Visiter une demeure prétendument hantée peut s'avérer dangereux.
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Baignée par une lune ronde, sous laquelle les ombres s’étirent, la maison victorienne se dresse, squelette défroqué, dominant un jardin broussailleux, cerclé d’une clôture aux pics acérés. Bien qu’inhabitée depuis vingt ans, la demeure tient encore debout.
On la dit hantée par le dernier occupant, un Maître Horloger, que la folie aurait conduit à massacrer sa famille et se faire sauter le caisson.
Mais c’est pas ces légendes urbaines qui vont freiner la bande des cinq paumés qui se tient devant les grilles en fer forgé rongées par la rouille. Moi et mes potes.
C’est l’été des grandes vacances, il fait chaud et moite. Les nuits suffocantes ont eu raison de notre curiosité. Quoi de plus excitant que de visiter la maison de l’horreur une caméra Super 8 en main pour filmer notre exploit ?
David, l’Intelligencia du groupe, tente vainement de pousser le portail. Je lui signale que la musculature de son cerveau ne s’étend pas à ses biceps. Il me répond par un majeur tendu à la caméra. Je ricane.
— Escaladons la clôture, propose Sam Quat’Zieux après l’essai désastreux de David.
— Vous êtes sûrs ? lance Greg, dit Bourse-Molle. Non, parce que si je me fais choper,
je peux dire adieu à Donjons & Dragons au moins pendant trois mois, ça je vous le garanti.
— Ta gueule Gro-go-ry, raille William, le balèze qui nous dépasse tous d’une tête.
Un gros plan sur le visage déconfit de Greg révèle de la crainte dans son regard.
J’avoue ne pas en mener large non plus et songe déjà à la peine encourue pour « Violation de propriété privée ».
Nous longeons l’enceinte et, sous un saule à l’abri des regards indiscrets, Will nous fait la courte. Puis, tandis qu’il s’évertue à éviter de se faire émasculer en enjambant les pics, j’ai l’impression, dans le jardin, que quelque chose vient de s’éteindre. Comme si le TIC-TAC d’une montre venait de s’arrêter.
— Chut. Vous entendez ? dis-je à voix basse en éteignant ma caméra.
— T’es con Stan, on entend rien, rétorque Sam.
— Justement. Dans la rue, j’ai entendu un chien japper, des grillons… dès qu’on a sauté les grilles, plus rien.
Révélant une évidence, leurs regards vont à la recherche d’un bruit, d’une présence.
— Moi ça me fout les jetons. Barrons-nous, suggère Greg à la voix de tremolo.
— Stan a raison les mecs, ajoute David, je trouve cet endroit chelou.
— Vous allez pas vous dégonfler les gonzesses, tranche Will agacé, coupant court aux
jérémiades.
Quand il prend ce ton, le groupe écoute et obéit, moi compris.
Forcés, nous progressons dans la haute végétation en direction du porche, immergés dans un silence sépulcral. Une façade sinistre dévoile son ossature derrière ses lames pourries. Je filme un plan d’ensemble alors que ma peau se couvre de chair de poule.
Une fois sous l’appentis grinçant, où des poutres se sont effondrées sur la terrasse, nous nous regardons sans oser parler.
— Vous croyez qu’on devrait frapper ? demande Sam, sa main suspendue sur le huis
décrépi.
— Débile ! jure David en le devançant.
D’un geste, il pousse la lourde porte qui émet un grincement aigu dans la sérénité nocturne.
Voilà : dix ans de taule pour Stan Warchowski, me dis-je.
L’intérieur, plongé dans l’obscurité entaché de quelques rais de la lune ronde, découvre un hall avec à droite, un escalier en bois menant à l’étage. Aux murs, des tapisseries déchirées aux motifs éculés pendent telles des langues râpeuses, dans les angles du plafond filent des toiles d’araignées.
— Houhou, y a quelqu’un ? lance David d’une voix tremblante.
Il est le premier à oser pénétrer dans la maison, le groupe sur ses talons. Greg ferme la marche, quand soudain, la porte d’entrée claque dans son dos. Nous sursautons et nous retournons, prêts à nous jeter sur lui. Il tremble.
— Tu te fous de nous ? crache Will.
Greg fait non de la tête, signifiant qu’il n’y est pour rien.
Le sentiment éprouvé dans le jardin ne m’a pas quitté. En pénétrant dans la demeure, ce silence sinistre m’envahit, il s’écoule sur ma peau et s’insinue dans mes pores comme un liquide malfaisant. Il vient me contaminer tel l’entité extra-terrestre du film La Chose de John Carpenter et me brûle. Le feu se répand en moi. Me ronge de l’intérieur. Et sur son passage ne subsiste plus que le charbon ardent du besoin impératif de bruit.
Lorsque subitement le parquet craque sous les poids de Will et David, je suis reconnaissant qu’enfin cette ambiance pesante soit exorcisée.
J’en oublie ma caméra qui tourne toujours et émet un vrombissement, occulté par mon angoisse.
Au bout du couloir, un vaste salon s’étend en L. Des baies vitrées donnent sur le jardin qui, vu sous l’éclat lunaire, est dans un état encore pire que devant la maison. Au centre de la pièce, trois canapés recouverts de poussière reçoivent les culs de la bande. Je reste debout.
La boule dans mon ventre se contracte.
— Vous sentez ? dis-je.
— Quoi en-core ? répliquent les autres en chœur.
— Et bien, c’est comme si le temps était suspendu ici.
David ricane.
— Arrête tes conneries Stan. Tu fous les boules.
— Je l’ai senti dans le jardin, y a quelque chose d’anormal ici. Rappelez-vous l’histoire qu’on raconte, c’est un Maître Horloger qui vivait ici. Il contrôle le temps…
— Arrête de nous charrier avec ça, coupe Will qui, d’après le ton de sa voix, n’est pas plus rassuré que le reste de la bande.
Le silence qui s’ensuit est oppressant, j’entends les souffles rauques de mes amis, quand soudain, le téléphone à cadran au cordon arraché posé sur le guéridon, sonne.
Sursautant, tous s’éjectent des canapés, leurs regards terrifiés par la menace immiscée dans notre cercle.
De son cri strident, le téléphone sonne à nouveau.
— Décroche, dit Will terrorisé.
Je fais non de la tête.
David, sans crier gare, décroche et réponds :
— Allô ?
Les respirations sont contenues.
Au bout du fil, une voix gutturale à faire hérisser les poils emplit toute la pièce, et dit :
— Un appel… pour chacun d’entre vous.
David livide, jette le combiné comme s’il venait de recevoir une décharge électrique.
Terrorisés, nous fuyons cet endroit les jambes à notre cou.
Choqué par notre expérience, je suis rentré.
Au sous-sol, je tends un drap sur le mur, insère la pellicule Super 8 dans le projecteur qui, aussitôt enclenché, envahit la cave du bruit continu de sa bobine.
L’image se fige sur David tentant d’escalader la clôture. Puis, le film se déroule au moment où nous pénétrons dans un jardin éclatant à l’allée soignée, aux buissons taillés parfaitement. En arrière-plan, la demeure que nous venions de visiter a un aspect splendide, l’allure qu’elle devait avoir il y a cent ans de cela.
C’est une vision terrifiante que mon esprit n’arrive pas à assimiler.
Le cœur au bord des lèvres, ma gorge s’assèche. La peur éprouvée dans ses murs et le silence brûlant réapparaissent comme un mauvais présage, quand brusquement, un téléphone abandonné dans un vieux carton, se met à hurler de sa sonnerie aiguë.
Mon sang ne fait qu’un tour.
D’une main tremblante, je décroche le combiné.
A l’autre bout, un souffle rauque, sorti de l’abîme de ma peur :
— Silence Stan… tout n’est que silence ici.
Commentaires (1)
Yo-Xarek
26.05.2024
Une histoire comportant tous les markers du fantastique de suspense. J'adore le téléphone au fil arraché qui sonne. Le contact est établi.
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