Edgar revient dans la maison familiale, son grand-père vient de mourir. Il ne se doute pas du voyage qui l’attend.
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Edgar revenait à Chamoiseau, la demeure familiale. Cela faisait au moins 20 ans qu’il n’y était pas revenu. Cette demeure avait toujours été pour lui celle de ses grands-parents, des mystères et des secrets familiaux enfouis. Elle le mettait mal à l’aise sans qu’il ne sache pourquoi. C’était une grande bâtisse carrée de trois étages avec une porte en son centre et des fenêtres de part et d’autre. Le jardin alentour était peu fourni. Un bois entourait la demeure et encerclait la pelouse au centre de laquelle la demeure était posée. La porte donnait sur un hall vaste et haut de plafond qui distribuait les pièces et donnait sur un escalier massif en bois. L’ensemble était assez austère et Edgar retrouvait ses sensations d’enfant à la vue de la demeure, un malaise indéfinissable. Il avançait sur le gravier, ses pas crissaient. Il n’y avait que la mort de son grand-père pour le faire revenir ici. Le vieil homme, à près de 100 ans, avait décidé que c’en était fini pour lui et qu’il était temps de quitter ce monde. Il s’était alors éteint dans son sommeil, tel qu’il l’avait décidé, par sa volonté, dure comme le fer. Il en était capable et l’avait fait. C’est ainsi qu’il avait toujours conduit sa vie et celle de sa famille, sans émotion, sans faiblesse, par la seule volonté et vue de l’esprit.

Son grand-père était arrivé enfant, fuyant avec ses parents le génocide arménien. Avec une valise pour tout bagage, quelques bijoux et une maîtrise parfaite de la langue française, la famille Sarkassian était arrivée à Marseille pour y recommencer leur vie, de façon contrainte et forcée. Le petit Lévon avait pris de plein fouet le désespoir de ses parents, la tristesse de sa mère, la douce Seda, et leur déchirement à quitter leur terre natale.

C’est peut-être à ce moment précis, lors de son arrivée à Marseille et loin de la Mer noire, après une longue traversée passée à absorber, ressasser, avaler, digérer la haine et la rancœur, plein de tristesse, que Lévon, bien qu’encore enfant, ait décidé une fois pour toute qu’il commanderait sa vie et non l’inverse. Là, peut-être, que cette volonté absolument inébranlable s’était forgée, affinée et renforcée les années qui suivirent. A ce moment-là aussi où il avait décidé de ne plus subir les émotions de la vie et s’en sépara une fois pour toutes.

Edgar entra dans le hall, plongé dans la pénombre. Sur une commode, une vieille photo jaunie : le petit Lévon en culotte courte, le regard dur, le visage fermé. “Comme un rappel permanent de la dureté et de la volonté nécessaires à affronter la vie” se dit Edgar. Comme si son grand-père, dans la crainte d’une quelconque faiblesse, avait souhaité se rappeler à tout moment cette décision prise il y a si longtemps. Edgar monta l’escalier. Le sol sous ses pieds était doux, tant le velours du tapis était épais. D’une couleur vert très foncé, ce tapis était tout aussi triste et terne que le reste. Les murs étaient recouverts de boiserie. La rampe n’était pas sculptée. Lévon n’aurait supporté aucune fioriture. Elle était massive, en bois poli et ciré.

Au premier étage, les pas d’Edgar le conduisirent jusqu’à la chambre de ses grands-parents, dernier sanctuaire du mourant. Il ouvrit la porte, une odeur de renfermé mêlée à celle de la mort flottait dans l’air. Sur la table de chevet une photo de sa grand mère, Rosa, qui était à la fois douce et sévère. Leur relation restait un mystère pour Edgar.

Avait-il épousé sa grand-mère par intérêt, c’est-à-dire pour ses capacités intellectuelles, ménagères et fécondes, froidement et objectivement étudiées? Ou avait-il, ne serait-ce qu’un peu, aimé de cet amour qui laisse le cœur prendre le pas sur l’esprit? Un peu des deux peut-être. Il se souvenait du regard attendri de sa grand-mère posé sur son mari et des attentions bienveillantes et permanentes de celui-ci vis-à-vis de sa femme. Rosa avait soutenu et épaulé Lévon, l’avait aidé à reprendre la petite affaire familiale et l’avait aidé à en faire un affaire plus que florissante. A eux deux ils avaient réussi à créer un petit empire industriel, réduisant ainsi en miettes toutes les craintes de pauvreté, d’exil et de dénuement si ancrés dans la mémoire Sarkassian et que Lévon avait intégrées après avoir tout perdu, lors de cette traversée de la Méditerranée jusqu’à Marseille.

Edgar continuait ainsi à passer de pièce en pièce, d’étage en étage. Arrivé en haut de la demeure au niveau des combles, une petite porte en bois était dans un renfoncement que l’on n’aurait pas remarqué sans attention. Edgar se souvenait de cette porte. Elle l’avait effrayé toute son enfance, tant il était persuadé qu’il y trouverait des fantômes et des monstres. Il avait peur d’y trouver le squelette de sa mère. Celle-ci s’était enfuie de la maison familiale, abandonnant son fils, ne supportant plus tant le joug paternel que sa dureté, elle si fantasque, si rêveuse. Profitant du passage d’une troupe de cirque dans la région -son rêve- elle partit et laissa derrière elle tous ces poids qui l’étouffaient et l’empêchaient de vivre.

Edgar savait cela mais avait toujours gardé au fond de lui un doute, un espoir. Et si son grand-père avait tué sa mère? Et si le cadavre était dans un coffre dans cette pièce? Il n’avait jamais accepté l’idée que sa mère ait pu l’abandonner sans jamais lui donner de nouvelles. Seule la mort pouvait expliquer ce silence. Aussi, Edgar avait toujours refusé de passer cette porte, de crainte d’y être confronté à une réalité insoutenable : la présence, ou pire, l’absence d’un cadavre confirmant l’abandon par sa mère. Devant la porte, Edgar sentait ses mains devenir moites. Il était tendu, la gorge nouée. Il était temps maintenant d’affronter la réalité. Il ouvrit la porte. Celle-ci ne grinça pas, les gonds semblaient avoir été récemment huilés. La porte était basse et il dut incliner la tête pour entrer. La pièce était petite, sombre sans fenêtre, avec juste un petit vasistas qui diffusait une lumière blafarde. La pièce propre, sans poussière et à l’odeur fleurie et printanière, contrastait avec le reste de la maison. Edgar était surpris de voir que cette pièce avait visiblement été entretenue et non abandonnée comme un grenier. Une petite table avec quelques photos: Rosa avec leur fille Zabel, la mère d’Edgar, regards joyeux et sourires épanouis, le mariage de Lévon et de Rosa, Edgar bébé… Dans un coin, une petite valise en cuir vieilli, qui avait dû être de couleur rouge. Edgar devina qu’il s’agissait de celle de son grand-père lors de son arrivée à Marseille. A l’intérieur, un vieux lapin en tissu râpeux avec de longues oreilles. Une petite voiture en bois aux couleurs passées était posée sur un petit livre aux caractères arrondis et inconnus qu’Edgar savait être de l’arménien. En voyant ces objets, il lui était difficile d’imaginer son grand père en petit garçon occupé à ses jeux et qui s’endormait grâce à une peluche.

Sur le pan de mur opposé, un grand drap propre recouvrait un objet rectangulaire, assez haut, un tableau peut-être. Edgar découvrit un miroir de grande taille et de belle facture. Le cadre était doré, des moulures ornaient les coins et chaque montant. Il était délicatement travaillé, ses dorures étaient fines, sculptées. Edgar était étonné de voir un tel objet chez son grand-père, qui détestait tant ce qu’il appelait les fioritures inutiles. La propreté du drap et les initiales LS ne laissaient aucun doute sur son propriétaire et l’attention de celui-ci envers l’objet. L’étonnement et la surprise d’Edgar allaient croissant lorsqu’il vit se refléter un arbre dépourvu de feuilles, mort, en pleine saison hivernale. Un léger vent poussait les nuages, formant des volutes dans le ciel gris. Edgar se retourna : non, aucun arbre n’était derrière lui. Il n’était pas fou, ce miroir reflétait l’image d’un arbre mort. L’image bougeait, vivait. Il toucha du doigt le miroir dans lequel il s’enfonça. Pris de peur, il le retira immédiatement. Mais la tentation et la curiosité étaient trop fortes. Il y plongea la main, le bras, puis le corps tout entier.

Il se retrouva au pied de l’arbre. Celui-ci était plein de larges feuilles d’une couleur vert foncé, de fleurs fraîchement écloses. Le soleil était vif en ce printemps et promettait un bel été. La mer scintillait et le port de Trebizonde au bas de la colline débordait d’activité. L’air était chaud, exacerbant des odeurs d’épices, de noisette, de poisson et d’olives. Une autre odeur âcre persistait. Un mélange de bois brûlé et de sang.

Une femme aux cheveux noirs ramenés en chignon sur la nuque lisait. A ses pieds dans l’herbe, un petit garçon en culotte courte jouait avec une petite voiture en bois aux couleurs vives, tout en tenant son lapin en tissu aux grandes oreilles. Le père arrivait à grandes enjambées, une petite valise en cuir rouge à la main et dit à Seda qu’il était temps de partir. Le petit garçon était heureux d’aller se promener. Il aimait tant ces moments passés avec sa maman et son papa, lorsqu’ils allaient pêcher, cueillir des figues et des olives. Seda prit son fils sur ses genoux, le regarda tristement tout en lui caressant la tête. “Lévon, nous allons faire un grand voyage”.

Pseudo: Betty J. Norman

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17.11.2023

Cette nouvelle a participé au concours d'écriture 2015, qui avait comme thème d'inspiration une photo d'un arbre qui se reflète dans un miroir. Une photo, faite par Aydan et sélectionnée parmi celles envoyées par le public.

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