Créé le: 15.09.2021
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L’autre

Correspondance

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© 2021-2024 Nathanael

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L'autre

A vrai dire, il ne s'agit pas d'une seule lettre, mais de trois missives à cet ennemi qui s'est infiltré à differentes étapes de la vie.
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Il m’a fallu tant d’années, tant d’efforts pour que j’y arrive. 42 ans. Pas vraiment précoce. Si je devais lancer un nombre, je dirais 32. A 32 ans, les gens ont déjà leur place dans une entreprise ; leur maison avec un grand « m »…femme, enfants, labrador…

 

Avec tous les obstacles et le stress sur mon chemin, j’ai eu le droit à quelques rides et la bouteille en prime. Il faut dire que ces beuveries, les week-ends, m’anesthésiaient juste assez pour recommencer une nouvelle semaine. C’était en tout cas vrai un certain temps. Le verre de rouge s’invita aux repas. Les apéros devinrent fréquents. Quand j’y repense la bouteille de whisky a vite suivi dans un enchainement qui avait tout d’une fatalité. Je savais très bien que l’alcool nuisait à ma santé, cependant, j’ignorais que cette béquille, sur laquelle je m’appuyais pour construire mon avenir, allait être permanente.

 

Notre première rencontre a un goût de genièvre. Elle fut violente. Tu as défoncé la porte de notre maison d’un seul coup de pied. Les murs ont tremblé, le petit est sorti de sa chambre et Sam a déboulé du salon. « Nom d’un chien Paul ! Pas encore, bordel ! ». C’était vrai que je revenais souvent ivre le soir. Cependant elle se trompait sur un point : ce n’était pas moi. Elle ne connaissait pas ton nom, tu n’en as pas. D’un revers de la main tu l’as frappée. Si j’avais pu intervenir, sur le moment, je ne t’écrirais sûrement pas cette lettre. Belle ordure. Après cet acte effroyable qui a fait jaillir des larmes sur les joues rouges du petit, tu as cassé un vase dans un excès de rage. Le chien a sursauté. Plus personne n’osait bouger. Un peu agacé, tu es allé dans ta chambre et tu as disparu dans le lit conjugal. Le lendemain, c’est moi qui suis réapparu. Dans ma tête c’est flou. Dans la bouche, j’ai ce goût de genièvre.

Des scènes pareilles, tu m’en as fait vivre de nombreuses. Parfois plus violentes encore. Un jour tu as franchi la barrière qu’aucun père ne devrait franchir et qu’aucune mère ne saurait pardonner. De là, je me suis retrouvé seul. Ma famille m’a quitté. Le mur porteur c’est effondré. Le reste aussi.

 

Isolé dans une villa vide, on était plus que les deux. Quand tu faisais surface en émergeant d’une bouteille déjà trop vide, il n’y avait plus rien à détruire, que moi. Et toi ? Faisais-tu partie de moi ou étais-tu noyé à l’intérieur de ces liqueurs ? Es-tu un mauvais mélange de nous deux ? Un cocktail avec trop de rhum ? Tu me rends responsable de tes actes. Moi, je ne suis responsable que de vouloir fuir, de vouloir lâcher prise. Seul ensemble, j’hurle. La maison démeublée fait résonner ma voix déchirée. : »J’voulais pas tout ça… J’ voulais pas tout ça ». Quand le soleil se lève, j’oublie la veille.

 

 

 

 

 

Cinq ans. Quand ils m’ont donné ce jeton, je l’ai serré si fort que la forme du numéro c’est gravé dans la paume de ma main. Il n’ y a pas un jour où je ne pense pas à toi. A plusieurs reprises, on s’est revu. Un jour, j’ai réalisé que je n’avais plus rien à fuir si ce n’est toi. L’ennui c’est que tu te trouves partout. Je t’aperçois quand je fais mes courses, quand je vais manger au restaurant, quand je vais à des soirées, quand je patiente devant des pubs étonnamment très profilistique1, quand il m’arrive d’aller à l’église.

Je sais, tu dois être surpris sur ce dernier fait. Je ne me suis pas rapproché de Dieu à cause de toi. Je me suis rapproché des hommes. Jamais je n’avais été engagé. Pas un combat auquel j’avais pris part. Mais maintenant me voila soldat d’une cause. Je me bats, enragé, avec un feu en moi, un feu allumé à partir d’alcool, ravivé avec la compassion. Et dans ce combat, la spiritualité est une arme nécessaire. C’est une perche qui permet de passer la barre à certaines personnes que tu as tourmenté.

Depuis quelques années, je voyage à travers le monde pour aider des familles qui sont victimes de ton emprise. J’ai appris plus sur toi, plus sur moi. Tu utilises plusieurs ruses. La violence évidemment. Mais aussi l’inhibition : tu permets. Est-ce que ce jeune marié aurait parié sa maison s’il était en pleine possession de lui ? Aurait-on lu cet article de cette mère qui a sauté d’un pont si on n’avait pas eu des traces de toi sur la scène du drame. Je te hais. Ruse infâme. Derrière le costume de la culture et de la fête, tu bois le shot de trop. Cet insouciant n’aura pas la gueule de bois en sortant du lit.

Je continue la lutte. Je parle de notre rencontre, de tes ruses et parfois même je prie. Ce malheur nous unis. Parfois je visite des familles qui ont réussi à t’exiler. Parfois je donne un jeton qui disparait dans un poing fermé et parfois je m’effondre avec celui qui t’as revu.

Il y a des milliers de dons qui permettent à mon association de te combattre. Cet après-midi, j’en ai reçu un singulier. Une femme âgée me l’a envoyé par poste. Lorsque j’ai ouvert l’enveloppe, de l’argent a glissé en dehors. Une feuille de papier dépassait. C’était une lettre. Non, plutôt un témoignage. A la fin de celui-ci, un postscriptum qui disait : « Merci de dissocier le pécheur du péché. Ne vous faites pas duper par ceux qui s’en serve comme bouclier. »  J’ai glissé l’enveloppe dans ma poche et je suis reparti. Je suis allé dans le sud de l’Italie et en Corse. Après une journée épuisante, dévêtu dans ma chambre d’hôtel, j’ai réaperçu l’enveloppe et la lettre. Ce PS me hante.

 

 

 

 

C’est l’ultime lettre, vieil ennemi. La Corse c’était y a des années. J’ai ce bout de papier dans ma poche, ce PS dans la tête. « Merci de dissocier le pécheur du péché.  Ne vous faites pas duper par ceux qui s’en serve comme bouclier. » Et si je t’avais utilisé comme bouclier pour ne pas me dégouter. Quel sens aurait tout cela si j’avais perdu ma famille, ma maison, ma place par ma seule faute. Je ne veux pas y croire et pourtant je ne peux m’arrêter d’y penser. J’ai la sensation de t’entendre crier « coupable ». Ce mot résonne comme dans cette maison sans meuble. Tu essaies de me mentir. J’essaie de me mentir ?

Je n’ai qu’une envie c’est de te revoir et d’éclaircir mes doutes. Plutôt mourir que de te revoir. Adieu.

 

1.     Qui correspond au profil de… (néologisme)

 

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