveloppe charnelle vidée de toute présence. Où êtes-vous ? En chemin, arrivés ? Je vous ai parlé au funérarium, puis j’ai pesté à haute voix dans les embouteillages sur le trajet du columbarium.

Savez-vous ce que vous m’avez infligé le jour où je vous ai transportés tous les deux un sac en papier contenant une urne au bout de chacun de mes bras pour vous livrer à l’employé communal qui vous a posés dans votre dernière demeure, unis comme vous le souhaitiez ?

Merci pour ton testament fort, ton choix de chant, maman : « Quand tu chantes, je chante avec toi Liberté, Quand tu pleures, je pleure aussi ta peine… » Nana Mouskouri. Un hymne à la vie, à la tolérance, à l’action. Je vais me relever, c’est sûr !

Même si… on s’agite, on y croit, on en vit et puis, on meurt, pour toujours, quittant à jamais un corps qui d’habité devient juste un suaire inanimé, sans poche pour s’équiper pour le futur. Il aurait fallu… mener une vie parfaite ? Selon quelle foi ? Quelle époque détient la Vérité ? Quelle religion ? A quel endroit ?

Finalement, je pourrais… utiliser mes compétences bénévolement, avoir un but utile pour me lever chaque matin ? Enfin penser à moi et retrouver le goût d’une aventure qui a jalonné ma vie ? ou les deux ?

Plus d’attaches, plus d’obligations, il est temps d’oser, d’entamer ce parcours d’obstacles qui se soldera immanquablement par la chute ultime.

Pour moi, c’est décidé, cet avenir sera marin, fait d’embruns, d’orages, de couchers de soleil flamboyants, de découvertes humaines, d’horizons nouveaux et de toutes les surprises bonnes et sûrement les carrément mauvaises qui accompagneront cette route.

Une première destination ? Les Açores ! Un archipel perdu quasi au milieu de l’Atlantique connu pour l’abondance et la diversité de sa vie marine.

Un vrai défi : il s’agit d’affronter l’Atlantique, de se confronter à la Solitude durant de longs jours avec pour tout horizon l’océan, les nuages et les étoiles. Le Soleil comme guide diurne et la Lune pour compagne des longues heures de veille. Seule, comme dans la vie, sans l’illusion créée par une appartenance communautaire , sans le leurre des liens proches et pourtant éphémères. Seule dans mon enveloppe charnelle fragile et mortelle, seule avec un seul cerveau et juste deux vieux bras de soixantenaire frippés.

Je discute de ce projet avec ChaMAc, mon voilier de 32 pieds vieillissant qui se réjouit de braver plus souvent les flots, frustré de ces années passées trop souvent à quai. Il m’explique ses besoins : autonomie électrique, régulateur d’allure, nouveau gréement, téléphone satellite.

C’est décidé, nous nous mettrons en route l’été prochain ! Mes nouvelles responsabilités associatives s’accommoderont de mes disponibilités au gré des possibilités de télétravail et j’ai préparé ma succession « au cas où… ».

A la fin du printemps, fins prêts, ChaMac et moi rodons nos nouveaux équipements dans le Golf du Lion. Minorque nous accueille et nous profitons de ses mouillages idylliques pour nous reposer et nous parler des derniers ajustements nécessaires.

Puis nous longeons l’Espagne et ses immenses serres aux illusions de blanches prairies pour atteindre finalement Le véritable Styx de l’Aventure, le détroit de Gibraltar : Naguère simple étroiture à négocier en choisissant judicieusement son créneau de marée et de vent, il est en effet devenu le mythique habitat d’orques malicieuses et joueuses.

Orques, épaulards, killer whales selon les régions, ces spectaculaires mammifères habillés de majestueux manteaux noirs à gros pois blancs sont en voie d’extinction : ne persistent qu’une cinquantaine de spécimens au sud du Portugal, protégés bien entendu ! Ils partagent la passion des hommes pour le thon rouge, se servant au fil des ans dans les filets des professionnels. Mais depuis une certaine pandémie, un nouveau jeu, une nouvelle habitude a vu le jour et s’est propagé comme une mauvaise rumeur que plusieurs familles entretiennent : le jeu du safran qui consistent à tester, tâter, mordiller la partie aquatique du gouvernail. A ce jour, plus de 500 interactions malheureuses avec des embarcations qui croisaient dans ces eaux ont eu lieu, se soldant au mieux par des dégâts au gouvernail, au pire par le naufrage des bateaux.

Ces animaux impressionnants et intelligents étaient vénérés par les natifs de la côte ouest du Canada, sacrés, ces killer whales sont des animaux qui alimentent leur mythologie et sont représentés sur leurs totems. Selon leurs croyances, les pêcheurs décédés se réincarneraient en orques et lorsque celles-ci meurent, un nouvel humain voit le jour. Elles symbolisent la famille, la longévité, l’harmonie et sont censées protéger le voyageur et le ramener à la maison sain et sauf.

Au Canada, ces « Seigneurs des Océans » sont les gardiens des eaux… et à Gibraltar aussi depuis 2020. Le test pour « faire connaissance » et décider de qui peut franchir porte vers l’Atlantique ou s’en échapper pour regagner la Méditerranée est grandeur nature, le mythe est largement dépassé et la réalité bien au-delà de la fiction.

Il semblerait judicieux d’ailleurs que certaines de nos orques portugaises fassent un stage de remise à niveau en Colombie Britannique !

 

Tout comme le franchissement de la Porte Ultime, il s’agit de nos jours de réussir ce passage pour une Aventure enfin à portée de lettres majuscules.

LE jour J est arrivé : Tout est prêt, tout fonctionne à bord, nous sommes parés pour le Grand Voyage. L’angoisse monte peu à peu alors que l’aube se lève sur LA navigation à travers cette porte ouverte vers l’inconnu : Les gardiennes de ces lieux nous laisseront-elles passer ? Qu’adviendra-t-il de nous ? J’imagine ces imposants mammifères noirs nageant en famille autour de mon modeste voilier, les chocs contre mon gouvernail, mon appel de détresse, le trou dans la coque, l’eau froide qui s’engouffre, qui imbibe les vêtements, la peur de nager avec les orques et de me faire dévorer vivante si je rate le radeau de sauvetage. Si le pourcentage de chances de gagner à la loterie étaient aussi important, je jouerais ! Inéluctable ou non ? A vivre ou à renoncer ? Comme la vie qui ne va que dans un sens, ce détroit se dessine comme un passage obligé vers ma vie telle que je la rêve. Ou pas ? Oserai-je la vivre en grand ou me condamnerai-je à la projeter sans courage ? Se souvenir ensuite, ou ne rien vivre ?

Une fois ce passage franchi, huit jours et huit nuits nous sépareront encore des Açores, huit jours et surtout huit nuits en Atlantique, à braver le grand large au travers des alizés portugais qui à cette époque de l’année peuvent être puissants. Voyage aller sans retour ? Parce qu’après, il s’agirait de rentrer pour l’hiver ! Je visualise les Açores, certains jours, mais jamais le retour. Huit jours avec certes des compétences, mais un seul courage, est-ce suffisant ?

Qu’un coup de bôme, une gite un peu plus forte, une fracture lors d’un mouvement de houle, sans parler d’un dégât non gérable, un démâtage, un feu, une collision avec un objet flottant non identifié se produise et tout serait remis en question. Déclencher sa balise de secours, oui, encore faut-il être consciente ! Quant à survivre dans un radeau fermé, seule avec son mental, mouillée, frigorifiée, pas évident ! Le paradis si tout se passe bien, mais l’enfer sinon. Avec la meilleure volonté du monde, le choix n’est pas forcément nôtre. Quelle est la part de notre décision ? Le chemin est-il écrit ? Est-il inéluctable ?

Ce moyen d’abréger l’hiver ne serait de loin pas le pire, mille fois supérieur à un lit d’hôpital en guise de terrain de jeu avec un plafond blafard pour tout horizon. Là au moins, je nourrirai sans doute des poissons, peut-être même une orque ? Et je serai réincarnée ! Mais femme, il faudra que je choisisse bien mon époque ! Le mieux, serait encore de retourner en nourriture dans le grand cycle de la nature :  Quel paradis pour les femmes aux côtés de quels hommes ? Est-on prédestinés comme le croyaient les protestants ? En tout cas, si Dieu est capable de laisser torturer son fils, peut-être l’enfer est-il préférable ? Les orques sont-elles les précurseurs d’un retour à un partage de la Terre plus respectueux ? Je crois que les croyances amérindiennes ont finalement ma préférence.

Une sphère rouge, éblouissante se lève à l’est, découpant le sinistre môle en ciment du port de Tarifa, point de départ de notre traversée du détroit. La marée est avec nous, le vent aussi. ChaMAc me murmure qu’il est prêt, que c’est le moment. J’enclenche le moteur et je largue la dernière amarre.

« Par un petit matin d’été, quand le soleil vous chante au cœur, qu’elle est belle la liberté, la liberté » Georges Brassens.

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